Vacarme 27 / Cahier

Une journée dans la rade / 6

par

Maudrechine, d’ailleurs, n’attend pas pour ses services les remerciements de la patrie. Il ambitionne le bon fonctionnement, il veut que la logique prévale. En cela il est, de ceux que je me suis procurés, le talent le moins ambigu et le moins inégal. Se réclame-t-il d’une certaine définition de l’humanité ? Je n’ai pas d’information à ce sujet. – Mon sentiment ? Maudrechine n’est pas intrépide, pas bien-portant (il ne l’a sans doute jamais été), mais il se croit posé sous les lentilles flottantes de ceux dont la tâche est de scruter l’humanité, de commenter l’humanité. Il écoute ce que je fais, il meuble d’actes ce que je dis, néanmoins son intérêt, pour une grande part, obéit à d’autres sollicitations. Ainsi le temps lui est compté, bien plus qu’à moi, son supérieur hiérarchique et de vingt-cinq ans son aîné. À qui rendre compte quand on est haut-fonctionnaire ? La question est bien plus retorse qu’il n’y paraît. Maudrechine ne me considère pas comme son juge en dernier ressort. Il est français, donc l’histoire est à ses yeux une dalle de marbre qu’il faut se mêler de graver.

N’importe quelle malversation peut se convertir en quelque chose qui sera peut-être d’essence glorieuse, lorsque la suite des siècles placés contre celui où elle prend place sera appelée à en juger. Sur ce point, Maudrechine est dans son droit. À quoi bon être trop regardant ? Rien ne peut faire barrage à l’inscription. Les façons d’être d’un individu sont journalièrement ballantes, et soudain l’éclat  ! l’instant de fermeté  : sa main inscrit  ! Quelque réserve que l’on puisse avoir sur la façon dont elle s’est ouvert le chemin. Les bassesses, en Occident, sont uniquement nerveuses ; on n’ouïe jamais dire que des massacres se déroulent, que les gardes prétoriennes sont passées par les armes dans leurs casernes ; aucune révolution de palais ne stupéfie l’opinion. (Notre conseil des ministres donnerait beaucoup, en échange de pouvoir signifier un déplacement de population, quand bien même il serait pacifique, quand bien même elle serait composée de fonctionnaires.) Les ministres, la présidence ont beau jeu, qui n’ordonnent que des mutations, par téléphone, sans jamais se rendre jusqu’à un lieu d’affrontement puisque n’existe rien de semblable. – Néanmoins, ce qui nous passionne au premier chef, c’est le bon fonctionnement. Nous autres qui gouvernons en ressentons le désir, et il est sans comparaison avec celui que les entreprises appellent de leurs vœux. À notre sens, «  bon fonctionnement  » est le synonyme, offert par le Chiffre, du mot nation. – Si je dis que Maudrechine va mal, c’est pour avoir vu des frasques escalader son visage et ne jamais se résoudre en paroles, c’est parce que…

Pour autant, la grandeur de ce pays est ma préoccupation ; ne pas se méprendre : je crois en lui. Mon audace m’intrigue. Elle se déploie pour ainsi dire en mon absence, tellement ma surprise est profonde lorsque les conséquences d’une décision que j’ai insufflée, d’un discours que j’ai dit, apparaissent. «  L’aventurier  », c’est ainsi que je nomme ce moi-même qui agit dans mon dos, en se passant des ressources de ma conscience. Si bien que le président s’interroge : «  En quoi consiste ta fertilité ?  » Car, sur son passage, des fruits superbes tombent de cimes qui n’entrent pas dans le champs de son regard. La force de notre pays ne réside-t-elle pas dans le fait qu’il est convaincu d’être l’objet d’une adulation universelle ? Et réciproquement  ! Au poste qui est le mien, on contracte envers l’homme une sympathie. Maudrechine dont j’ai été l’égérie (qui ne lit la date d’une naissance et celle d’un décès associées sur une pierre tombale sans faire la soustraction, et peser le chiffre que cela fait, avant de le mettre en regard de la durée de vie qu’il s’est accordée ici-bas), Maudrechine trouva ceci un raffinement de vice éblouissant.