Les forces contraires de la justice internationale

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Toute justice est rendue, on le sait, « au nom du peuple ». mais de quelle force
propre dispose le peuple introuvable de la justice internationale pour contraindre les états à la servir ? La justice est une exigence. mais elle repose aussi sur la force : celle qui poursuit et livre les personnes recherchées. La justice internationale semble aujourd’hui renaître, à la recherche, toujours, de sa propre force.

L’interpellation et les poursuites lancées par le juge Garzon contre Augusto Pinochet ont pu faire penser que le temps de l’impunité des dictateurs prenait fin. La suite fit apparaître que malgré le besoin d’une justice universelle, on ne disposait pas encore d’institutions capables de mener à bien ce combat : à l’heure actuelle, Pinochet ne peut être jugé que par la justice chilienne, qui se heurteaux protections politiques internes de l’ancien dictateur.

Quelles nécessités socio-politiques ont conduit à la naissance des juridictions pénales internationales, quel est le bilan de leurs forces et de leurs faiblesses ?

Le développement de la justice pénale internationale s’est fait tout au long du XXème siècle. Sa mise en place s’ébauche dès la fin de la première guerre mondiale : le Traité de Versailles de 1919 met en accusation Guillaume II de Hohenzollern « pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des Traités ». L’ex-Empereur devait être jugé par un Tribunal international, mais les Pays-Bas refuseront de l’extrader. La Cour internationale ne voit pas le jour mais la réflexion sur une juridiction pénale internationale se poursuit.

La deuxième étape fut la création, en août 1945, des Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo. On a souvent parlé, à propos de Nuremberg, qui jugea les « grands criminels de guerre », d’une « justice de vainqueurs s’exerçant après les victoires sur les vaincus ». Il n’empêche que la levée de l’immunité de hauts responsables a jeté les bases de la responsabilité pénale internationale individuelle.

Mais la guerre froide freina le processus, la puissance dominante de chaque camp s’opposant à l’intervention de l’autre, ce qu’illustre l’attitude des pays concernés par le génocide perpétré au Cambodge de 1975 à 1979. Le Tribunal Russel fut une tentative non-étatique d’instauration d’une justice supranationale, mais dont la portée restait purement symbolique. Ce « Tribunal international » fut mis en place par Bertrand Russell, philosophe et mathématicien, prix Nobel de la Paix, avec Jean-Paul Sartre et un certain nombre de personnalités, pour dénoncer, entre autres, les crimes de guerre perpétrés par les Américains au Vietnam.

La chute de l’empire soviétique et le « nouveau désordre mondial » ont fourni le terrain sur lequel les nouvelles institutions allaient s’élaborer.

les tribunaux ad hoc

À la suite de deux crises humanitaires particulièrement graves en ex-Yougoslavie et au Rwanda, le Conseil de sécurité des Nations Unies, en vertu des pouvoirs que lui confère la Charte des Nations Unies, fut amené à créer (résolutions 827 et 955) deux tribunaux pénaux ad hoc : en mai 1993 le TPI pour l’ex-Yougoslavie siégeant à La Haye, et en novembre 1994 le TPI pour le Rwanda siégeant à Arusha. Il s’agissait de poursuivre les auteurs présumés de violations graves du droit humanitaire international, d’actes de génocide, de crimes de guerre. La compétence de ces tribunaux de « circonstance »est limitée dans l’espace et dans le temps.

Celle du TPIY s’étend sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et des faits commis à partir du 1er janvier 1991 mais la date de cessation de ses activités sera fixée par le Conseil de sécurité en fonction de la restauration de la paix. Le TPIR étend sa compétence aux pays voisins en cas de violations graves du droit humanitaire par des ressortissants rwandais ; il ne peut être saisi que pour des faits commis en 1994.

Ces juridictions ont la primauté sur les tribunaux nationaux, comme le montre l’affaire de l’agent de police serbe Dusko Tadic, qui contestait la compétence de La Haye, estimant qu’il y avait violation de la souveraineté des États. Arrêté en Autriche puis remis au TPIY, Dusko Tadic fut condamné à vingt-cinq ans de prison pour crimes humanitaires commis dans des camps de la région de Prijedor.

L’institution de ces deux Tribunaux a très certainement contribué à l’adoption du statut de Rome de la Cour pénale internationale le 17 juillet 1998 par cent vingt pays (sept suffrages négatifs dont les USA, la Russie, la Chine, l’Inde et vingt et une abstentions). Ce Traité est entré en vigueur le 1er juillet 2002, deux mois après sa ratification par soixante pays. Fin 2003, quatre-vingt-douze États l’avaient ratifié. Dix ans de combat opposant les États et les ONG, partisans d’une juridiction à compétence universelle, aux États souverainistes, ont abouti à un compromis entre la logique de justice internationale et celle de souveraineté.

