Expériences, discours, représentations

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La fin apparente d’un danger nucléaire imminent, au moins pour nous, Européens, la naissance d’un monde unipolaire plus dominé que régenté par les États-Unis, la construction d’une Europe pacifiée ont sans doute complètement bouleversé notre rapport avec la guerre. La guerre semble partout aujourd’hui, à nos frontières et dans nos têtes ; mais au cœur de l’Occident, nous ne savons plus ce que c’est par expérience. D’une part, en effet, nous n’en avons aucune perception immédiate par nos corps ; d’autre part, et sans doute de ce fait, plus aucune guerre, sauf pour une infime minorité, ne trace en nous, comme toute expérience existentielle importante, le sentiment d’un avant et d’un après. Depuis la chute du Mur de Berlin qui mettait officiellement fin à la guerre froide, et pour la France peut-être plus encore depuis la fin du service militaire, la guerre mais aussi sa possibilité même semblent s’être effacées de l’horizon de nos vies quotidiennes.

Nos parents et nos grands-parents ont connu par expérience, de près ou de loin, rien de moins que la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation, Algérie en tête ; ils ont pu penser assister à la fin du monde en 1962 ; ils ont, pour la plupart, connu l’armée pendant leur service ou leur mobilisation, son creuset républicain, sa solidarité virile ou son humiliante bêtise comme on voudra, ce qui n’est pas rien non plus. Mais pour notre génération, rien de cela. Tant mieux, et après ? Nous sommes submergés de discours, de représentations et de fictions, de témoignages et de métaphores ; beaucoup se sont constitués politiquement lors des guerres d’Irak ou de Yougoslavie, et ne saisissent jamais autant l’urgence de conserver une conscience politique que devant les récits de Tchétchénie, du Darfour ou du conflit israélo-palestinien. Pourtant, à ne s’en tenir qu’à leurs expositions médiatiques morcelées, ces discours n’accumulent souvent que des mots sans référents sérieux et ces représentations ne sont, pour nous au moins, que des représentants sans représentés directement perçus.

Il ne s’agit pas de céder à la nostalgie de l’ancien combattant d’hier qui, seul, saurait vraiment ce que c’est. A priori rien n’indique que le point de vue de l’expérience vécue soit nécessairement le meilleur point de vue pour comprendre la guerre. Il y a eu tant de Fabrice à Waterloo ne voyant rien, ne comprenant rien, parmi les millions de mobilisés ou de volontaires des guerres modernes ; tant de Nivelle ou de Gamelin aveugles et sourds parmi leurs chefs. Cependant, aujourd’hui, nous sommes sans cesse sollicités à penser, combattre ou soutenir des guerres lointaines sans que jamais notre existence en soit menacée. Ce que d’aucuns appellent la « guerre au terrorisme », si jamais le terme est approprié, n’échappe pas à cette règle. Collectivement et au cœur de l’Occident, une telle guerre ne nous menace pas encore. Individuellement, les « victimes civiles » ne peuvent pas croire l’avoir expérimentée comme telle : sans combat, sans représentation de l’ennemi ni des buts qu’il poursuit, sans anticipation d’un tel malheur individualisé. On peut parler, au seul niveau de l’expérience – New York, Bali, Madrid,… – de crimes immondes et injustifiables, mais non de guerre, sinon de manière idéologique.

À rebours, ceux qui aimeraient nous faire croire qu’il n’y a plus de guerres réelles, voire possibles, dans un monde dominé par l’économie et les images, qu’il n’y aurait que des guerres asymptotiques, que même « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu », selon l’odieuse formule de Baudrillard, ne font qu’exhiber leur fantasme de réduire les événements du monde au lit de leur ignorance de petits penseurs abstraits.Ce n’est pas parce que nous vivons, au cœur de l’Occident, au plus loin de toute expérience de la guerre, réduisant effectivement celle-ci à ses images, à ses métaphores – guerre économique, guerre politique, etc. –, ou à ses parodies ludiques et pathétiques, multiplication des Wargames et des Paintballs en tous genres, qu’il n’y a plus de guerre réelle au loin, avec ou sans « nos » troupes.

Sollicitations

Redéplions quelque peu le problème. Nous autres, Européens, sommes aujourd’hui triplement sollicités par la question de la guerre.

