Un crime sans adresse

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Au départ dirigées contre le personnel militaire, les mines antipersonnel sont devenues des mines « antipersonnelles  », répandant la mort au hasard et ruinant la vie quotidienne de populations qui subissent, après la fin de la guerre, une guerre d’un autre type. Nulle figure du destin pourtant dans le travail de Lukas Einsele [1]. Son projet, One Step Beyond, dont les pages suivantes donnent un aperçu, mêle récits et photographies pour rendre à leur histoire des individus blessés par les mines.

Des mines de petite taille, parfois imperceptibles, parsèment de larges de territoires, interdisant tout travail pour les adultes, tout jeu pour les enfants, tout déplacement, sinon au péril de leurs vies. Des mines « à taille humaine », individuelles.

Ces mines semblent à l’opposé des armes de destruction massive. Elles opèrent hors de l’espace propre du combat, dans l’espace social ordinaire. Elles frappent des individusdésormais déconnectés de tout conflit et de tout enjeu. À la limite, elles peuvent tuer ou amputer quelqu’un qui n’était pas né au moment du conflit qui a permis leur dissémination. Ces multiples décalages posent des problèmes historiques et stratégiques d’une part, individuelset psychologiques d’autre part. Mais, dans les deux cas, ces objets semblent l’incarnation de l’arbitraire, de l’irrationnel, de l’absurde, et en fin de compte d’un « mal » qui prête le flanc à une méditation métaphysique ou à un discours moral qui se rapproche de la superstition. Dans le contexte des guerres modernes, qui sont de plus en plus, comme le disent deux colonels de l’armée chinoise (Qiao Liang et Wang Xiangsui), des « guerres hors limites » ou des « guerres au sens large » qui excèdent le domaine militaire et traitent les problèmes à la fois « en masse » et selon une logique « chirurgicale », comment comprendre cette logique étrange d’une atteinte portée aux individus « un par un » et au hasard ?

En termes journalistiques, on dit que toutes les trente minutes une mine antipersonnel fait une victime dans le monde, la plupart du temps un civil, souvent un enfant. Mais cette figure abstraite du mal ne s’encombre pas de géographie et d’histoire, elle ne dit rien sur la localisation et le moment : il s’agit du « monde » en général et de ce rythme linéaire des trente minutes. Il s’agit presque d’une figure du destin. On dit aussi que 82 États restent infectés par cette arme qui entrave durablement la reconstruction des pays au sortir d’un conflit. C’est donc en fin de compte aussi une sorte d’arme de destruction massive, d’une autre sorte de massivité, mais suffisamment discrète ou invisible pour que les traités sur la guerre n’en parlent pas. Mieux, ce n’est plus seulement une arme mais un geste politique global qui, détruisant des êtres, détruit aussi des lignées, invalidant des familles entières et faisant vivre des communautés dans l’espace restreint et balisé des zones intactes ou déminées ; ce rétrécissement interne du territoire, c’est précisément le symbole de la place que l’ordre mondial réserve à ces sociétés au niveau planétaire : une assignation à résidence dans un parc humain (j’emprunte ce mot à Peter Sloterdijk).

Une formule de Robert Bresson exprime assez bien ce qui se passe dans le travail de Lukas Einsele : « Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent, et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux ». C’est une définition de l’activité artistique, mais qui s’ordonne à la reconnaissance (au double sens de « partir en reconnaissance » et « reconnaître la dignité d’une personne ») de ce qui existe, en se donnant pour tâche de situer les événements dans l’histoire récente des dispositifs de pouvoir en évacuant toute dimension spectaculaire et voyeuriste de l’instant pur au profit d’un ensemble de rapports.

Si nous partons du postulat que c’est bien à la guerre que nous sommes confrontés dans ce travail artistique et documentaire, alors les singularités pointées précédemment obligent à évoquer le renversement que Foucault fait subir à la célèbre formule de Clausewitz, qui disait que « la guerre est une poursuite et une réalisation des relations politiques par d’autres moyens » : « S’il est vrai, écrit Foucault, que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans le corps des uns et des autres. Ce serait donc le premier sens à donner à ce retournement de l’aphorisme de Clausewitz : la politique c’est la guerre continuée par d’autres moyens ; c’est-à-dire que la politique,c’est la sanction et la reconduction du déséquilibre des forces manifesté dans la guerre. » Cette guerre silencieuse,réinscrite dans les corps après le retour à la paix, c’est bien elle que l’on voit dans le travail de Lukas Einsele. Mais ce dont Foucault nous parle, c’est de la pacification apparente de la guerre civile souterraine, invisible, de l’exploitation. De ce qu’on appelle pudiquement« la vie sociale » même si la plupart du temps, ce n’est justement pas une vie, ou à peine. Or ce que nous voyons ici, ce n’est pas la vie mais la mort, ou son risque, sa menace permanente, ou son entame dans le corps des individus sous la forme de la mutilation. Nous sommes donc au-delà de ce processus : la lutte des classes ne nous éclaire pas suffisamment sur les mines antipersonnel.

