Deux fois béni l’artiste de Felice Beato
par Anne Bertrand
À la fin du 19ème siècle, technique oblige, c’est à la peinture que la photographie doit ses couleurs... et peut-être un peu plus : ce n’est pas un hasard si Felice Beato parle du coloriste auquel il eut recourt comme de son « artiste ».
« Mais maintenant il n’y a plus personne là-haut. Alors elle regarde en bas, dans l’eau, un peu tremblante, un peu curieuse aussi, et l’eau est grise, effrayante, hachée de pluie. C’est le dernier soir, son dernier soir en ce monde, et c’est l’eau du dernier soir. Elle tremble un peu, elle s’en va, elle tremble, elle va au gouvernail où il n’y a plus personne, et là quelque chose la traverse comme une libre disposition de ses membres, elle n’est plus effarée ni tremblante, elle s’installe calmement au gouvernail, regarde en avant, où l’on ne voit plus au loin, et le navire s’élève et s’abaisse, ça dure longtemps comme ça, des heures, des heures, il fait nuit, ça monte et ça descend, on le voit confusément, on voit tout confusément, on nage dans le pluvieux, le gris, l’effrayant, l’eau est déjà tout alentour, on ne voit presque plus rien, seulement quelque chose de gris, de perdu, semblable à une ombre : ça monte et ça descend, ça descend et ça monte…
J’écris ça près d’elle, et elle dort. »
Ce déluge extrait des Journaux 1920-1922 de Brecht, traduits par Michel Cadot et publiés par L’Arche en 1978 : le vendredi 18 mars 1921, plans muets d’un film – ou bien écho moderne, solitaire, à la dernière des saisons de Poussin ; ou bien encoreintroduction à ce qui suit.
Celui-là ne va jamais si loin qui ne sait où il va
Qui croirait, pour commencer, à la réalité d’un homme qui porte ce nom doublement heureux ? Et son histoire : naître vénitien, en 1820 (ou 25, ou 30 ?) ; vivre à Malte, y devenir un jour britannique, apprendre la photographie vers 1850, auprès d’un certain James Robertson, qui sera son beau-frère ; à Paris acheter le matériel qu’il utiliserasa vie durant ; gagner l’Orient, par la Grèce (1853), couvrir en chemin la guerre en Crimée (1855), puis la répression de la révolte des Cipayes, prendre en Inde cinq cents clichés ; en Chine (1860), photographier le sac du Palais d’été ; s’embarquer, à l’invitation d’un ami correspondant de l’Illustrated London News, pour le Japon (1863) ; ouvrir à Yokohama un premier studio de photographie ; voir brûler presque tout son stock, avec la ville entière (1866) ; tout reconstruire ; tout quitter (1884) et se rendre au Soudan ; gagner la Birmanie, refaire sa vie une fois encore, et mourir antiquaire à Rangoon, en 1907 (ou 08). Deux ans seulement après l’incendie de Yokohama,publier deux albums décrivant un Japon de rêve, d’abord les paysages (Views of Japan), ensuite les personnes (Native Types). Et s’il y avait entre les deux une vraie différence ?
Depuis longtemps je recherchais le Photo Poche consacré à Felice Beato, je viens de le trouver d’occasion chez un libraire, le regarde attentivement, lis le texte accompagnant les images, il date d’il y a dix ans, il faudrait vérifier si depuis est paru quelque ouvrage qui mette à jour ces connaissances, savoir aussi si ce qui me vient peut être fondé, à quel point.
Parmi les soixante images reproduites, quelques paysages, en particulier Une allée de Nara, traversée par un chevreuil, exactement au centre, entouré de six biches gracieuses, tranquilles. Ce qui m’émeut : d’abord la proximité d’un spectacle guetté dans l’enfance, si souvent espéré par ma grand-mère, en Sologne, pour qui rien n’était plus beau que le cerf aperçu à la lisière du bois, depuis la route, loin. Ensuite, cette idée que l’image pourrait provenir aisément d’ailleurs, autre temps, autres lieux, ce spectacle avoir été vu par Hawthorne,ou Heine, au Canada, en Italie, Écosse ? Enfin la rencontre de ces deux patiences, l’animale et l’humaine,la fragile reconnaissance de l’une par l’autre, et pourquoi pas vice versa. Comment les bêtes n’ont-elles pas détalé, il a fallu au photographe plus d’un instant pour installer son appareil et prendre le cliché,il était d’après l’angle très probablement visible, à découvert, possiblement menaçant, peut-être même n’était-il pas seul, même si précautionneux, habile et silencieux, comment n’a-t-il pas fait s’enfuir des animaux farouches – à moins qu’ils ne soient domestiques, animaux de contes ? Vient encore après l’extrême délicatesse du coloriste, dans le choix des tons, densités, dans la mesure ou même dans la retenue du geste, qui le conduit à teinter à peine le sable rosé, le blanc bleuté du ciel. L’herbe des fossés n’est pas la même que celle, rase, sous les arbres, et ceux-ci ne sont pas du même vert selon leur âge, leur exposition, comme le brun des troncs, miel ou sombre, et le soleil caché colore d’une aura jaune et chaude l’extrémité de branches. Si cette image ressemble à quelque chose, ce n’est ni à la réalité (laquelle ?), ni à une estampe ou peinture, ni à une photographie, couleur ou noir et blanc, sépia. À la rigueur, un autochrome ? Plus sûrement un songe, qui ne vous quitte plus.
