« Ils ont tout accordé ! » une chronologie

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Il est habituel pour un chercheur de tenir le journal de ses observations, pour en contrôler l’objectivité. Ce qui l’est moins, c’est d’y laisser entrer un sujet collectif. Quand un journal de terrain devient la chronique d’un mouvement.

vendredi 16 janvier. Voici près d’une semaine que j’ai signé la pétition « Sauvons La Recherche », après plusieurs essais infructueux pour me connecter au site web. Mon activité pétitionnaire est, comme pour d’autres, intensive en ce début d’année : « Contre le projet Belloc de réforme du statut des enseignants-chercheurs », « Non au mépris » et « Qui veut la mort des sciences humaines et sociales ? » Ce jour-là, je suis chez moi, premier jour de liberté pour travailler pour moiaprès des semaines entièrement consacrées au labo. Pas pour longtemps. Coup de téléphone impromptu à midi : je dois remplacer au pied levé une collègue qui devait représenter les SHS à une rencontre du collectif SLR avec Claudie Haigneré prévue au ministère à 14h00. Il faut d’abord rejoindre les cinq autres de la délégation à l’hôpital Cochin, je ne sais pas exactement où. Leur téléphone est en permanence occupé. J’y vais, assez angoissée. Je n’ai jamais mis les pieds au ministère, je n’ai aucune expérience de ce type de rencontres officielles. J’ai parfaitement intégré mes handicaps : femme, SHS, l’air juvénile, « que maître de conférences », sûre de ne pas être prise au sérieux et de devoir jouer le rôle de la potiche… Dans mon esprit, mes « collègues » de « sciences dures » sont forcément des hommes, forcément âgés, forcément mandarins… J’arrive à Cochin vers 13h15. Je me perds dans les couloirs pour me retrouver devant la porte de la morgue. Mon angoisse redouble. Coup de téléphone sur le portable, une voix agréable, jeune, m’appelle par mon prénom et se présente : « C’est Alain, Alain Trautmann. » Au même moment, je vois un homme me faire signe en souriant et découvre les autres, dont Estelle, une doctorante. Un premier contact aux antipodes de l’image que je m’en étais faite. On file prendre un taxi, direction le ministère.

Après avoir avalé un morceau dans un café, nouvelle tension : à l’arrivée au ministère, on est assaillis par les journalistes. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.

Ils sont six face à nous. La rencontre dure deux heures, tendue, désagréable, un dialogue de sourds.

Nouvelle cohue journalistique à la sortie. Une conférence de presse est organisée après dédale dans les sous-sols ministériels.

À la sortie, je fais cette réflexion : « Eh bien, on va devoir démissionner ! »

Jeudi 22 janvier. C’est ma première réunion du collectif SLR, une trentaine de personnes qui semblent à peu près toutes se connaître. Quelqu’un croit savoir que Chirac, agacé, aurait dit aux ministres de « lâcher ». On discute chiffres du budget, nombre de postes et conséquences de la démission d’un directeur de labo, site web, comités locaux, contacts académiques et politiques. Les débats deviennent brusquement houleux à la question de savoir si SLR doit appeler à la manifestation du 29 lancée par les syndicats. Résultat : une déclaration sibylline qui ne me satisfait pas. Le collectif « se réjouit de » mais n’appelle pas en tant que tel à la manifestation. Dans les faits, nombreux sont ceux qui s’y rendront et la banderole SLR sera la plus en vue et la plus diffusée dans les médias.

Mercredi 4 février. Le matin, audition devant la commission des Affaires culturelles du Sénat. Nous sommes quatre à entendre (et admirer) la fin de l’intervention d’Axel Kahn.

L’après-midi, réunion du collectif qui crée l’association SLR dont je deviens vice-présidente (car il faut des femmes et des SHS). Je suis contente : la participation des SHS a triplé : nous sommes six sur la trentaine de personnes présentes. La grande partie de la réunion sera, comme toujours, consacrée à rendre compte des multiples contacts et entrevues, et à envisager les prochaines étapes de ce « lobbying intensif ».

