En attendant le mariage

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La gay pride a-t-elle vécu ? Le modèle qu’elle a fondé, où se nouent l’événement festif et le geste politique d’auto-affirmation, reste fécond. Mais elle est contestée dans la communauté homosexuelle. Plaidoyer – ou tombeau – pour la pride.

Nous n’irons plus à la gay pride.Entendu plusieurs fois la semaine dans les bars du Marais, tourné sous forme d’interrogation oratoire en couverture de Têtu (juin 2004), lu dans The End, le dernier livre de Didier Lestrade. Des justifications en pagaïe : esthétiques (la laideur des chars), politiques (la mollesse des revendications), queer(trop gay), identitaires (trop d’hétérosexuels), militantes (trop de commerces), etc. On acquiesce vaguement, on n’est jamais loin d’être d’accord, on se met à rêver d’un strict partage des temps – une fête qui ne soit pas inscriteau calendrier, une manifestation moins consensuelle –, on surprend chez soi des accès de nostalgie : les années 1980, quand on s’émerveillait d’avoir eu le courage de descendre dans la rue puis de quitter les trottoirs ; la première moitié des années 1990, quand on n’était que quelques milliers à danser sous la pluie et qu’on ne savait rien de plus radical qu’un french miss public et collectif. Mais la mémoire est courte et les souvenirs arrangés : à la fin des années 1980, un militantisme en panne avait abandonné la pride aux commerces et aux clubs ; au début des années 1990, on pestait d’être si peu nombreux – dans une communauté hébétée par le deuil, il n’y avait à peu près que les associations de lutte contre le sida pour trouver l’énergie de faire encore la fête.

Nous n’irons plus à la gay pride. Mettre l’accent sur « plus », retourner sa fierté de routier contre la pride de masse. Car il a fallu la défendre à l’époque où elle était rien moins qu’une évidence. Contre ceux qui croyaient y voir le signe d’une clôture communautariste, au moment même où des gays et des lesbiennes offraient un bal public à qui voulait s’y joindre. Contre ceux qui refusaient que la sexualité puisse être un motif de fierté, oubliant qu’elle causa si souvent de la honte : pride ne dit pas la fierté d’être gouine ou pédé, mais la fierté de sortirde l’invisibilité honteuse à laquelle on était assigné ; la marche des fiertés est un coming out collectif où le nombre est la condition du courage. Le « fierté » français traduit d’ailleurs très imparfaitement le terme anglais en laissant tomber son sens premier d’« amour propre ». La pride est donc tautologique : elle n’exprime jamais que la fierté d’y être, et c’est bien pourquoi, contre ceux qui voulaient qu’elle fut un peu moins « festive » et un peu plus « politique », il fallait encore répondre que c’était la même chose, et qu’aucun mot d’ordre ne serait à la hauteur de l’intitulé de la marche et de son existence.

L’histoire est archi-connue : la pride est née à New York en 1970, pour célébrer ceux qui, un an plus tôt, s’étaient révoltés contre une nième descente de police au Stonewall, un petit bar homosexuel de Greenwich. Sans les travaux de l’historien américain George Chauncey (cf. [Vacarme 26), on saurait moins, en revanche, comment le choix des émeutes de Stonewall comme événement fondateur d’une nouvelle culture gay occulte le souvenir d’autres manifestations qui les avaient précédées : tel rassemblement annuel à Philadelphie, par exemple, qui réunissait tous les 4 juillet des homosexuels soucieux d’intégration pour protestercontre les législations répressives à leur encontre. Rien de festif dans ces piquets, rien qui revendiquât une culture spécifique, bien au contraire : il s’agissait d’être respectable. En s’inscrivant dans l’héritage de Stonewall, la pride définit le paradigmede politisation de la question gay pour les décennies à venir, dont l’affirmation identitaire et la visibilité deviennent le centre de gravité. Elle rejoue la geste des clients du Stonewall, qui avaient investi les rues avoisinantes, et déplace dans l’espace public la culture festive des bars, sans chercher à la nier ou à l’euphémiser pour la rendre plus présentable.

En France, les premières « marches des fiertés homosexuelles » des années 1980 auraient pu revendiquer une tout autre origine : l’intrusion du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) dans le cortège du 1ermai 1971. Elles choisissent pourtant la filiation américaine. Sans doute peut-on dire rétrospectivement qu’il y avait déjà quelque chose comme une pridedans le fait de subvertir, au nom de la révolution, une manifestation qui s’en réclamait aussi, mais qui reléguait les choix sexuels au rang des dérives petites-bourgeoises (« C’est une tradition étrangère à la classe ouvrière »,avait alors déclaré la CGT) ; mais ce n’était pas encore la pride, dont la radicalité politique se passe de toute référence extérieure à elle-même. La pride est idiote, il y a d’ailleurs là de quoi rendre fous ses détracteurs, puisqu’elle désamorce toute possibilité de débat : le « gay is good » des premièresgay pride américaines n’appelle pas plus de discussion que le « black is beautiful » dont il s’inspire.