Tout d’abord, par la discipline historique. En 1992, Christopher Browning publiait une étude admirable et terrifiante sur le 101e bataillon de réserve de la police allemande  : Des hommes ordinaires. Ces quelques 500 hommes, pour la plupart de bons pères de famille qui n’étaient pas nazis, vont, en moins de seize mois, de 1942 à 1943, exterminer près de 83 000 juifs, d’une balle dans la tête ou en les déportant vers les camps de la mort, sans que les rares qui s’y refuseront soient jamais punis, donc, d’une certaine manière (mais tout le problème politique est là) de leur plein gré. Huit ans plus tard, A. Becker et S. Audouin-Rouzeau publiaient 14-18 – Retrouver la guerre : on ne peut définitivement plus penser la guerre en simples termes de justice ou d’injustice, de violences subies ou de malheur collectif. Le meurtre et la brutalité, cela s’apprend au moins autant que cela se décide. Il n’est pas sûr que ces textes aient complètement réglé le problème du sens de la guerre, mais ils ont au moins l’immense mérite de l’avoir reposé : la guerre n’est pas qu’une affaire d’États et d’état-majors, c’est aussi une affaire de pratiques et d’apprentissages. Qu’il y ait eu des guerres, de telles guerres, repose donc la question de savoir par quels mécanismes, sociaux, politiques, psychologiques, anthropologiques, vivre ici-bas semble signifier si souvent vivre dans la possibilité expresse du meurtre.

Ensuite, par les choix de société qu’impose la guerre. L’Europe est-elle vouée à se démilitariser et à laisser l’Amérique décider seule de la politique à mener face aux conflits actuels ? Il n’y a pas de sens à être pour ou contre la guerre en général. Mais par le fait, c’est-à-dire par sa politique budgétaire, l’Europe semble se condamner à ne plus jouer qu’un rôle marginal dans le règlement des guerres extérieures. Peut-être est-ce un bon choix : des voix se font ainsi entendre aujourd’hui, celle d’Étienne Balibar par exemple, pour défendre une « Europe faible » contre une « Europe multiplicateur de puissance  » qui empêcherait de faire entendre une autre voix dans les relations internationales. Si ce choix doit être fait encore faudrait-il qu’il soit publiquement assumé par tous, et pas seulement admis pour des raisons négatives, voire par un sombre désir de ne plus entendre parler de ce qui se passe.

Enfin, par les dimensions proprement métaphoriques de la guerre, c’est-à-dire à la fois comme jeu, fuite ou déplacement, mais aussi comme ce qui fonde rien moins que notre rapport avec ce que nous considérons comme réel. Métaphoriser peut en effet aussi bien déréaliser un événement que le nommer symboliquement, c’est-à-dire le constituer comme réel humain. Que fait-on aujourd’hui en économie, en politique, dans la vie quotidienne, en parlant de guerre là où, de fait, la violence est d’une autre nature ? L’enjeu serait donc de savoir ici s’il y a ou non un bon usage de la métaphore, inventif et non figé, en prise avec les guerres actuelles et non pas, seulement, des usages portés par des syntagmes dévitalisés à force d’être répétés.

Définitions

Dès lors, il s’agit de commencer modestement : qu’est-ce qu’une guerre avant toute métaphore et avant tout jeu de mots ? Qu’en pensent ceux qui la font ou s’y préparent, militaires en tête, ceux qui la disent, publicistes et politiques, ceux qui l’éprouvent, civils et combattants ? Plus précisément et à l’aune des guerres du passé, qu’est-ce que peut être une guerre aujourd’hui, dans un monde où la technologie occidentale, américaine surtout, rend les dernières guerres inévitablement asymétriques ? Qu’est-ce qu’une guerre quand ce n’est plus l’ordalie des forces en conflit ? Ou à l’inverse, qu’est-ce aussi qu’une force proprementguerrière si la précellence des armes n’est plus toujours le nerf de la guerre ?

Sans doute, on doit répondre d’abord que toute guerre, hier et aujourd’hui, est une violence armée commise en lieu et place d’un discours ou d’une discipline, une brutalité imposée directement aux corps et non pas seulement à la conduite des corps. Soit, mais alors de quelle violence s’agit-il ? Qui sait ce que sont concrètement un combat, un massacre, des viols organisés, des meurtres légitimés d’avance ? Plus encore, comment expliquer que certains combats conduisent à des massacres de masse et d’autres non ? Comment expliquer, historiquement et conceptuellement, que les guerres, même chez les plus pacifistes, ne se jugent pas à la même aune et ne portent pas le même poids d’infamie ?

Meurtres « légitimés d’avance », guerres « infâmes » et guerres plus ou moins « justes » : toute guerre relève sans doute ensuite, mais logiquement peut-être d’abord, d’un régime de discours. Il n’y a pas de guerre qui ne se présente comme juste, légitime, « nécessaire », il n’y a pas de guerre qui advienne sans avoir été préparée par toute une série de discours la justifiant et la rendant désirable. Soit. Mais alors de quelles rhétoriques relèvent de tels appels à la guerre, notamment en Occident ? On peut prétendre faire la guerre pour enfanter une paix plus sûre, un « nouvel ordre mondial ». Vieille rhétorique, aussi vieille que la guerre. Mais on peut prétendre encore faire la guerre pour empêcher une guerre qui serait bien plus ravageuse encore, comme cela semble être le cas en Côte d’Ivoire et comme cela n’a pas été le cas au Rwanda. Rhétorique plus nouvelle de la « guerre aux guerres » entendues toutes sans métaphore. Et on peut encore vouloir faire la guerre parce que les ravages de la guerre sont parfois préférables aux exactions de certains États. Les droits de l’homme aussi, en lieu et place des rhétoriques souverainistes, peuvent participer d’une profonde rhétorique guerrière.

