Vacarme 28 / Cahier

Cut up

surveiller ou punir

Immoralité du pragmatisme. Aéroport d’Amsterdam, printemps 2004 : les passeurs interpellés avec moins de trois kilos de cocaïne ne sont plus poursuivis. La marchandise leur est simplement confisquée et leur nom est mis sur une liste noire pour qu’ils ne puissent plus voyager sur une compagnie néerlandaise ou transiter par les Pays-Bas. La raison en est simple : fin 2003, la mise en place d’une fouille systématique des passagers en provenance des Antilles néerlandaises et du Surinam avait fait faire un bond de 40% aux interpellations. C’est beaucoup trop. « Si à chaque contrôle on arrêtait tous les passeurs, au bout d’un mois les prisons néerlandaises seraient pleines », explique un porte-parole du ministère de la Justice. Depuis janvier, près de 150 interpellés ont donc été relaxés et un peu moins de 400 simplement expulsés. Seuls ceux déjà dotés d’un casier sont poursuivis. Dominique de Villepin fulmine. Que vaut une répression sans punition ? Il juge ce système « intolérable ». La Haye résiste - pas question de céder, ni de communiquer les noms qui figurent sur la liste noire aux policiers voisins - et « s’étonne » de cette levée de boucliers. Parce que tout simplement ça marche : la menace de saisie semble suffire à décourager les passeurs ; le trafic tendrait à fondre, de dix personnes interpellées par vol vérifié, la moyenne serait tombée à moins d’une.

Six mois après, le gouvernement néerlandais envisage de restaurer les poursuites judiciaires - puisque sa méthode a réussi à réduire le nombre de passeurs. On aurait tort d’opposer trop radicalement libéralité hollandaise et rigorisme français : l’un et l’autre visent évidemment la répression. Mais, à tout prendre, la recherche d’efficacité peut être mieux inspirée que la passion de la punition. (AL)

perdre la vue

« + 9% de violences policières en 2003 », Libération, 7 mai 2004. Il y a beaucoup de façons de perdre la vue ou d’y renoncer. J’aimerais bien qu’un petit mouvement fier d’être en mouvement s’élance de partout contre la loi aveugle, contre cette interprétation de la loi qui fausse la langue, arme les bras, se désincarne dans les guichets, contre cette part de la loi prise de passion pour l’ignorance des personnes à qui elle s’applique et qui l’appliquent. Qu’un mouvement s’élance, pas seulement de la part de ceux qui subissent les effets de cette loi aveuglée, mais que ce mouvement gagne aussi ceux qui en subissent les effets parce qu’à chaque fois qu’ils la servent, ils souffrent l’épingle qu’ils s’enfoncent dans les yeux justement parce qu’elle ne leur fait même plus mal – et ça, je ne vois pas qui ça ne regarde pas. (AC)

Gaza

Que cherchait donc Ariel Sharon en organisant un référendum interne au Likoud, qu’il était à peu près sûr de perdre, sur son plan de retrait de Gaza (et de 2 % de la Cisjordanie), au lieu d’organiser un référendum national qu’il était plus sûr encore de gagner ? 1) Acquérir diplomatiquement une position de modéré à toute fin de gratter encore quelques petites choses dans ses négociations avec les USA ? 2) Tenter de coincer ses adversaires internes (B. Netanyahou en tête) en leur laissant le choix entre une radicalisation suicidaire d’un point de vue international et une allégeance à son échec annoncé tout aussi suicidaire d’un point de vue partisan ? 3) Coincer de la même manière l’Autorité palestinienne qui ne voulait pas de ce retrait unilatéral en l’obligeant malgré tout à déplorer son échec (le lendemain des résultats, on entendit cette dernière tenter pathétiquement de s’en sortir en demandant aux Israéliens de respecter la « feuille de route » – pourquoi pas les accords d’Oslo ?) ? 4) Jouer son va-tout (un peu à la manière de Barak avec les Palestiniens en 2000) en attaquant la bataille de l’opinion nationale en son centre (syndrome des militaires au pouvoir en démocratie) ? 5) Se rapprocher de Shimon Perez en montrant que lui aussi savait perdre des élections ?