Vendredi 6 février. Première AG du comité Paris-centre, c’est la catastrophe… Peu de monde (environ 150 personnes), de l’électricité dans l’air en raison de trois personnes visiblement d’accord pour saborder l’AG, et à travers elle, cette « mobilisation de mandarins » que sont par définition,à leurs yeux, les directeurs de labo. Mes collègues des « sciences expérimentales » (comme ils préfèrent s’appeler) à la tribune tombent dans le panneau, se braquent, élèvent la voix et clôturent rapidement les débats. De retour chez moi, je leur envoie un mail peu amène sur leur façon de conduire les débats… Peut-être que sur ce plan, les « SHS » savent mieux faire… Catherine et Georges me propulsent donc responsable de la prochaine AG.

Mercredi 11 février. Conférence de presse avec le soutien d’associations. C’est le début du second semestre universitaire avec plein de cours : je vais désormais jongler avec l’emploi du temps, courir d’un amphi à Cochin, de Cochin à la Sorbonne. Au fil des semaines, les réunions se multiplient.

Mardi 18 février. Matignon a annoncé l’augmentation du nombre d’allocations de recherche et de leur montant, la restitution des gels de crédits et l’ouverture de 80 à 100 CDI sur des postes gagés. Je crains que le front se fissure. Je me trompe. « Le gouvernement paye ses dettes », c’est tout. La mobilisation doit se poursuivre.

Mardi 25 février. J’étais la veille avec Georges à la Coordination des intermittents et précaires pour préparer le « KO social » du lundi suivant : Alain doit y intervenir aux côtés de mouvements sociaux et de groupes de rock. Cette globalisationdes luttes et ces contacts avec d’autres, via le « KO social » ou la pétition des Inrockuptiblesque j’ai faite circuler à SLR, ne sont pas du goût de tout le monde. La tension monte, sur tous les sujets, et d’abord, évidemment, sur le 9 mars à venir, en particulier sur la question : faut-il inviter tous les directeurs d’unité ou seulement ceux qui ont signé la pétition ? On connaît enfin la portée des démissions. Si elles sont refusées, faut-il aller jusqu’à la grève administrative ? Un groupe de travail sur les États généraux est mis en place.

Lundi 1er mars. Après les cours, une AG à Jussieu, puis une AG dans mon labo pour expliquer mon engagement dans le mouvement et obtenir le soutien du conseil de labo. Bref, je rate la manifestation du « KO social » et Georges, qui devait me vendre une entrée au Zénith.

Mardi 2 mars. Réunion du collectif SLR. On est maintenant à 150 000 signataires. Nouvelle discussion sur le 9 mars. Cette fois-ci, faut-il inviter les chefs d’équipe démissionnaires (potentiellement) ? Si oui, combien par labo ? Jusqu’à l’extrême limite, on a cherché à éviter d’organiser la réunion à l’Hôtel de Ville. Elle se déroulera pourtant là : le Collège de Franceet la Sorbonne nous sont interdits… Questions d’organisation, de contrôle des arrivées, de nombre de boîtes de démission à prévoir, etc. Vient ensuite la discussion (rapide, car l’urgence de la préparation du 9 prime) sur la proposition de médiation de Baulieu/Brézin.

Mercredi 3 mars. Journée « Science en berne » à Paris avec toutes sortes d’initiatives sur l’ensemble de la journée pour populariser le mouvement auprès de la population : présence à 8h00 dans les gares, « mini-conférences » sur des sujets variés sur les marches du Collège de France (j’interviens sur la tentation de l’expertise en sciences sociales, entre une conférence sur « les neutrinos dans l’univers » et une autre sur la maladie de Parkinson), station Pasteur rebaptisée « La rage », die-in(que je rate en raison d’une entrevue avec la Conférence des présidents d’université), lâcher de ballons et prise du Pont des arts, exposition « L’homo scientificus, une espèce en voie de disparition » au Muséum, etc. Puis une belle manifestation : plusieurs cortèges convergent sur la place de l’Hôtel de Ville à J - 7 du « big bang », comme on appelle parfois l’échéance du 9 mars… 36 000 signatures citoyennes récoltées en une journée.

