Vacarme 27 / Cahier

Exil singulier, territoires collectifs entretien avec Lia Cavalcanti

par

Photo Mathieu Boutang

Exil singulier, territoires collectifs

À plusieurs reprises, en même temps qu’elle parlait, Lia Cavalcanti a dessiné. Pour localiser Recife, à l’extrême pointe Est du Brésil, où elle a grandi. Pour décrire l’organisation spatiale de l’acampamento, village communautaire accroché au pied des montagnes chiliennes, où elle trouva refuge après un premier exil en 1968. Pour tracer les frontières du quartier de la Goutte-d’Or, son dernier asile politique. Ou pour matérialiser les axes, les structures et les fronts d’une parole qui se sait débordante, comme on le dit aussi bien d’un torrent que d’une stratégie : mélange propre, sans doute, à cette gauche latino-américaine dont Lia, congénère de Lula, est une héroïne.

Lia a tracé, donc, en même temps qu’elle parlait, et l’on ne peut s’empêcher d’y voir le geste d’une vie. Car, à l’écouter,on découvre en effet qu’elle n’a cessé de construire dans le mouvement, celui du verbe et celui de la fuite. Contraintetrois fois à l’exil pour avoir parlé trop haut, elle aura, à chaque fois, fabriqué quelque chose à l’endroit où elle se trouvait, avec les gens qui l’accueillaient et dont elle devenait la voix – un centre d’éducation populaire au Chili, une grève générale au Brésil, une association de quartier à Paris.

C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontrée. Espoir-Goutte d’Or (EGO) est né en 1987, de l’alliance, initialement conflictuelle, entre des habitants du quartier, des travailleurs sociaux (dont Lia), des usagers de drogue et leurs proches. Lieu d’accueil exemplaire, monté à une époque où la seule réponse à la toxicomanie était la répression psychiatriquement assistée, EGO est aujourd’hui un acteur majeur, quoique fragile, de la résistance à la loi imbécile du 31 décembre 1970 – dont il sera ici question – et un modèle pour tous ceux qui croient à la portée générale des batailles locales, au croisement de la question sociale et des combats minoritaires, à la complicité du grand large et des micro-territoires.

Comment la petite fille de bonne famille brésilienne prend-elle le pli des luttes politiques ?

Je suis née dans une famille d’intellectuels. Ma mère était mathématicienne et mon père avocat. Dans un Brésil où les différences de classe étaient encore plus marquées qu’aujourd’hui, mon père, militant des Droits de l’Homme, faisait figure d’exception. Lorsque nous étions enfants, il ne nous lisait pas des contes de fées, mais nous racontait des histoires de lutte entre opprimés et oppresseurs, les injustices du capitalisme, la nécessité de construire un monde plus juste, et nous transmettait ainsi une sorte d’héritage. Mais plus tard, lorsque je me suis mise à militer, il a eu le sentiment d’avoir mis sa progéniture en danger et s’en est beaucoup voulu. Il a presque renoncé à ses idéaux pour nous protéger. À quatorze ans, je montais déjà dans les bidonvilles pour faire de l’éducation populaire. L’éducation populaire a été, au Brésil, un mouvement extrêmement fort et extrêmement riche. L’un des plus fameux éducateurs populaires au monde, Paulo Freire, est originaire de Recife, et j’ai étudié dans une école qu’il avait fondée. On y appliquait ses grandes thèses sur l’éducation comme pratique de la liberté et processus de « conscientisation », comme on disait alors. Des principes repris par l’éducation populaire aujourd’hui au Brésil.

Vous arrivez à l’université en 1968.