Foucault non plus n’en est pas resté là. L’un des moments forts de son analyse a consisté à montrer comment, à partir de la fin du XVIIIe siècle, un autre ensemble de procédures de réalisation du pouvoir est apparu en contestation et en tension avec celui de la souveraineté, sans néanmoins le remplacer purement et simplement. À l’articulation de la souveraineté et du peuple au travers de la loi s’est superposée l’articulation de la gestion administrative et de la population au travers de la règle ou de la norme. À ce processus fondamental, Foucault a donné un nom : la bio-politique, et il en a délivré la formule : il ne s’agit plus de faire mourir et de laisser vivre, comme dans le régime de pouvoir de la souveraineté (vivez comme bon vous semble dans les limites de la loi, sinon c’est la mort), mais de faire vivre et de laisser mourir : il n’est plus nécessaire de brandir la menace du supplice pour faire régner l’ordre, car la réglementation de la vie s’en charge, jusque dans le détail de la surveillance de l’éducation, de l’hygiène, du travail et de la sexualité normalisés. Mais ce« faire vivre », pour n’être pas une exécution officielle, n’en est pas moins lui aussi une sorte de « faire mourir », c’est–à-dire« faire vivre jusqu’à ce que mort s’ensuive », un « faire vivre à mort », comme on dit « travailler à mort ». Et il ne s’agit pas ici seulementde l’usure du travailleur comptabilisé et optimisé, mais surtout de l’ensemble des normes qui décident de la sélectiondes bons et des mauvais comportements et en fin de compte des individus recevables et de ceux qui ne le sont pas, non pas tant en fonction de ce qu’ils font que de ce qu’ils sont, de par leur pure présence suspendue au-dessusde l’abîme à la question de leur utilité.

Dans des temps différents, Arendt et Foucault se sont rejoints sur ce point : le XXe siècle a vu l’apparition généralisée des « populations surnuméraires » disait l’une, tandis que l’autre écrivait dans La Volonté de savoir : « Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes que depuis le XIXe siècle, et même, toutes proportions gardées, jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort – et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites – se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre ; elles se font au nom de l’existence de tous ; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquementau nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux […]. Le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes. »

Toutefois, le travail de Lukas Einsele nous conduit à faire « un pas de plus » encore. Au fond, ce qui caractérise notre époque, c’est quelque chose comme la lente émergence, l’affleurement tendanciel de la visibilité et de la lisibilité immanente de la non-finalité du réel, et notamment du réel social (formule limite mais qui veut insister sur le fait que la réalité sociale est toujours aussi temps un réel qui ne s’éprouve qu’à partir de sa supportabilité ou de son insupportabilité). Autrement dit, les multiples rouages qui régissent les aspects les plus infimes des vies humaines se passent de plus en plus de justifications, tant aux yeux de ceux qui les organisent qu’aux yeux de ceux qui les subissent. On peut aller jusqu’à dire, faisant un pas de plus qu’Arendt, qu’il n’y a plus seulement alors une superfluité des individus (les « surnuméraires »), mais qu’il y a aussi une superfluité de tout discours qui prendrait la peine de rendre compte (pour la mentionner, s’en indigner ou la justifier) de leur superfluité. L’humain n’est plus seulement en trop, d’un excès sur lequel il faudrait s’expliquer et pour lequel il faudrait inventer une place, des médiations (ce fut au fond le rôle de ce qu’on a appelé l’État-Providence), mais il est tout simplement « jetable ».

Tout est bon alors pour organiser cette élimination, depuis l’instrumentation de la nature elle-même, le retard à secourir les victimes de catastrophes naturelles ou de pandémies gigantesques, jusqu’au déplacement brutal de populations considérables, et jusqu’à l’organisation discrète et indirecte de soi-disant guerres tribales génocidaires, ou de catastrophes économiques et financières à l’échelle des nations.