Lundi 8 mars. J - 1, une journée d’enfer. Trop de rendez-vous qui se bousculent, trop d’angoisse, trop d’incertitude sur « ce qui va se passer » le lendemain. Je fais cours en pensant à autre chose, comme depuis des semaines. J’enchaîne sur une réunion à l’institut Curie où se retrouvent à huis clos les « DU » (directeurs d’unité) démissionnaires pour parler de leur démission à venir. Beaucoup de provinciaux sont déjà là. Pour la première fois, j’entends en public Francis-André ; j’apprécie ses discours et son attitude à la fois ferme et rassurante. Depuis le matin, je suis poursuivie par une équipe de France 2 qui veut suivre quelqu’un du mouvement ; j’espère passer incognito mais manque de chance (il est vrai que nous sommes si peu de jeunes femmes…), les journalistes ont deviné dès mon entrée dans le bâtiment qu’il s’agissait de moi. Ils vont me suivre dans ce qui m’est le plus pénible de la journée, là où j’aurais voulu aller seule, puis rester « entre nous », ceux du labo : faire mon dernier passage au labo, signer les derniers formulaires de commandes, ordres de mission etc. Il faut donc courir de Curie à la Sorbonne, flanquée de journalistes qui filment mes chaussures (je cours presque) et quelquefois me font revenir sur mes pas. Ils me suivent jusqu’au labo, installant leur lourd matériel dans mon bureau étroit, manifestement étonnés de l’insignifiance des lieux (il n’y a rien à filmer dans un labo de SHS). Bref, ils ratent les fameuses « dernières signatures » qu’ils sont venus immortaliser et là encore, s’étonnent qu’il n’y ait pas des dizaines de lettres à parapher, signer.

Je me rends ensuite à pied à l’hôpital Cochin pour la dernièreréunion du collectif. Je ne prends aucune note. Je n’ai plus rien de l’observatrice distanciée. Comme tous, je suis fatiguée et surtout angoissée, perméable à toutes les rumeurs : et si l’INSERM nous « lâchait », et si nous n’étions que quelques dizaines, une petite centaine, à démissionner ? Je rentre chez moi énervée et épuisée ; la nuit sera courte et agitée.

Mardi 9 mars. La fameuse réunion doit commencer à midi. Je suis à l’Hôtel de Ville à 9h30 pour organiser l’accueil et le contrôle des entrées sous le « commandement » de Catherine, à l’étage, et de son compagnon Jean, aux portes, notamment pour répondre aux médias, interdits de séjour pour la réunion. Je préfère m’affairer qu’attendre fébrilement ; ça m’occupe l’esprit.

À midi, je monte à la magnifique salle du 1erétage. Premier soulagement : quoiqu’il arrive dans les minutes qui suivent, au moins elle est remplie, dans un climat de gravité. Sur la place Saint-Gervais, les manifestants sont déjà là et commencentà faire du bruit, à chanter, à lancer des slogans pour encouragerles « DU ». C’est Georges le chef d’orchestre. Je regrette un peu que le groupe soit divisé entre ceux qui sont dedans (car DU) et ceux qui sont dehors. J’ai la surprise de me retrouver à la tribune. J’ai besoin de faire semblant de m’occuper, alors je vais noter le timing de la réunion, au cas où…

12h15. Catherine fait le bilan de toutes les actions engagées par le collectif depuis janvier.

12h20. Alain enchaîne, explique les propositions gouvernementales, très insuffisantes, et par conséquent notre appel à démissionner. Son discours est magnifique ; il est à la fois lyrique et tribun. Il recueille une standing ovationimprévue. Un premier frisson parcourt tous les rangs.

12h45. Ouverture du débat modéré avec talent par Francis-André. À une exception près, tous les intervenants se disent déçus et prêts à aller jusqu’au bout. Trois quarts d’heure plus tard, on procède comme convenu à un « vote indicatif » à main levée sur les démissions. Je crois que pour beaucoup d’entre nous, notre rythme cardiaque a brusquement changé. Du haut de la tribune, je vois une forêt de mains se lever ; moins d’une dizaine ont le courage, devant cette unanimité, de déclarer qu’ils ne démissionneront pas. Francis-André se retourne vers Alain, les larmes aux yeux, comme d’autres. Je crois qu’à ce moment, quelqu’un par la fenêtre a par geste signifié le résultat aux manifestants ; une énorme clameur nous parvient, un tintamarre, des applaudissements, de la musique. En scientifiques sérieux, on ne se laisse pas submerger par l’émotion : les débats reprennent sur la stratégie à venir, en particulier la lettre adressée à Jacques Chirac et la journée d’action du 19 mars, à deux jours des élections. Par la fenêtre, je vois la foule en liesse. On est plusieurs à se dire que finalement, l’Hôtel de Ville était le meilleur lieu tellement le symbole est fort : c’est sans doute exagéré mais l’image de la Révolution française nous vient à l’esprit…