C’est l’année du deuxième coup d’État. Le Brésil a connu un premier coup d’État en 1964 – le premier coup d’État militaire d’Amérique Latine – mais en 1968 nous vivons un coup d’État dans le coup d’État, sous la forme d’un intense durcissement du régime. Se forment alors les CCC (Commandos de Chasse aux Communistes), des groupes paramilitaires qui redoublent la répression officielle. Je suis exclue de l’Université pour mes activités au sein d’une importante fédération étudiante et je figure sur les listes d’exécutions sommaires des CCC. Nous n’avions pas réellement peur à l’époque parce que nous ne voyions pas pourquoi les CCC s’occuperaient de petits étudiants alors que des ligues paysannes se constituaient et que Lula organisait les débuts d’un mouvement ouvrier clandestin. Mais la situation ne nous laissait que deux alternatives. La première : s’engager dans la lutte clandestine comme beaucoup de nos « collègues ». Nous en connaissions déjà les risques : j’ai des amis qui sont morts de faim dans la clandestinité tant le pouvoir était fort et les cellules atomisées par la répression. La seconde : s’intégrer à la production, travailler à l’usine pour y organiser les syndicats. Mais les personnes qui n’étaient pas originaires des classes populaires y étaient très vite repérées. C’est à ce moment-là qu’un curé très sympathique, le secrétaire de Don Helder Camara, le père de la théologie de la libération, est venu me voir. Il m’a dit qu’il était vital de préserver une partie de la jeunesse brésilienne et qu’il existait en Amérique latine un pays tout à fait démocratique, le Chili. Il m’a indiqué les canaux pour m’y rendre. Mais il aura fallu son assassinat dans des circonstances abominables, puis ceux de quelques-uns de mes compagnons, pour me convaincre que j’étais réellement en danger et pour que je puisse me résigner à l’exil. J’ai annoncé à mon père ma décision de partir et cet homme à la morale assez conservatrice, très représentative des gens du Nordeste brésilien, en a conclu que je ne pourrais partir de chez lui qu’une fois mariée sinon à tomber dans la prostitution. Le mariage avec mon compagnon a été arrangé en une semaine. J’avais dix-neuf ans. J’ai quitté le Brésil après cet épisode assez drôle et un peu féodal.

Que fait-on en exil à 19 ans ?

J’ai d’abord repris mes études de psychologie à Santiago tout en continuant de m’intéresser à l’éducation populaire. Au Chili se constituaient alors sur les terres des grands propriétaires des occupations de terrains, dans des acampamentos, sortes de campements organisés et construits de manière collective par des sans-abri de la ville, en général originaires de la campagne. C’est dans l’un d’eux que j’ai commencé à travailler. Nous avons récupéré de vieux trolleybus pour les transformer en salles de classe et nous avons construit une superbe école : les salles étaient amples, lumineuses, les enfants y venaient vraiment en chantant. C’était la première école populaire de la période Allende et tout le monde était là, c’était beau. C’est pendant ces années que j’ai forgé réellement mon idée, ma passion du travail communautaire. C’est là que j’ai commencé à comprendre ce qu’il produit comme surplus de conscience et comme moyen de transformation du monde.

Mais nous sommes en 1973 et c’est le coup d’État militaire au Chili.

Ma petite fille avait un an. Chaque jour, la radio appelait à la dénonciation des « étrangers mercenaires venus assassiner le peuple chilien ». Mes amis de l’acampamentom’ont adressé un message dans une boîte de chocolats : « Va-t-en parce que nous te préférons vivante. » J’ai donc été moralement autorisée à partir. Je devais le faire pour ma fille, mais j’avais besoin de cette autorisation. Le campement fut encerclé et les gens qui y vivaient ont survécu au siège en construisant des tunnels par lesquels les gosses allaient chercher du ravitaillement à l’extérieur. Ils ont résisté pendant plus de huit mois avant d’être envahis.

Comment la situation politique du Brésil avait-elle évolué entre-temps ?

Le Brésil était « en voie de démocratisation », dans ce qu’on a appelé « l’ouverture politique ». Mais le processus était long, et les problèmes sont vite revenus lorsque j’ai commencé à me battre pour la défense des enfants de la rue – il y a huit millions d’enfants de la rue au Brésil – avec l’UNICEF notamment. Nous lancions des enquêtes sur l’utilisation des mineurs dans les trafics. L’avocat avec qui je travaillais, Claudio, a été tué d’une balle en pleine tête en rentrant chez lui. Quelques heures après j’ai reçu un appel téléphonique m’annonçant le « départ » de Claudio et disant que le prochain « voyage » serait pour moi. Là, le responsable de l’UNICEF avec lequel je travaillais m’a dit que je devais partir parce que mes jours étaient comptés. Une fois de plus j’ai fait ma valise. Je suis arrivée en France ; j’avais 34 ans.