Je trouve à d’autres paysages des qualités analogues, qui les distinguent assez d’autres clichés du même photographe. Sa biographie précise qu’il aura fait paraître, cinq ans après son installation au Japon (il était alors âgé d’une quarantaine d’années), ses Photographic Views of Japan with Historical and Descriptive Notes, Compiled from Authentic Sources, and Personal Observations During a Residence of Several Years, dont le premier volume réunissait les paysages qu’il « avait eu, écrit Hélène Bayou, l’occasion de parcourir au cours de ses divers voyages d’accompagnement de missions diplomatiques (c’était là le seul prétexte permettant à un Européen de voyager au-delà du périmètre d’une quarantaine de kilomètres autour de Yokohama et de Kanagawa). Le second (…) présente une série de portraits (…). Beato posait là, dès 1868, les deux grands thèmes de la photo-souvenir telle qu’elle serait pratiquée jusqu’au début du XXème siècle. » En dépit des talents de Charles Wirgman, son associé, pour la peinture et le dessin, la décision fut prise d’utiliser pour le coloriage des épreuves une main-d’œuvre locale, et en particulier de faire intervenir celui qui deviendra le coloriste attitré de Beato – qui le nomme My Artist.
Sans doute il n’y a pas beaucoup moins de finesse dans la coloration des portraits ni des scènes de genre (encore que si, pour certaines). Mais lorsque ce défaut existe, il redouble celui de ce qui m’apparaîtcomme stéréotypes redoutables, pour certains importés d’Occident et appliqués sur place. Le soupçon contamine, envahit la plupart des images figurées, à de rares exceptions près. Ou bien est-ce que les types indigènes nous sont devenus à ce point familiers qu’ils sont désormais usés par tout un folklore japoniste les faisant paraître attendus, alors qu’il affecterait moins les paysages – même le mont Fuji, et pourtant… On n’arrange, ne maquille pas de la même façon une grotte au fond d’un lac où vogue un bateau-jouet, le combat d’étendards au-dessus d’une rue d’Osaka, les nuées d’une glycine-guimauve au-dessus de l’eau.
Ozu rafraîchira le tout.
Il faut, pour que de rares scènes de genre ou portraits échappent à la convention comme à la mièvrerie, qu’ils manifestent un vrai mystère, décourageant les interprétations si promptes à venir. Soit toute une théorie d’effigies prises devant des décors peints, exotiques alors, aujourd’hui si peu, comme épuisées, telle la Femme en vêtement d’hiver, près d’une lanterne de pierre. Je préfère cent fois le mur nu derrière le Samouraï au visage pris dans un capuchon-heaume, le sol qui tangue, et surtout ses pieds, le bas de sa jupe un peu flous, bougés. L’afféterie des Deux femmes chuchotant comparativement me semble insupportable, rien ici ne se soustrait au code, fut-il postérieur.
Il y a pourtant, intermédiaire, cette beauté allongée, nue presque jusqu’à la taille, assurée, confiante, quand sa servante à genoux près d’elle est toute à son absence ; sur le coffre aux étoffes, à côté, se trouve disposé un ornement tout hérissé de plumes, dont la destination intrigue – et le papier peint qui se brouille, au fond, n’a rien d’oriental : où donc est-on, chez qui, et si l’on peut imaginer qui ces deux sont, d’où vient la plus humble, dont le costume a été coloré avec tant de soin, ciel, prune, jonquille, et chair, et rose vif ; observez le jeu de leurs éventails demi ouverts, l’une le déploie vers le haut, l’autre le laisse pendre, elle porte deux bagues aux doigts, son index posé sur le V de l’éventail renversé, l’auriculaire de l’autre main contre sa joue, près de ses lèvres entr’ouvertes. Peu de doute sur la mise en scène, l’intérêt tient évidemment à ce qui lui échappe, nous échappe encore, un élément secret du décor, un regard éperdu, vide, un objet ou trophée peu déchiffrable au non-initié.