13h45. C’est la cohue la plus extrême pour remettre sa démission dans les boîtes. Nous sommes 826 DU et 607 chefs d’équipe. Il faut se presser et la trouver par « rang » (DU ou chefs d’équipe), par organismes (universités, CNRS, INSERM etc.), par disciplines : SHS, SDV, SDT, etc., des sigles qui, voici encore deux mois, m’étaient inconnus… Je participe ensuite au comptage, assez compliqué et approximatif tellement il y en a. Il faudra plusieurs jours pour avoir le chiffre exact : 1450 DU et 2096 chefs d’équipe. Les lettres ou fax de démission ont abondé au collectif après cette journée historique.

Dehors, les manifestants en ont marre et partent en direction du ministère. Lorsque nous sortons par petits groupes, il n’y a plus personne : il faut courir rejoindre la tête du cortège. Arrivés au Panthéon, coup d’adrénaline : on ne sait pas qui a les fameuses boîtes de démission tant attendues par les journalistes pour immortaliser leur dépôt devant les grilles du ministère. Elles arrivent tardivement car par mesure de précaution, elles ont été photocopiées et les originaux mis à l’abri…

Le « noyau dur » se retrouve le soir dans une pizzeria ; on est contents et on boit beaucoup dans une atmosphère chaleureuse et presque familiale.

Vendredi 19 mars. Le matin, AG à Paris I (une première depuis des décennies !) que j’anime difficilement, entre les syndicats et le président de l’université qui s’emporte violemment contre des étudiants. Elle doit en théorie lancer les États généraux à l’université.

Manifestation grandiose l’après-midi.

Mardi 23 mars. Le directeur du CNRS a convoqué au Collègede France l’ensemble des DU démissionnaires (780 DU CNRS sur 1443), lesquels sont accueillis (c’est une surprise qui nous est faite) par une haie d’honneur de doctorants et chercheurs en blouse blanche. Francis-André adopte une stratégie de harcèlement pour l’amener à appuyer nos revendications, stratégie reprise par l’ensemble des collègues de « sciences dures » mais cassée par les deux seules interventions de SHS - la honte ! Larrouturou est visiblement déstabilisé. Deux réunions l’après-midi, l’une avec les DU encore présents (et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?), l’autre du collectif SLR, à vrai dire sur la même interrogation…

Mardi 30 mars. Après une audition au Sénat sur la situation en SHS, réunion du collectif SLR. On se réjouit tous du résultat des régionales : maintenant, il va bien se passer quelque chose ! On envisage une grève après les vacances de Pâques, et on réfléchit à comment européaniser la pression et le débat. Autant la question de la mobilisation m’intéresse, autant celle des États généraux, tout entière tournée sur l’organisation (une vraie usine à gaz !) m’ennuie…

Lundi 5 avril. Rencontre avec notre nouveau ministre. Le ton a radicalement changé ; on sait qu’ils vont enfin lâcher sur les postes mais combien ?

Jeudi 8 avril. Ils ont tout accordé ! Le rassemblement à la Sorbonne, qui devait être funèbre, est celui de la victoire, une victoire piteusement fêtée avec peu de monde et sous la pluie. La démobilisation s’annonce déjà et les vacances de Pâques à venir ne présagent rien de bon… Depuis la rentrée d’ailleurs, elle est nette et la complexité de l’organisation des États généraux, avec la démultiplication des réunions (par site, intersite,niveau local, niveau régional sur Paris !), n’y arrange rien. On en est là, alors que le budget 2005 va bientôt être discuté (il faut faire une plate-forme revendicative, comme les syndicats le font), puis une loi d’orientation et de programmation sur laquelle toutes les forces constituées (les syndicats, les présidents d’université, les experts et autorités scientifiques autoproclamés ou désignés comme tels…) entendent faire pression.Là, on voit que nous sommes des amateurs… Que deviendront nos grands rêves de réforme en profondeur de l’Université et de la recherche ?