Pourquoi la France ?

C’est le pays des Droits de l’Homme et de la démocratie. Mais ça n’a pas été facile, vraiment pas. Nous étions en 1984 et il y avait déjà beaucoup de restrictions à l’entrée des étrangers. J’ai envoyé plus de deux cents candidatures spontanées et un club de prévention implanté à la Goutte d’Or m’a donné une réponse favorable. Ce fut un coup de foudre : je suis sortie du métro Château-Rouge, je n’avais pas encorerencontré l’équipe avec laquelle j’allais travailler, mais je savais déjà que je voulais travailler ici. Je suis tombée amoureuse de ce quartier, de ses couleurs, de sa mixité sociale et culturelle. Un an plus tard, j’ai pensé reprendre mes cliques et mes claques et repartir pour le Brésil tant le travail était segmenté, assistanciel et sans la moindre conscience politique. Mais je me suis dit que je n’allais pas passer ma vie à me plaindre de ce que les choses étaient trop faciles et j’ai décidé de me relancer dans ce que je savais faire : l’éducation populaire, le travail communautaire. Avec le président d’une association d’habitants du quartier, Michel Neyreneuf, nous avons décidé de lancer un débat sur la drogue. Mon idée était qu’il suffisait de monter un réseau avec les habitants et les professionnels pour que les choses se passent autrement dans le quartier. À l’origine, je n’avais pas le projet de monter une association. Le travail en réseau, dans mon idée, devait suffire, autour de réunions hebdomadaires et de moments forts qui permettent d’interpeller le monde politique.

Qu’est-ce qui vous a fait franchir le pas, des débats publics au montage d’une structure ?

C’est le jour où Leïla a décidé d’avoir ma peau. Sa sœur est une des premières usagères de drogue dont on s’est occupé collectivement et Leïla a remis en cause notre droit à mettre le nez dans l’intimité des familles. Elle est allée trouver mon directeur, qui l’a renvoyée aux réunions hebdomadaires que nous organisions. De fait, cette action ne s’inscrivait pas dans mon travail salarié et ne répondait pas aux missions de l’association dans laquelle je travaillais, c’était une activité bénévole. Leïla est arrivée à la réunion du collectif avec une bande d’amis, certains usagers de drogue, et son berger allemand. Moi, j’avais fait une belle salle pour la réunion, j’avais acheté des fleurs et ciré le parquet. Je pense toujours que le travail social doit être agréable, sympathique : on ne se mobilisepas par la souffrance, on se mobilise par le plaisir. La souffrance mobilise ponctuellement, une mobilisation dans la durée ne se fait que sur la base du plaisir. Le chien de Leïla s’est mis à glisser sur le parquet que j’avais ciré et cette entrée en scène annonçait la suite.

Leïla a pris la parole de manière très violente, sa troupe de choc derrière elle – parmi eux, son compagnon de l’époque, qui deviendra un des piliers d’EGO et qui repasse nous voir de temps en temps encore aujourd’hui. Elle m’a dit qu’elle ne comprenait pas qu’on puisse embaucher quelqu’un qui ne parle même pas français, etc. etc. Je lui ai répondu : « La seule chose que j’ai de plus que toi c’est l’envie de changer les choses, alors que toi tu t’y es conformée, pliée. » Leïla a mis ses mains sur ses hanches : « Faire quelque chose ce n’est pas faire des réunions, c’est agir. » Et elle s’est assise. J’ai su accepter cette nouvelle partenaire dont la légitimité était plus importante que la mienne et j’ai fait alliance avec elle. Leïla est aujourd’hui ma meilleure amie, ma fille, mon héritière intellectuelle. Nous n’avions que les os, le squelette d’un beau projet. C’est Leïla, au bout du compte, qui nous a apporté la chair et le sang qui lui manquaient. Elle a dit : « Pour les gens, réseau ça ne veut rien dire, il faut une association, avec un nom, des statuts, un président… » Anne Coppel [1] était là pour une recherche-action, et nous avons commencé à réfléchir ensemble au montage de l’association. Mais Anne rêvait d’un projet fait par les usagers pour les usagers, d’un usager ou ex-usager qui affirmerait son leadership, qui entraînerait les autres et le projet derrière lui. Mon idée était d’organiser, de structurer les choses sur un quartier pour permettre à une problématique d’être exprimée, analysée et ainsi offrir une alternative à la répression, mais c’est le collectif qui a décidé et EGO est né sans que nous l’ayons planifié.