Cela n’empêche pas qu’il y ait eu chaque année des mots d’ordre explicitement politiques, au gré de l’air du temps et de l’actualité des combats : le refus des discriminations, le PaCS, l’égalité des droits, etc. Pourtant, loin d’épuiser le sens de la marche, ils ont toujours été débordés par elle. Une banderole de tête fait pauvre figure en regard d’un ballet travesti ou d’un camion de pompiers amoureux. Les groupes militants qui participent en tant que tels à la gay pride le savent, qui tablent sur le spectaculaire – le son le plus fort, le show le plus extravagant, la musique la plus addictive – pour annexer le plus de monde possible à son propre mot d’ordre. C’est que la pride ne s’adresse véritablement à personne d’autre qu’à ceux qui y participent. Elle suppose bien un extérieur (les hétérosexuels, les pouvoirs publics) mais c’est seulement pour le prendre à témoin. Elle est la mise en scène de la communauté qui s’y rassemble et qui s’y compte, c’est-à-dire aussi des débats qui l’animent et des cultures qui s’y fabriquent. Il n’y a pas de pride « unitaire », comme on dirait d’une manifestation, parce que le processus de coming out qui la motive se reproduit infiniment à l’intérieur d’elle-même, la fractionnant en une multiplicité de pride minoritaires qui contestent à leur tour l’idée même d’une norme gay ou lesbienne : fiers d’être fétichistes, sadomasochistes, transsexuel(le)s, parents gays et lesbiennes, etc. À ce titre, un groupe comme Act Up-Paris ne pouvait naître ailleurs que dans une gay pride : en interrompant la marche pour s’allonger sur la chaussée, des malades du sida se montraient à visage découvert et interpellaient en premier lieu leur propre communauté, où la tentation dominante était à l’époque de « déshomosexualiser » le sida, au prétexte d’éviter une double discrimination : celle des homosexuels en raison de l’épidémie qui les décimait, celle des sidéens du fait de leur homosexualité.

Une histoire reste à faire de la façon dont la gay pride a contribué, ces dernières années, à renouveler les modes d’expression collective des minorités. Elle a, en tout cas, donné des idées. En 1999, des usagersde drogues ont organisé une toxpride dans les rues de Paris. Et le collectif de chômeurs qui occupa, en 1998, l’ANPE de la rue Vicq d’Azir évoquait l’éventualité d’une « précaire pride ». Elle existe à Milan depuis 2001 et s’est également tenue à Barcelone cette année, elle rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes, elle a lieu le 1ermai, et c’est évidemment crucial : le mayday – c’est son nom – transforme la fête du travail en pride des précaires, à une époque où la désaffection syndicale et les ravages du néolibéralime ont attristé les rangs de plus en plus clairsemés d’une manifestation de travailleurs salariés. Une fête, donc : pour la première fois l’an dernier, San Precario est apparu dans un bus à l’occasion d’un contrôle de billets, c’est son effigie qui a ouvert la procession du mayday 2004.

Pour avoir fait des petits, pour n’avoir jamais de son côté rassemblé tant de monde, la gay pride n’en est pas moins en crise. L’attrait de la fête s’est émoussé dans la répétition, à mesure que le geste qui la fondait – la radicalité du coming out – se banalisait. Tout se passe aujourd’hui comme si l’énergie qui la caractérise – le court-circuit entre le politique et le festif – s’était déplacé dans d’autres lieux. Avouons-le, cette année, la vraie fête est à Bègles, comme elle le fut il y a quelques mois à San Francisco. Dans un article récent (Têtu, mai 2004), Didier Eribon prévoit que l’épidémie soudaine de mariages de couples du même sexe à San Francisco, à la faveur d’une faille du droit et du courage d’un maire, sera probablement considérée, d’ici quelques années, « comme un événement aussi important que les émeutes de Stonewall en 1969 » – celles-là mêmes qui sont à l’origine des premières marches de la fierté. On ira donc cette année encoreà la gay pride, mais on le sait d’ores et déjà : il se pourrait qu’enfin les mariages deviennent des fêtes un peu plus gaies.