Un laboratoire des guerres totales entretien avec Olivier Le Cour Grandmaison

Les exterminations de tribus entières pendant les guerres coloniales, au moins celles concernant les colonies de peuplement, ne peuvent être qualifiées de génocide : manque la volonté d’annihilation systématique et complète d’un peuple. Il est pourtant difficile de ne pas voir dans ces pratiques et ces discours mis en place au dix-neuvième siècle certains prodromes des catastrophes du vingtième.

Quels liens établissez-vous entre extermination et guerres coloniales ? Et qu’entendez-vous par extermination ?

Au XIXe siècle, constater que les guerres coloniales débouchent souvent sur l’extermination d’une partie importante des populations vivant dans les pays conquis par les puissances européennes est assez banal, que les contemporains approuvent ou désapprouvent ce qui est perpétré en Afrique, en Australie ou en Amérique du Nord par exemple.

Encore faut-il préciser le sens du mot « extermination » pour éviter de vaines polémiques et de faux débats. Au XIXe comme au XVIIIe siècle d’ailleurs, le terme d’« extermination » demeure polysémique puisqu’il désigne des actions qui nous semblent aujourd’hui de nature très diverse. Ainsi la mort d’un individu suivie de la ruine de son corps par le feu ou le démembrement, des exécutions sommaires et des massacres de masse sont-ils tous désignés par ce vocable unique. Relatant les journées insurrectionnelles de 1832 qui se sont déroulées à Paris et les exactions commises par des gardes nationaux contre les insurgés, Victor Hugo écrit dans Les Misérables que « le zèle allait parfois jusqu’à l’extermination ». De même, lorsqu’en 1892 Zola traite de la Semaine sanglante, qu’il appelle « l’exécrable semaine » de la Commune de Paris, il dénonce « la férocité »des « bourgeois » et les journaux qui « poussaient à l’extermination. » Faut-il le rappeler, les mots et les concepts ont également une histoire, et pour comprendre de façon adéquate l’extermination et ce qu’elle signifie alors, il est impératif de s’affranchir de son acception récente forgée notamment après Auschwitz.

Dans tous les cas, extermination n’est nullement synonyme de génocide, qui est un néologisme forgé en 1944 par le juriste nord-américain Raphaël Lemkin pour désigner l’anéantissement planifié et systématique de populations entières. Entre ce qui a été parfois perpétré au XIXe siècle, lors de certaines guerres coloniales, et la destruction des Juifs d’Europe, de nombreuses différences de nature existent donc.

Pour les hommes du XIXe, les rapports entre la colonisation et l’extermination sont nombreux car ils savent les massacres innombrables et la dépopulation qui s’en est suivie lors de la conquête du Nouveau Monde, par les Espagnols d’abord, par les Britanniques plus tard et enfin par les Américains. Tocqueville, par exemple, est parfaitement conscient que la conquête de l’Ouest des États-Unis, toujours en cours au moment où il achève De la démocratie en Amérique, risque fort de se traduire par « l’extermination de la race indienne » comme il l’écrit dans un chapitre trop souvent méconnu de cette œuvre majeure. De même, la conquête de l’Australie et de la Tasmanie a beaucoup marqué les contemporains puisque, à la fin du XIXème siècle, la totalité de la population de ce dernier territoire a été anéantie par les colons et les soldats, ce que dénonce H. G. Wells dans son célèbre roman La Guerre des mondes.

En ce qui concerne la France et le projet défendu dès les années 1840 de faire de l’Algérie une vaste colonie de peuplement destinée à accueillir des centaines de milliers de Français et d’Européens, on assiste à la mise en œuvre d’un nouveau type de guerre que je qualifie de totale puisqu’elle débouche sur la militarisation complète des territoires et des populations qui s’y trouvent. De là des pratiques de violences extrêmes liées à l’effacement de la distinction entre civils et militaires, entre champ de bataille et zone hors combat, comme en témoignent les massacres des prisonniers, des populations villageoises, les razzias et la destruction de très nombreux villages et oasis que les militaires anéantissent souvent de fond en comble. Le bilan est éloquent. En 1840, il y avait environ trois millions d’habitants « indigènes » dans l’ancienne Régence d’Alger comme on disait alors. Dans les années 1880, ils sont à peine plus de deux millions. La dépopulation, pour des raisons diverses – tueries massives, déportations, famines, épidémies – mais étroitement liées entre elles, a donc été importante et spectaculaire au cours de cette période. Des phénomènes identiques ont été observés en Nouvelle-Calédonie où le nombre d’autochtones est tombé, au début du XXème siècle, à 20% de la population initiale estimée.

Vous vous opposez donc à la thèse défendue par Hannah Arendt selon laquelle l’avènement des « guerres totales » serait liée à l’apparition des Etats totalitaires et donc spécifique au XXème siècle ?