Du Brésil à la Goutte d’or, on a le sentiment que vous creusez la même méthode politique : le travail communautaire. Tradition latino-américaine ?

Je pense que c’est l’idée de base de la démocratie qu’on exprime là, celle de la démocratie participative : le pouvoir émane de tous ces acteurs sociaux anonymes qui travaillent ensemble. Ce n’est pas de la démagogie de le dire. Certains mercredis soir, lors de notre assemblée publique hebdomadaire, il arrive que je ne voie pas du tout comment on va régler un problème ; pourtant, collectivement, nous trouvons des solutions et des perspectives. J’ai appris à croire en la puissance du collectif, et j’y crois de plus en plus fermement. En France, le système de démocratie représentative se fait parfois au mépris des formes de démocratie participative directe. Au Brésil, le PT (Parti des Travailleurs) est né de cette organisation de la société civile, qui a précédé l’instauration du parti lui-même. La faiblesse de l’État y rendait impérativela construction de réseaux d’entraide. En l’absence d’un État-Providence garant d’une amélioration des conditions de vie de ses citoyens, c’est à la société de s’auto-organiser. C’est la seule solution pour survivre. Paradoxalement, plus l’État est généreux, plus les mouvements d’auto-organisation sont faibles.

Vous avez l’air de croire beaucoup au territoire…

…au territoire à la fois imaginaire et symbolique.

Symbolique, vraiment ? Ce qui est intéressant dans un territoire, quand il devient terrain de lutte – rue, quartier, campement – n’est-ce pas, au contraire, la matérialité qu’il donne à l’action politique ?

Le territoire physique, géographique, crée une viabilité d’action, mais à EGO se rassemblent des gens qui ne sont pas forcément de la Goutte d’Or. Au delà du territoire, la communauté a un sens institutionnel (elle peut être éducative, religieuse, etc., avec une forte cohésion et des règles) et un sens culturel (les communautés, homosexuelle ou maghrébine, par exemple). La communauté dont je parle, c’est un espace symbolique qui prend du sens par rapport à un devenir. Dès le démarrage d’EGO, nous avons mis tout en œuvre pour qu’il y ait une mixité culturelle, idéologique, une pluralitédes tranches d’âge, des origines. Concrètement, on n’a pas les mêmes visions politiques, ni les mêmes convictions. Il y a parmi nous un curé par exemple, alors que c’est une structure encadrée par des laïcs. C’est un espace entièrement ouvert qui se redessine à chaque moment par la richesse et la diversité de ses membres. Est-ce que nous partageons tous le rêve que les exclus puissent être des citoyens dans la cité ? Voilà le point de départ de notre communauté, ce qui l’entraîne très loin du communautarisme.

Vous vous dites la « voix » d’EGO et vos extraordinaires talents d’oratrice sont presque aussi fameux que la structure. Avez-vous toujours été comme ça ? Quel usage faites-vous de cette capacité à soulever des assemblées ?