Espoir déçu : si la Cour est un tribunal pénal international permanent, elle n’a pas compétence universelle. Elle ne statuera que pour l’avenir, bien que les crimes internationaux (ceux visés par les Tribunaux ad hoc  : crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides auquels s’ajoute l’acte d’agression) soient déclarés imprescriptibles, ce qui est contradictoire. Ce compromis a « rassuré » bon nombre de pays et d’ex-dictateurs, oubliant la plupart des victimes des violences perpétrées dans la deuxième partie du siècle.

Dans la logique de l’équilibre recherché au cours d’âpres négociations, la règle de la complémentarité et non de la primauté a été retenue : la Cour peut se saisir d’affaires si elle estime les États incapables d’exercer des poursuites. Là encore il est clair que l’activité de la Cour est pour partie subordonnée à l’attitude des États.

Des juridictions mixtes, composées de juges nationaux et internationaux, constituent une troisième catégorie de tribunaux à caractère supranational. C’est le choix fait pour le Sierra Leone depuis 2002, et finalement pour le Cambodge où un accord, en juin 2003, est intervenu sur la création d’un tribunal à « participation internationale ». Ces juridictions correspondent à un ensemble complexe de besoins émanant à la fois des États, de l’opinion publique et des victimes, besoins différents et parfois contradictoires qui tous, cependant, tendent vers la constitution d’une forme de justice universelle.

les besoins de justice universelle

La constitution d’une forme d’opinion publique mondiale, à travers la médiatisation planétaire des grands crimes collectifs, la prise de conscience du refoulement du génocide des juifs par les nazis et le sentiment du « plus jamais ça » ont mis en lumière le besoin d’une justice nouvelle, capable de lutter contre la passivité et la complicité des États et de la communauté internationale, de réparer ces dysfonctionnements et les conséquences des crimes internationaux. Une justice qui dépasse son cadre habituel, une justice au-delà des frontières.

La justice se voit investie de la mission d’affirmer le caractère fondamental des droits humains, de lutter contre l’impunité d’infractions internationales. Le désir d’instaurer une justice pénale internationale peut apparaître en contradiction avec la réalité politique, mais il répond à la succession de crimes internationaux qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle.

Une certaine méfiance s’est montrée vis à vis des juridictions nationales qui manifestent souvent de la mauvaise volonté à poursuivre les responsables de ces crimes, ou se révèlent incapables d’organiser un procès équitable. Le Cambodge, depuis la chute des Khmers rouges, est à ce titre exemplaire:le Roi a gracié (en s’arrogeant un droit d’amnistie) certains chefs Khmers rouges qui coulent d’heureux jours dans leur fief de Païlin, avec la bénédiction de Hun Senh, qui a mis près de dix ans à admettre l’idée d’un procès équitable. De semblables problèmes sont apparus dans des procès post-dictatures.

Le premier Tribunal ad hocest créé en pleine guerre de Bosnie, pour partie en raison de l’impuissance de la diplomatie devant le conflit et l’ampleur du chaos. La multiplication de conflits souvent internes, mais qui se répercutent sur les intérêts d’États qui n’y sont pas partis prenants, rend la justice pénale internationale incontournable. La référence au droit international est l’une des composantes du jeu diplomatique et géopolitique. Obtenir, par la répression de crimes qu’on n’a pu empêcher, la prévention de crimes ultérieurs, est l’un des moteurs de la mise en place de cette justice, malgré la réticence des souverainistes. Des États puissants encouragent parfois ce type de justice pour des objectifs de politique étrangère – ainsi les États-Unis ont soutenu la création des Tribunaux ad hocet consenti à des marchandages pour que Milosevic soit arrêté et remis au TPIY.

Pour durer, toute réconciliation nationale doit se fonder sur le droit des victimes à connaître la vérité, à avoir recours à une justice indépendante et à obtenir des mesures de réparation. Les États ont beaucoup pratiqué la politique de l’oubli : si l’amnistie permet dans certains cas de mettre fin à des conflits et de tourner une page d’histoire, elle est souvent un moyen de tirer un trait sur le passé et de donner une « prime à l’impunité ».

« manifester le vrai »

Le mandat d’arrêt, lancé en mai 1999 contre Milosevic, alors président de la République fédérale de Yougoslavie, a marqué de façon spectaculaire la fin de l’immunité des chefs d’État et des hauts responsables de crimes humanitaires. Le jugement, l’amnistie ou le refoulement officiels des crimes, dépendent des rapports de force internes à l’État. Avec l’apparition de ces juridictions, c’est l’ensemble de la communauté internationale qui est censée, par leur intermédiaire, s’emparer de la question.