La pratique qui consiste à infester des pays de bombes à retardement créant une situation d’ingérabilité économique et d’insécurité, voire de sidération psychique sur des périodes de l’ordre d’une dizaine d’années ou plus, appartient de plein droit à cet horizon de la transformationde certaines populations en déchets qu’on écoule à un rythme raisonnable. En ce sens, nous sommes au-delà d’une logique de guerre, dans une logique d’élimination continue et structurelle. Face à cet ordre de phénomènes, des protestations ne cessent de se faire entendre, mais leur caractéristique principale, pour l’instant et peut-être pour longtemps, est qu’il n’est pas certain qu’on puisse les dire structurelles. Leur ressort, fondamentalement moral, d’un coût très élevé pour les individus qui les animent, conduit aux contradictions bien connues des « actions humanitaires » qui amènent des individus issus des sociétés qui fabriquent les problèmes des autres à aller les réparer, sans pouvoir trouver le moyen d’agir dans leur société d’origine, à la source, contre ces politiques mortifères. Faillite du politique au profit de la morale, situation désespérante qui use les individus à un rythme sans commune mesure avec la prolifération des problèmes.

Le travail de Lukas Einsele est au cœur de cet affleurement mortifère. Ces crimes sont « sans adresse », mais ils adviennent à des sujets qui, comme tout sujet, ne sont tels que s’ils se construisent autour d’une adresse. Le « pas de trop » qu’ils ont fait au-dessus de l’engin meurtrier produit dans leur existence une cassure absolue, précisémentparce qu’il s’agit d’un événement pur, d’un pur réel inassimilable, déconnecté de toute signification. Leur regard n’est pas celui de gens qui ont vu la mort de près, mais de gens qui ont vu par force quelle mort leur était réservée : une mort qui n’était pas leur mort, une mort non-humaine, une mort technique et économique faisant d’eux des non-humains. Dans de nombreux cas d’ailleurs, comme le font entendre les récits, c’est la fuite de tout leur entourage qui se produit immédiatement, et donc leur soustraction radicale, même si elle est momentanée,de la communauté humaine. Dans les récits recueillis, il est frappant de constater que cet événement pur est aussitôt réinscrit dans une double mythologisation, toujours la même et toujours contradictoire : d’une part une culpabilité magique (je sentais que je ne devais pas aller là, j’aurais dû écouter cette intuition), d’autre part et inversement une fatalisation (tout ce qui arrive est inscrit dans la vie de chacun).

Ces « rationalisations » (selon le mot de Freud), qui inscrivent dans des horizons de sens croisés ce qui, sinon, resterait intolérable, Lukas Einsele, par le recueil patient des récits, leur donne le statut d’une narration, accompagnée d’une représentation d’un territoire, d’un tracé, d’un parcours dessiné par le blessé lui-même. Par là, et en contrepoids à la mythologisation en double bindqui reste traumatique, il rend l’événement à l’histoire et au temps, ainsi qu’à l’espace. Il le livre à l’usure du temps, bienfaisante pour l’individu, et il le rattache à une logique historique et spatiale, qui constitue la configuration politique d’un moment d’une société. En introduisant la description minutieuse de l’objet meurtrier, saisie à partir du discours de l’Autre, des fiches techniques de l’ennemi et du hideux catalogue de vente par correspondance de ses commerçants sans états d’âme, il fait de l’instant innommable le moment d’un processus militaro-industriel, susceptible d’être nommé et jugé.

Enfin, en tirant des portraits non pas dans la hâte de « l’instant décisif » et le vol dissymétrique d’un improbable secret, mais dans ce lieu de dialogue qu’est l’espace partagé du studio, fût-il de fortune, dans la grande tradition de la « chambre » (photographique), il rend à ces individus au bord de l’abîme une identité fortement assignée, tant dans sa forme (la qualité des clichés, l’importance de la matière) que dans son contenu (ils posent et se posent face à l’appareil dans une situation explicite). C’est pourquoi ces portraits, ne sont pas psychologiques mais, pourrait-on dire, pleinement historiques, au double sens où ils témoignent d’une histoire et rendent à ces individus leurs histoires. Ce que Lukas Einsele confirme et achève en rapatriant auprès d’eux le résultat de ce travail dont ils deviennent pleinement propriétaires. Ce geste artistique est aussi un geste philosophique, au sens où, selon le mot de Nietzsche, le philosophe peut aussi être un médecin de la civilisation.

Cette expression anglaise, « one step beyond », ce « pas de trop » qui a franchi une limite catastrophique, peut être aussi un « pas au-delà » ouvrant sur un autre avenir.

Notes

[1One Step Beyond The Mine Revisited, exposition de Lukas Einsele, Witte de With, Center for Contemporary Art, Rotterdam, du 27 janvier au 27 mars 2005. www.one-step-beyond.de. La photo de couverture de ce numéro de Vacarme a été réalisée en novembre 2002 par Andreas Zierhut pour One Step Beyond. Un démineur y œuvre sur une colline au sud de Kaboul. Les zones délimitées par des cailloux rouges et blancs indiquent les rares endroits où il est sûr de poser le pied.