Quelle question ! Ma parole, c’est moi ; c’est l’expression de ma liberté de pensée, c’est peut-être aussi un tempérament. J’ai le goût du verbe, du plaisir de l’échange, mais cette passion est parfois difficile à vivre dans ce pays où la coutume, la politesse veut que l’on ne dise pas un certain nombre de choses. Avant cela j’ai dû m’exiler plusieurs fois, en grande partie du fait de ma liberté de ton. Ma parolem’a donc fait beaucoup de tort. Enfin non, pas vraiment du tort, je pense que les dictatures militaires m’ont fait énormément avancer. Mais ma parole m’a souvent pénalisée à titre individuel tout en faisant avancer pas mal de questions collectives.

Que pensez-vous de la situation actuelle au Brésil ? Vous êtes de la génération de Lula, beaucoup de vos amis sont impliqués ; ne pas en être a-t-il fait naître une mélancolie ?

Jamais de regrets, ni de mélancolie. Quand on est embarqué dans une aventure collective aussi fragile que l’est EGO, on ne peut pas, pour entamer une aventure personnelle, penser que l’on n’a pas de responsabilité ici. Quand je suis traversée par un conflit moral, il se résout en ces termes : dans quel lieu serais-je la plus utile ? Mais les deux bouts de ma vie peuvent peut-être se rejoindre. Je viens d’avoir des contacts avec le ministère de la Santé brésilien : ils veulent apprendre de l’expérience d’EGO.

J’aime l’idée de faire de la politique dans de petits endroits. Élaborer une réflexion politique avec des gens qui n’ont pas de quoi manger, c’est dur. Mais ça se fait peu à peu. J’étais très fière par exemple d’avoir amené Krim, le représentant du comité des usagers d’EGO, à la conférence de Barcelone [2] et qu’il participe à l’élaboration d’une plate-forme réellement politique, qui parle autant des traitements ou des espaces de consommation médicalisée que de Droits de l’Homme. Krim va travailler cette année à l’inscription des usagers qui peuvent l’être sur les listes électorales, de façon qu’ils puissent utiliser leur vote pour exprimer leurs opinions.

Dans votre engagement sur les drogues, vous allez du travail communautaire à la réflexion sur la misère, mais sans passer par les débats sur la dépénalisation ou sur l’anti-prohibitionnisme.

Il y a plusieurs portes d’entrée dans ce champ. Il y a celle des gens qui, du fait de leur histoire personnelle, s’intéressent au droit des personnes à disposer de leur corps et de leur liberté intérieure. Ma porte d’entrée à moi, c’est l’exclusion. C’est par ce biais-là que j’ai rencontré les questions de drogues. Mais c’est aussi la force d’un collectif que de pousser à s’approprier les questions des autres.

Et pour ce qui est de l’actualité de ce domaine ? des projets de modification de la loi par exemple ?

Nous sommes clairement face à un double discours aujourd’hui. On pénalise les marges de la société par incapacité à leur offrir des alternatives sociales. Comme il est beaucoup plus facile de proposer la répression qu’un projet social, on entre en guerre contre les exclus, on fait ce que Loïc Wacquant appelle « punir les pauvres » : on multiplie les stratégies répressives par rapport à l’usage de drogues mais aussi à la prostitution ou à la mendicité, etc. Mais dans le même temps, et paradoxalement, on remet en chantier la loi de 1970, projet que personne à gauche n’avait osé entreprendre. Cependant, ce n’est pas un mouvement d’ouverture démocratique qui fonde la transformation de la loi ; ici, c’est plutôt le constat d’une incapacité à l’appliquer, et de l’incohérence politique et institutionnelle qui en découle. Aujourd’hui, appliquer la loi conduirait à l’explosion du système judiciaire et du système carcéral. La population carcérale française n’a jamais été aussi importante, on dépasse de presque 20 % les capacités des prisons ; on ne peut pas mettre en prison les consommateurs de drogues, ce n’est pas possible. Que propose-t-on alors ? Sortir l’usage de cannabis du champ du délit pour en faire l’objet d’un système de contraventions – ce qu’on appelle la « contraventionalisation ». L’Espagne a mis en place un système de ce type : la loi peut alors être respectée mais les plus pauvres sont aussi les plus pénalisés par le système des amendes fortes. Dans le même mouvement, on augmente le pouvoir discrétionnaire de la police. Quand on quadrille le quartier avec les forces de police, ici, à la Goutte d’Or, il s’agit en théorie d’amener la paix sociale dans des territoires « révoltés ». Mais cela se fait sans que les structures adaptées soient mises en place pour réaliser une paix sociale. On chasse les usagers de la rue mais c’est pour les pousser quelques rues plus loin ou dans les caves ou dans les immeubles dégradés, et après on interdira les squats. C’est la politique de l’autruche. L’extinction de l’usage de drogue ne se décrète pourtant pas par des mesures répressives : même dans les pays où l’usage de drogues est passible de la peine de mort, on n’a jamais éradiqué son usage. On l’a parfois rendu invisible. Mais cette invisibilité a un coût social : la clandestinité fait augmenter tous les risques. C’est vrai aussi pour la prostitution : quand on sort les prostituées des centre-villes, on voit très vite l’incidence en termes d’assassinats. On est dans un discours éminemment démagogique, qui ne pourra pas tenir. Si la contraventionalisation proposée par le ministre de l’Intérieur est mise en place, ce ne sera donc pas nécessairement un progrès. Le projet présente des effets pervers que nous, militants, n’analysons pas assez.