La reconnaissance par le TPIR que des violences sexuelles peuvent relever du crime de génocide est une référence. Les violences sexuelles sur des femmes tutsies avaient bien pour objectif d’éliminer un groupe de personnes de même race et de même origine. Le TPIY est allé plus loin dans les affaires contre Radovan Karadzic et Ratko Madlic estimant qu’il n’était pas nécessaire que l’intention génocidaire« soit ouvertement déclarée », et refusant d’entrer dans un décompte macabre des victimes car « l’effectivité de la destruction partielle ou totale du groupe n’est pas nécessaire ». Dans l’affaire d’Anton Furundjzija, ancien commandant d’une unité militaire croate en Bosnie, le TPIY a reconnu que le viol pouvait constituer une forme de torture, et estimé que les États ne pouvaient amnistier des actes de torture interdits par le droit international. Ces jurisprudences vont naturellement constituer un guide pour la Cour Pénale Internationale : nouveauté importante dans son statut, les victimes vont pouvoir se faire entendre.

Si l’on constate des avancées significatives vers la création de juridictions internationales, un certain nombre d’obstacles sont apparus. Les États demeurent « les maîtres et les acteurs principaux sur la scène mondiale, car ils gardent le pouvoir essentiel d’employer la force. » [1]

Comment faire exécuter les mandats d’arrêt si ce n’est par le biais des États ? Comment rechercher des preuves sans leur collaboration ? Une justice sans police peut faire rêver mais risque de se heurter à des difficultés insurmontables : des enquêtes dans des lieux éloignés, le refus des autorités locales de collaborer (comme ce fut le cas pour les Serbes), la résistance, parfois, des autorités internationales, la qualité des enquêteurs (dont certains ont joué double jeu à Arusha), des auditions de témoins difficiles ou même impossibles, une procédure accusatoire lourde, des financements problématiques.

Ces Tribunaux sont marqués par le contexte politique qui a amené à leur création. Pourquoi Milosevic n’a-t-il pas été poursuivi en 1995 ? La communauté internationale ne l’avait-elle pas encore suspecté d’avoir commis des crimes en Bosnie et en Croatie ?

La compétence de la CPI ne s’étend qu’au quatre-vingt-douze pays qui ont ratifié le Traité de Rome. Il y a fort à parier que les crimes commis en Tchétchénie ou au Tibet resteront impunis.

Une cour pénale à vocation universelle gêne les États qui veulent protéger leurs intérêts : les États-Unis ont obtenu, par une résolution du Conseil de sécurité en juillet 2002, que la compétence de la CPI soit paralysée pendant un an pour les ressortissants de pays ayant contribué à des opérations des Nations Unies, décision renouvelée en 2003.

Pour déstabiliser la CPI, les États-Unis ont voulu « reprendre » leur signature, puis ont signé des accords bilatéraux empêchant le transfert vers la Cour de leurs ressortissants présumés coupables de crimes humanitaires. Ils seraient ainsi, par essence, hors du champ du droit pénal international.

La Belgique, qui avait introduit la compétence universelle dans son arsenal juridique, a du y renoncer sous la pression des États-Unis et d’Israël, particulièrement lorsqu’ils furent visés par des plaintes. Cette expérience a renforcé le besoin de combattre l’impunité, de sortir de l’oubli organisé. Les juges belges ont été saisis de très (sans doute trop) nombreuses plaintes contre d’anciens dirigeants de régimes totalitaires et de dictateurs.

Si le recours à la justice est un moyen de lutter contre l’impunité, il n’est pas certain qu’il soit un moyen de réconciliation et de « manifester le vrai ». Dans le cas du Cambodge, la perspective d’un procès soulève une foule de questions. Que sortira-t-il, trente ans après, de l’hypothétique procès des Khmers Rouges ? Ta Mok est déjà arrêté et poursuivi par la justice cambodgienne, Kieu Sampan a pris les devants et plaide coupable avant l’heure, espérant sans doute un « nouveau pardon ». Qui sera poursuivi, hormis les dirigeants ? Des deuxièmes ou troisièmes couteaux ? Quelle vérité peut sortir d’une aventure judiciaire dont les protagonistes ont tous essayé de passer sous silence les années de génocide ?

Pourtant un procès équitable en application des règles de droit pénal international aura une valeur symbolique forte et permettra de briser le silence.

Au-delà des obstacles géopolitiques, on peut s’interroger sur la capacité du judiciaire à remplir des tâches que l’action politique s’est avérée incapable d’accomplir : permettre un travail de mémoire, de deuil, de réparation, de réconciliation. Pour répondre à ces questions on ne peut compter sur la seule activité des États. Il est temps que les sociétés reprennent aux États le monopole de l’exercice du droit international.

Vers un « altermondialisme » du droit : nous pouvons rejoindre l’analyse de Monique Chemillier-Gendreau qui estime que « si le droit international reste une création volontariste des États, nous n’avons pas grand-chose à espérer. En revanche, si, venant des profondeurs de la société internationale, il s’impose aux États, il peut alors nous protéger éventuellement contre ceux- ci. »

Notes

[1Antonio Cassese, Y a-t-il un conflit insurmontable entre des États et la justice pénale inter-nationale ?