Question subsidiaire : Ne trouvez-vous pas dans tous les cas qu’une telle manière de faire de la politique est certes moins réellement dramatique mais plus désespérante en vérité (au sens propre : éteignant tout espoir) que le cycle infernal occupation/ attentats/ répression-assassinats extra-judiciaires ? Pour toute réponse, merci d’écrire au journal qui transmettra. (PZ)

morphogenèse

L’Encyclopédie Yahoo ! affirme : « La différence morphologique entre l’homme et le chimpanzé paraît s’expliquer essentiellement par un changement dans les gènes contrôlant la vitesse du développement : la morphologie de l’homme adulte est très voisine de celle du bébé chimpanzé. » Je me serais vautré dans l’infinie plénitude d’une condamnation à demeurer bébé chimpanzé jusqu’à la fin de mes jours sans les précisions malheureuses de la science sérieuse. D’après Christine Berge (CNRS-INFO, 11/1998), moi homo sapiens plutôt bien mis serais victime de processus « hétérochroniques » dans mon développement. Processus qui certes ralentiraient la maturation de mon système crânien mais accélèreraient sans vergogne celle d’autres parties de mon corps ; me réduisant ainsi au montage peu ragoûtant d’un crâne de bébé chimpanzé sur le bassin et les membres d’une grand-mère orang-outan. Que celui qui n’a pas le problème me jette la première pierre. (EL)

madame Bovary

« Mme Bovary n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres, elle les perdait toutes les unes après les autres. Peut-être avait-elle le tort de les amener avec elle au marché. Le processus était invariable : elle achetait des provisions chez un commerçant, elle payait, se retournait et ça y était : plus de Blanchette. Superstitieuse comme un évêque, elle pensa que c’était peut-être le nom de Blanchette qui était cause du mal et elle décida de débaptiser ses chèvres. Cette opération lui prit trois jours au bout desquels il ne restait que cinq chèvres s’appelant encore Blanchette, les autres se nommaient Noiraude, Maronite, Beigette, Jaunasse, Jean-Jacques-Roussote, Chevrette, Chevreuse, Port-Royal, Victor-Huguette, Branly, Odette, Geneviève, Sardanapoule, Cornette, Pasteur, Valériane, Napoléon-Quiquounette, Marceline-Desbordes-Valmore, Richelieu-Drouot, Chèvre-Babylone, Correspondance, Mimi, Lili et Lolo.

Tout cela n’était pas facile à trouver et l’épuisement de l’imagination d’Emma conserva donc cinq Blanchettes qui pourraient aussi servir de témoins à l’expérience.
Le lendemain Mme Bovary se rendit au marché amenant avec elle une des Blanchettes et Napoléon-Quiquounette. Elle acheta diverses choses, les paya, se retourna et à son étonnement Blanchette était toujours là mais Napoléon-Quiquounette avait disparu. Que faire ? Liquider ses chèvres ? Pourquoi pas, puisqu’elles ne lui donnaient que des emmerdements. Elle liquida donc ses chèvres ce qui lui donna un mélange de lait, de poil et de sang parfaitement répugnant. Telle est la véritable histoire de Mme Bovary.

Refuser toute imitation, les tribunaux ne sont pas faits pour les chiens. »

Chaval, « Madame Bovary », in Les gros chiens, Paris, J.-J. Pauvert . (ISS)

nuits

Démocrite dit que le sommeil est la réduction du souffle et que les rêves se produisent en fonction des simulacres ou fantômes qui se présentent, des idoles s’établissent. C’est la nuit sans clarté, dense et lourde d’aspect, les esprits des dormeurs sont ébranlés par une vision qui leur vient du dehors. Ou faut-il croire qu’ils se meuvent d’eux-mêmes pendant les rêves ? Quoi qu’il en soit, ceux qui rêvassent ignorent ce qu’ils font à l’état de veille et oublient ce qu’ils ont fait dans le sommeil. (SD)

Shangai, mai 2004

Campagne anti-SRAS

écrous

Du bulletin ICH de Pierre Tournier. Population sous écrou en France au 1er avril 2004 : 63 449 personnes (59 623 en métropole), dont 22 713 prévenus (soit un taux de 35,8 %), 526 sous contrôle électronique et 354 en placement à l’extérieur. 29 établissements ou quartiers ont une densité égale ou supérieure à 200 détenus pour 100 places, 51 ont une densité comprise entre 150 et 200 %. Depuis le 1er avril 2003,
l’accroissement de la population sous écrou a été de 7,3 %.

Rappel : il faut remonter à la Libération pour trouver un effectif plus élevé en métropole : 61 367 au 1er janvier 1947, 62 033 au 1er janvier 1946 (où la moitié de la population carcérale était détenue pour faits de collaboration, et où la France métropolitaine comptait seulement 40 millions d’habitants). (SyD)