Il est tout de même paradoxal que ce soit la droite qui opère des avancées sur les drogues que la gauche ne s’est jamais autorisées. Un amendement vient de passer au Sénat dans le cadre de la discussion sur la loi de santé publique, qui reconnaîtrait s’il est adopté l’existence de la réduction des risques.

Il est beaucoup plus facile de changer le Code de santé publique que la loi, c’est donc assez intelligent de l’avoir fait dans ce cadre. Il faut rappeler que jusqu’à ce jour nous, intervenants de terrain, travaillions sans filet dans le champ de la réduction des risques. L’inculpation de Jean-Marc Priez, de Techno+, l’a mis en évidence [3]. Alors que des pays comme le Brésil, l’Argentine ou même le Chili ont déjà inscrit la réduction des risques dans la loi. On est vraiment, en France, dans une sorte d’ambivalence permanente, d’un côté on autorise la vente de seringues (par décret), de l’autre on ne change pas la loi. Ce qui est incroyable c’est qu’on s’est dit pendant dix ans que ce n’était pas grave si les textes de loi n’évoluaient pas, parce dans la jurisprudence on se trouvait presque au même niveau que les pays les plus avancés d’Europe. Mais le problème c’est que les gouvernements changent, et qu’il est assez facile de casser une jurisprudence. C’est surtout facile de faire reculer une politique des années en arrière si les textes légaux ne l’ont pas formalisée. Au Portugal, où le précédent gouvernement a dépénalisé l’usage du cannabis, il sera très difficile de revenir en arrière en dépit de l’alternance politique ; ce qui est incroyable d’ailleurs car le Portugal est un pays très catholique, très moraliste, et il a aujourd’hui la législation la plus avancée d’Europe en la matière.

Ce qu’il faudrait revoir, donc, ce n’est pas la pénalisation, c’est le fondement même de la loi.

Tout à fait. La première des ambiguïtés de la loi de 1970 est la confusion sur son objet autour de la dualité malade/délinquant. Le législateur, dans la forme donnée à la loi, a manifesté au départ sa parfaite incompréhension des phénomènes d’usages de drogues, et cette incompréhension a marqué tous les dispositifs drogue de ce pays, que ce soit avec la droite ou la gauche. On demande au juge de se positionner comme un thérapeute et au soignant de se comporter comme un policier. Deux études sociologiques indépendantes ont été publiées sur l’injonction thérapeutique, qui ont toutes les deux démontré le côté complètement paradoxal de ce dispositif. On justifie l’injonction thérapeutique en disant que c’est la meilleure façon de mettre l’usager en contact avec le système de soins – en d’autres termes, l’État annonce que la fonction de la répression c’est de mettre en contact avec le soin – mais c’est un paradoxe extraordinaire : pourquoi ne pas réformer le système de soins s’il est inefficace, au lieu de déplacer sa gestion vers le système pénal ? La loi ne définit pas par ailleurs ce qu’est un usager de drogues ou un toxicomane. La loi dit : « Est susceptible de sanctions pénales toute personne utilisant de façon illicite des substances ou plantes classées comme stupéfiants. » C’est une définition tout à fait tautologique : c’est le stupéfiant qui fait le toxicomane et c’est le toxicomane qui crée le stupéfiant. Ce sont les fondements de la loi qu’il faut repenser. Le nombre de circulaires d’application – plus de cinq cents à ce jour – illustre le caractère fondamentalement bancal de cette construction. Et il ne faut pas négliger non plus le rôle de cette loi sur d’autres législations en Europe. Deux pays font pression dans le sens de la répression, la France et la Suède, qui, après être passée par une période de grande libéralité, est revenue à une forme d’hygiénisme, dans ce domaine comme dans ceux de la prostitution, du sida ou de la maladie mentale.