Le Moine Pèlerin : non seulement il pose, s’appuyant sur un vain bâton de marche devant la montagne peinte qu’il ne gravira pas, mais à ses pieds ont été déposés monticules de terre, pierres, petits cailloux, racines et brindilles, même un arbrisseau. Je n’y crois pas une seconde. À l’opposé, voir tout ce qu’a de solennel, d’extraordinaire, l’assemblée réunie sous le pin tortueux du Jardin à Hatta, entre Odowara et Hadori (lanternes de pierre). Rien ne dit qui sont ces treize hommes, certains debout, d’autres assis, les uns plus jeunes, d’autres vêtus à l’occidentale, certains fixant l’objectif. Aucun ne sourit, pourquoi souriraient-ils ? Certains paraissent se ressembler. Certains ont les yeux baissés. Dans le regard des deux situés aux extrémités, on peut lire sinon de la morgue, une hauteur, et peu d’aménité. La splendeur du pin compliqué autour duquel ils se tiennent : une espèce de dragon végétal qu’ils défendraient. Ils font corps.
La Vue du mont Fuji est-elle colorée ? Si peu. Ciel entre jaune et rose, puis quatre plans sépia du plus clair (lointain) au plus proche (foncé) ; les hauteurs, bleu ou violet, sauf la neige au sommet. Une crête au-dessous, mangée de nuages, paraît verdie. Une autre, bien plus près, brune un peu rouge, on distingue la cime d’arbustes, et une brume ou fumée blanchâtre. La dernière, la plus sombre, où des branches d’arbre mort se lisent comme en réserve. Une couleur fantôme, un spectre de couleur ? Dans l’Escalier menant à la tombe de Tokugawa Ieyasu à Nikko, le gris de la pierre, les troncs minces, feuillages, mousses, sans surprise, mais : des lichens turquoise réveillent la torpeur du marcheur et du spectateur. La minutie extrême mise à décorer le Magasin de curiosités, Curio Street, Yokohama : le ton sépia de l’ensemble assez léger pour ne pas éteindre les couleurs les plus fines (azur) comme les plus vives (sang), des ors. Chaque motif se distingue, chaque objet attire l’œil, tous font une mosaïque comme un concert. Après l’avoir assez contemplé, sans pouvoir tout identifier ni le vouloir d’ailleurs… au sol file un animal, gecko ?, scrupuleusement peint en vert.
D’un côté donc, le cliché jusqu’à la nausée. De l’autre, la fraîcheur inespérée de vues que l’on découvre, comme vierges – même les temples, ponts de bois : pourquoi, ou comment ? Par le fait d’un coloriste dépassant largement la mission qu’on lui a confiée. Aussi, ces vues n’expriment pas le même extrême-orientalisme en chambre, confiné ou surcodé, des portraits. Le sanctuaire à marée basse, la clairière d’un parc planté de bambous, on ne les aura pas tant vus, ni même imaginés. Et l’étalage de curiosités, la cascade, peuvent également rappeler autre chose – tout autre chose même, un tableau d’Ensor ou un autre de Polke. Ainsi : deux fois béni soit l’artiste de Beato, parce que grâce à lui certaines de ses photographies échappent au cliché, et parce qu’au-delà, elles atteignent parfois bien plus, nous touchent et nous retiennent pour quelque raison que nous n’aurions su inventer, le choix de nuances rares (ambre, tilleul et bleu canard habillent un samouraï) animant un arrière-plan neutre, la rigueur et la fantaisie consacrées à chaque obi, chaque fleur au chignon de geishas de dos, leur charme tient, leur séduction, à la déclinaison, même costume et même pose, qui leur fait abandonner la grâce individuelle de leurs traits, d’une expression mutine, d’un peu de peau découverte ou d’un geste aguicheur.
C’est par leur couleur que ces images restent – une couleur irréelle, qui n’est pas techniquement celle de la photographie, ni peut-être non plus celle de ce qu’elles figurent. Couleur mentale, avant d’être appliquée d’un pinceau patient, décidé, sachant déposer les nuances d’un songe personnel, intime et généreux. L’artiste de Beato était-il à Nara, il a su charmer les bêtes en liberté, suspendre le brouillard de l’eau, enluminer les porcelaines exposées à notre désir d’Orient. Et cependant il y a dans son art d’ornementation, dans ce service inspiré auquel l’art de Beato doit tant, quelque chose de fugitif, de mourant, qui l’apparente à l’arc-en-ciel ou à l’aile de papillon, une diaprure qui résiste au temps, sans que l’on sache, et c’est tant mieux, comment.