L’histoire coloniale du XIXème siècle me paraît pouvoir être analysée comme un gigantesque laboratoire où furent notamment élaborées des conceptions et des techniques propres à la guerre totale telle que je l’ai définie. Certaines de ces conceptions et de ces techniques ont été par la suite importées sur le territoire européen. C’est le cas lors de l’écrasement de la révolution de juin 1848 à Paris. La guerre contre la « Sociale » emprunte en effet beaucoup à la guerre coloniale menée quelques années auparavant dans l’ancienne Régence d’Alger. Analysant ce qui vient d’avoir lieu, Engels note ainsi que l’armée française a utilisé à cette occasion des « moyens algériens. » Dans le chapitre des Misérables consacré à ces événements, Victor Hugo fait un constat similaire en soulignant lui aussi la continuité des pratiques. Cette continuité s’explique, entre autres, par la présence de nombreux officiers de haut rang ayant antérieurement servi dans la colonie et par la façon dont ils conçoivent les prolétaires, qu’ils tiennent, selon une expression courante alors, pour des « bédouins parisiens ».Rappelons enfin que Bugeaud, après avoir été l’artisan de la pacification meurtrière de l’ancienne Régence d’Alger, devient, au lendemain des journées de Juin 1848, le théoricien de la lutte contre-révolutionnaire en rédigeant un ouvrage intitulé La guerre des rues et des maisons.

Les origines de la guerre totale ne seraient donc pas à chercher dans les archives des stratèges français ou allemands qui ont dirigé les opérations militaires entre 1914 et 1918, ni dans les meurtriers « orages d’acier » qui se sont alors abattus sur l’Europe. Elles ne seraient pas davantage dans les dossiers de Hitler et de ses généraux lorsqu’ils lancent, le 22 juin 1941, leurs armées à l’assaut de l’Union soviétique promise à « l’annihilation » annoncée par le Führer qui, quelques mois plus tôt, avait aussi déclaré que la guerre « contre la Russie » devait « exclure les formes chevaleresques ». Ces origines, ne les découvre-t-on pas plutôt dans les montagnes de Kabylie livrées aux « vastes » et systématiques « incendies » allumés par les troupes de Saint-Arnaud, qui laissent derrière elles des terres ravagées et pour longtemps improductives, des survivants terrorisés, ruinés et affamés ? De même, ces origines ne sont-elles pas dans les combats acharnés engagés pour s’emparer de villes ou d’oasis jugées indispensables à la conquête et à la pacification de l’ancienne Régence d’Alger ? Là, on le sait, les « indigènes », quels que soient leur sexe, leur âge et leur statut, furent souvent décimés et parfois déportés au cours de longues marches meurtrières, les villages anéantis par centaines, et les territoires sur lesquels les premiers résidaient soumis ainsi à une militarisation complète. Il est essentiel de préciser qu’il ne s’agit pas d’exactions isolées commises par des subalternes mais d’actions arrêtées et planifiées au plus haut niveau puisqu’on sait que les « enfumades », les razzias et les exécutions massives des prisonniers furent ordonnées ; les premières étant même soumises à un protocole précis qui détaille la façon dont les militaires doivent procéder pour les mener à bien.

Puisque vous vous intéressez autant aux pratiques qu’aux discours de l’époque, liez-vous donc cette notion de « guerre totale » à celle de « guerre des races » comme le soutient notamment Foucault dans Il faut défendre la société ?

La conceptualisation de la guerre totale et de la « guerre des races » émerge, me semble-t-il, au XIXème siècle et en France notamment, ce qui n’est pas exclusif de théorisations similaires dans d’autres pays européens. En France, et dans le cas de l’Algérie, le nom du docteur Eugène Bodichon mérite une attention particulière. Auteur d’une contribution majeure à l’élaboration des concepts de « lutte des races », moteur de l’histoire universelle, d’« espace vital », de « vie superflue » et « sans valeur » promis à l’avenir et aux usages que l’on sait, il a élaboré un véritable projet visant à l’extermination des populations algériennes. En raison de sa radicalité, alors condamnée, ce projet a suscité des réactions importantes au sein même de l’Assemblée nationale où plusieurs députés l’ont combattu avec vigueur. À ce titre, il est légitime de faire figurer Eugène Bodichon en bonne place parmi les hommes qui ont posé les fondements théoriques des pratiques eugénistes d’une part et génocidaires d’autre part, mises en œuvre au XXème siècle. Les conceptions de ce savant médecin républicain, fort connu à l’époque, permettent de mieux connaître les différents éléments à l’origine de ces dernières et de découvrir de nouveaux « fils rouges », comme l’écrivait Hannah Arendt, qui courent de l’époque coloniale aux désastres totalitaires.