Et au Brésil, le cadre législatif évolue-t-il ?

Au Brésil, ils sont en train d’inventer des formes de gouvernance qui me semblent très intéressantes : il s’agit, pour construire des propositions de loi sur des sujets particuliers comme les drogues, le sida ou les droits de l’homme, de créer un front parlementaire qui associe d’« insignes représentants » de la société civile. Ils sont en train de comprendre et d’admettre que certains thèmes sont nécessairement suprapartidaires et qu’il faut les aborder comme tels pour faire avancer la démocratie. Et c’est une proposition qui émane de la société civile à l’origine. C’est pour cela que je tiens à tout ce qui émane de la société civile de manière organisée ; c’est elle qui peut renforcer la démocratie. Sur un certain nombre de sujets, les partis ne peuvent pas être moteurs, ils n’ont jamais su l’être sur les questions d’homosexualité par exemple. Ce sont des advocacy coalitions, ces lobbies qui émergent de la société civile et qui ont un rôle de contre-pouvoir, qu’il faut attendre la force de proposition. Ils n’ont pas besoin d’être très puissants, un groupe comme ASUD [4] a permis des avancées considérables alors qu’il ne comptait qu’un nombre limité de membres. C’est ce qu’il représente qui est important.

EGO est aussi un symbole à soi seul.

Un jour, alors que j’étais seule au bureau à EGO, le téléphone s’est mis à sonner : « Bonjour, c’est le Cabinet du Premier Ministre. » Je lui ai répondu : « Bonjour, ici c’est Claudia Cardinale. » Mais ce n’était pas une plaisanterie et le type m’annonce que le Premier Ministre m’a mise dans la liste pour me remettre la médaille de l’Ordre du Mérite. Je lui demande pourquoi et il me répond : « Parce que vous êtes dans la liste. » Alors je lui dis que s’il n’est pas capable d’argumenter davantage, ma réponse est non, mais que j’aimerais suggérer le nom d’une personne qui nous représenterait tous, avec une incontestable légitimité. Le Président de l’association EGO a ainsi obtenu la médaille de l’Ordre du Mérite. Tout le monde en était très ému parce qu’il représente tout à fait l’engagement d’un individu issu d’un quartier populaire défendant les intérêts d’un collectif. Voilà pour la belle histoire, et pour le symbole.

Notes

[1Anne Coppel est l’une des principales personnalités de la réduction des risques en France, elle est l’auteur de deux ouvrages de référence : Le dragon domestique (écrit avec Ch. Bachmann, Albin Michel, 1989) et Peut-on civiliser les drogues ? (La Découverte, 2002).

[2Une conférence organisée en décembre 2003 par Plataforma, un collectif espagnol d’associations d’auto-support (associations d’usagers de drogue).

[3Techno+ est une association d’auto-support émanant des milieux festifs, son ancien président Jean-Marc Priez est accusé de provocation à l’usage pour avoir diffusé des documents de préventions (« sniffer propre ») sur le site internet de l’association ; il encourt dix ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amendes.

[4ASUD est la principale association d’auto-support en France, elle publie le Journal des drogués heureux.