Il est certain, cependant, que la question de la causalité de la guerre ne peut se réduire a priorià celle de l’efficacité des discours. Dira-t-on alors que la guerre est une affaire de cupidité, de rapines ou de nécessités économiques ? une affaire d’argent, de pétrole, de territoire et de complexe militaro-industriel ? Nous vivons pourtant depuis trop longtemps en paix avec nos ennemis héréditaires (les Anglais, les Allemands) pour admettre que les guerres au lointain soient uniquement une affaire de nécessité économique. Le libéralisme économique et politique n’est certes pas un facteur de pacification comme avaient pu le rêver ses premiers défenseurs ; mais ce n’est pas, non plus, la causede toutes les guerres, y compris en Irak. Jusqu’où les causes prétendument cachées et matérielles des guerres ne sont-elles donc encore qu’une affaire de rhétorique ? Et que viserait, alors, une telle rhétorique ?

On pourrait penser, encore, que la question de la définition de la guerre se réduit à celle de ses composantes techniques : il faut qu’il y ait des États engagés et, avec eux, des armées ayant des buts explicites de guerre – défense, conquête, pacification – auxquels des moyens à la fois stratégiques et tactiques seraient conférés. Aujourd’hui, on a pourtant l’impression de s’y perdre. Une « guerre asymétrique » est-elle encore une guerre ? N’est-elle qu’un théâtre d’ombres où les politiques, ne parvenant pas à trancher, préfèrent différer et laisser les peuples s’entre-égorger ? Le problème se pose notamment pour le conflit israélo-palestinien. Plus encore, pour la politique que nous prétendons mener à l’échelon national ou européen : est-ce qu’une « force de projection rapide » peut être l’apanage de pays en paix ne se réclamant que de la guerre défensive ? Et, pour nos « alliés » américains, la nouvelle guerre en Irak est-elle une guerre stratégique contre les capacités de nuisance du pouvoir baasiste ou une guerre tactique contre l’Arabie saoudite, la Chine (qui aura de plus en plus besoin de pétrole) ?

Après l’expérience du combat et du meurtre, l’expérience des discours de guerre, et l’expérience des technologies de guerre, on pourrait enfin penser que la guerre est essentiellement une affaire de représentations. C’est peut-être parce qu’il y eut Homère que la guerre de Troie fut la première guerre mythique de l’Occident, et non pas, seulement, une opération de brigandage organisée par quelques Grecs cupides et énervés. Il semble que la pertinence même du terme de guerre dépende entièrementdes représentations, politiques autant qu’esthétiques,que l’on se fait de ces catastrophes humaines. Plus encore, ces représentations elles-mêmes ne paraissent pas répondre à des stratégies discursives toujours explicites de la part des États et de leur propagande. Tantôt ces derniers nient toute représentation de la guerre, il n’est alors question que de « campagne de pacification »,de « vulgaire opération de police », de « guerre sans nom » – pour l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, pour la Tchétchénie. Tantôt ils insistent, plus que jamais, sur la réalité d’une guerre (pour l’actuelle « guerre contre le terrorisme », pour la seconde Intifada) alors que l’on serait en droit de se demander si ce terme est le mieux approprié pour nommer ce type de conflits. Qui sait donc seulement ce qu’est une juste représentation de la guerre en mots et en images ? Ce n’est pas d’abord là un problème de militaires ou de politiques : c’est un problème de cinéastes, d’écrivains, voire le problème de chacun.

Notre problème n’est pas de rêver d’un monde sans guerres, pas plus de céder par avance aux anciennes et nouvelles manières de justification de la guerre. Il est de savoir ce que nous pouvons entendre aujourd’hui quand nous disons « guerre » à travers et au-delà de toute expérience réelle des corps brutalisés. Une expérience médiate, c’est-à-dire une sympathie ? Mais alors, comment pourrions-nous être autre chose que le jouet de propagandes mêlées ? Un discours, c’est-à-dire une résonance ? Mais le discours de qui ? Des politiques ? Des militaires ? Des historiens ? Ou encore le discours de nos propres désirs et de nos propres effrois ?

Les guerres d’aujourd’hui ont cette puissance paradoxale de nous solliciter sans nous y impliquer, sinon à la marge. Il n’y a plus de grands mouvements pacifistes, ni de vastes brigades internationales, pas même en Islam, quoi qu’en disent les idéologies bellicistes qui aiment depuis soixante ans ravaler les adversaires de telle guerre particulière au rang de Munichois ou de fauteurs de guerre originels. On s’y perd, on s’y attriste et on les oublie sans en ressortir plus savants ni plus blessés.

D’où la tâche première de ce dossier : persévérer à dire au-delà des cercles de spécialistes cet indicible commun de la guerre ; persévérer à ne pas laisser le silence recouvrir la distance.