Sur l’affaire commune
La vie privée est publique. C’est le fond de secret du public. Nous avons droit de passage – c’est-à-dire, de vie commune – tant que nous avons le droit à une vie privée. La vie privée où l’amour, la nourriture, le sommeil ont un lieu, est une part secrète autant qu’animale, apaisante, inquiète, terrifiante parfois. Nous avons une vie privée où nous retourner, nous construire autant que nous bouleverser. Nous avons là jusqu’au droit de nous donner la mort. Ce sera notre histoire. Ce sera notre façon de voir, avant d’être celle des autres. Là c’est notre inconnu, notre combat entre une vie qui ressemble à l’inconnu, une vie qui ne ressemble à rien, et la recherche d’une inscription tangible, d’un amour possible, d’une nourriture permanente, d’un sommeil acquis – d’un équilibre entre le droit privé et le droit public. La vie privée est une lutte qui n’est pas immédiatement acquise par la mort – vecteur de ressemblance, droit public, où l’on fait état, inhume, regarde ailleurs, regarde l’espace dans le secret qui le hante, l’abîme sans le modifier, le laisse intact sans le remplir, laissant ainsi au regard le souci de la permanence : lumière sans faille, sans éclairs, lumière commune, secrète et pourtant limpide. Mais le public, en tant que chute, est aussi le risque du privé. La ressemblance est le risque ; mourir, abandonner le combat, est une donnée immédiate – et pourtant, et surtout, sans avenir. Mais qu’il n’y ait pas d’avenir, cela, aussi, est une donnée, immédiate, provisoirement acquise au droit. L’immédiateté est là dans le combat. La mort, la ressemblance intacte, est là dans l’avenir qui est aussi au présent.
La vie privée est secrète, et pourtant nous la partageons encore. Nous ne partageons que cela. Nous sommes l’histoire sous cet angle. Sans lieu, sans droit au secret commun, la solitude est impartageable. Irresponsable parfois comme frivole par défense, explicable et pourtant illimitée dans les possibles qu’elle s’acharne à faire être, encore, dans le malheur ou dans la frivolité. Être seul et sans droit n’est jamais une aubaine, mais une possibilité – encore et toujours, où l’imminence des possibles est comme à tout le monde sans figure : effraction d’un privé privé de tout, sauf de l’imminence, et du temps de l’acharnement comme de celui du renoncement – de l’avenir et d’une immédiateté publique, rassemblée, vaincue comme la mort est pour tout le monde, quelques-uns, ou personne.
Il n’y a pas de vie privée et de vie publique. Il n’y a pas d’un côté le silence et de l’autre l’avenir. Il n’y a pas d’un côté les mots d’amour, et de l’autre l’érosion d’un partage anonyme. Il n’y a pas d’un côté la personne et de l’autre la mort. Il n’y a pas tant de frontières. Il n’y a pas que la faim qui guette le confort. Il y a aussi la faim oubliée (par d’autres), une faim qui ne s’oublie pas et une faim qui s’oublie pourtant parfois – elle-même. Il y a une latence, indénombrable, indifférente aux frontières. Il y a une latence, quand bien même il y a l’urgence, l’imminence, l’arrêt, la mort et le temps.
Il y a pourtant une seule frontière. Une et une seule, et c’est l’affaire commune. Nous ne partageons rien de tel. Une frontière cloisonne mais ne partage pas. Une frontière se combat et c’est un projet de guerre perpétuelle. Une frontière tue d’un côté comme de l’autre. Il n’y a pas d’absence de frontière. L’affaire commune est à cet endroit-là, sans partage, pour rien de tel qu’un instant d’amour ou de bonheur disséminé, ou de mort reconnue encore. Pour rien de tout ça. Mais pour interrompre le partage du privé et du public et leur communication quotidienne – qui ne s’interrompent pas, qui ne s’interrompront pas. Mais qui, traversés de latence, d’urgence, de silence, d’abîme intact, de pensées, de rage et de sérénité, de douleurs, d’effrois de douleur, ne traversent pas la frontière. Il n’y a pas d’interruption ; l’histoire est vécue sous l’angle d’un partage non immédiatement donné mais immanent, encore et encore, dans sa vitalité aux travers multiples, aux solutions insoupçonnées ou bancales, questionnées jusqu’à ne jamais cesser de naître. Mais l’interruption est exigée comme latence et comme guerre dont nous n’avons ni la clef de voûte, ni – est-ce que ce n’est pas à cela à quoi nous pensons sans cesse ? – les moyens.
La frontière est un heurt. Il y a des passeurs invisibles ; et il y a des passants refoulés. Là le partage ne s’effectue pas entre le privé et le public. Là l’histoire est la guerre. Là l’interruption est exigée, non pas un temps, un moment du temps, ni sans relâche – car nous ne nous relâcherons pas – mais comme la césure d’une incessance qui nous oblige à abandonner aussi notre droit au partage. Nous sommes, sur cette faille sans lieu d’être, entre ce heurt de la frontière, contre lui.
Il y a une aporie. L’affaire commune est une aporie. Car elle ne passe pas, mais nous habite encore là seulement où le passage – notre passage où nous partageons vie privée et vie publique – s’oblique forcément, se heurte à la frontière qui regarde certains visages en premier, certains visages qui sont une béance, une échéance dont le décret est marqué à l’extérieur, à la limite. Comme si cela seulement nous regardait. Exclu du rapport entre vie privée et vie publique – mais non pas hors frontière : à la frontière.