discipline naturelle

« Commune du Kremlin-Bicêtre. Arrêté interdisant le port de la soutane sur le territoire de la commune. Le maire du Kremlin-Bicêtre, Vu les dispositions de la loi du 5 Avril 1884, articles 91,92, 94 et 97 ; (...) Considérant qu’il n’est pas juste de laisser le clergé bénéficier d’un régime de faveur lui permettant de se soustraire aux obligations que supportent tous les autres citoyens ; Considérant que le clergé est un groupe de fonctionnaires, qu’il importe particulièrement en raison de leur nombre, de leur indiscipline naturelle et de la nature même de leurs fonctions complètement inutiles au bien de l’État, de les rappeler en toutes choses au respect absolu de toutes les lois ; (...) Considérant en outre, que si le costume spécial dont s’affublent les religieux peut favoriser leur autorité sur une certaine partie de la société, il les rend ridicules aux yeux de tous les hommes raisonnables et que l’État ne doit pas tolérer qu’une catégorie de fonctionnaires serve à amuser les passants, Arrête : Article premier : Est interdit sur le territoire de la Commune du Kremlin-Bicêtre, le port du costume ecclésiastique à toute personne n’exerçant pas des fonctions reconnues par l’État et dans les limites du territoire assigné à ces fonctions (...)
Le Kremlin-Bicêtre, le 10 septembre 1900.
Le Maire, Conseiller général, E. Thomas. » (LW)

trois ans

Les Européennes n’avaient pas encore eu lieu que, dans les partis, la course aux candidats pour les Présidentielles était commencée. Cap sur 2007 et son package électoral – Municipales, Présidentielles, Législatives. De quoi donner l’envie de prendre les états-majors de court, sinon de vitesse, en remettant au travail l’idée qui, depuis « Nous sommes la gauche » en 1997, puis à chaque nouvelle élection, veut brouiller la frontière entre la rue et les urnes, les mouvements et les partis, et bouleverser l’orthodoxie de « l’autonomie des mouvements sociaux ». Non pas en rêvant de constituer des « listes citoyennes » aux succès improbables, ni en espérant la constitution d’un hypothétique « pôle de radicalité » susceptible de contester au PS son hégémonie, mais en procédant, depuis les mouvements, à une offre politique publique : rouvrir le champ des processus électifs clos par la concurrence entre les partis – et entre les poids lourds au sein de chaque parti – en imaginant dès maintenant l’organisation de forums sociaux des élections, où les appareils partisans seraient invités comme les autres ; inventer une méthode susceptible de construire des contenus, donc des candidats, plutôt que de produire des unités artificielles à partir de candidatures préalables dont la légitimité n’est due qu’à des logiques d’appareil ; réinvestir le temps électoral – crucial, parce qu’en dépendent les marges de manœuvre des mouvements ; mais mort, parce que ses logiques leur échappent complètement – comme un moment de notre agenda. Lancer des « primaires à gauche », en quelque sorte. On y travaille et on en reparle. (PM)

les esprits du koniambo

Piles électriques, résistances chauffantes, bronzes à usages maritimes, couverts argentés, pèle-pommes, blindages pour véhicules militaires, carburants végétaux, matériel de forage, pales de turboréacteur, verres fumés, moteurs Roll Royce, mécanismes d’horlogerie, acier inoxydable, tubulures pour centrales de désalination, pèse-personnes, soupapes d’échappement pour moteurs à combustion interne, éviers, casseroles, pots catalytiques, aimants permanents, pièces de monnaie : il y a du nickel dans tout. Dans tout, mais pas partout : le massif du Koniambo, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie, est l’un des seuls gisements au monde susceptible d’en fournir la quantité et la qualité nécessaires à une exploitation minière durable et rentable. Ce massif est depuis toujours la terre des Kanaks. Depuis les accords de Nouméa, en 1998, il est aussi leur principal espoir de transformer l’émancipation juridique en indépendance économique. L’opération fut compliquée. Il fallut d’abord arracher aux Caldoches le monopole des richesses minières de l’île. Puis transformer les usages coutumiers du sol – chaque clan revendiquant, non des territoires contigus, mais un écheveau d’itinéraires rituels – en un droit de propriété adéquat à l’activité industrielle. Puis départager les candidats à l’exploitation : ce sera Falconbridge, une multinationale canadienne. Puis obtenir des dirigeants de l’entreprise qu’ils « fassent la coutume », c’est-à-dire qu’ils se prêtent à l’échange traditionnel de cadeaux et de paroles, d’une grande douceur, par lequel on règle, chez les Kanaks, les petits désaccords et les grandes alliances. Enfin calmer les esprits des ancêtres, un temps mécontents d’être dérangés dans leur retraite au sommet du Koniambo par les excavatrices qui préparent le site, au point d’en renverser quelques-unes. Mais les ancêtres ont été convaincus. Non pas tellement par les retombées économiques attendues (que les blancs fassent de l’argent avec le nickel, si telle est leur passion), mais pour la raison suivante : le nickel est dans la terre, les esprits aussi ; comme les blancs mettent du nickel dans tout, les esprits du Koniambo seront partout. Les Kanaks font donc bien mieux que défendre leur culture contre la mondialisation : ils mondialisent leur culture. C’est en tout cas la rêverie qu’autorise un documentaire magnifique de Jean-Louis Comolli et d’Alban Bensa, vu sur Arte le 10 mai dernier. On attend impatiemment sa rediffusion, et de rencontrer les ancêtres. (SG)