International Crisis Group : l’expertise comme contre-pouvoir

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Embarras, indifférence ou paralysie de la communauté internationale face aux conflits intra-étatiques, liaisons dangereuses entre militaire et humanitaire affectant la légitimité des ONG : c’est dans ce contexte que naît, en 1993, le projet de l’International Crisis Group. Informer, expertiser, sensibiliser, influencer. « On ne savait pas. » « On s’en doutait mais à qui s’adresser ? » Contre les déplorations faciles, imposer un programme classique, mais doté d’un arsenal symbolique et pratique capable de concurrencer le monopole des États sur le savoir de guerre.

Génocide rwandais, nettoyages ethniques en ex-Yougoslavie, plus de dix ans après, les massacres de l’après Guerre froide laissent toujours un goût amer aux acteurs de la « Communauté internationale ». La Somalie, la Bosnie, le Rwanda : autant d’échecs des Nations Unies, des organisations régionales,des ONG et des Etats dans l’éradication de ces « nouvelles guerres » intra-étatiques.

C’est de ce constat que naît, en 1993, le projet de l’International Crisis Group (ICG). Le paysage des ONG engagées dans l’humanitaire, la résolution des conflits ou encore l’information de « l’opinion publique internationale » comportaient déjà de multiples acteurs. Think-tanks et centres de recherches, organisations de promotion des droits de l’Homme, organisations humanitaires ou autres centres spécialisés dans la médiation internationale. Chacun de ces acteurs contribue à une meilleure appréhension des conflits mais de manière parcellaire, cloisonnée. Or, pour inciter les organisations internationales (OI) et les appareils diplomatiques à s’engager dans la prévention des conflits les plus meurtriers voire à y intervenir, il manquait un outil proposant à la fois une information complète et vérifiée sur le terrain, la capacité de sensibiliser directement les décideurs politiques au niveau local et international et la légitimité nécessaire pour faire adopter les recommandations avancées.

Les fondateurs d’ICG placeront ces principes au cœur de l’ONG : Morton Abramowitz, ancien Secrétaire adjoint du Département d’Etat américain, Mark Brown, administrateur du Programme des Nations Unies pour le Développement depuis 1999, Stephen Solarz, membre de la Commission des affaires internationales du Congrès américain, George Mitchell, premier Président d’ICG, ancien sénateur et principal médiateur du conflit Nord-Irlandais. Ces hommes souhaitaient engager la responsabilité des Etats face aux les conflits violents. Le débat qui faisait rage au début des années 1990 sur la légitimité des interventions au-delà de l’action humanitaire devait être dépassé. Les conflits intra-étatiques ne pouvaient être réduits à des affrontements ethniques, des luttes tribales. L’intervention devenait un impératif moral : impossible désormais de s’abriter derrière les principes de neutralité et de souveraineté pour fermer les yeux sur les crimes de masse.

ICG voit le jour en 1995, installée à Londres et relayée à Sarajevo. ICG entendait faire des enquêtes de ses experts locaux, un outil d’influence et de sensibilisation, en publiant et en distribuant directement aux élites politiques nationales et internationales des recommandations détaillées région par région. Non seulement on ne devait plus pouvoir dire qu’on ne savait pas, mais les mesures urgentes de prévention et d’intervention pour enrayer la dynamique de la violence étaient énoncées publiquement aux décideurs et à tous les citoyens par l’intermédiaire du site Internet de l’organisation (http://www.crisisweb.org) qui affiche 2 millions de visiteurs par an.

Installée depuis à Bruxelles, ICG rassemble aujourd’hui plus de 100 personnes dans 40 zones de conflits potentiels ou déclarés et dans les Advocacy Centersbasés à New York, à Londres, Washington et Moscou. L’organisation adresse à plus de 15000 décideurs une publication mensuelle, CrisisWatch, bulletin d’alerte consacré aux conflits, à leur évolution et aux mesures indispensables pour les contenir, les prévenir ou pour gérer les difficultés de l’après-conflit.

Influences

En 1996, ICG fait son premier coup d’éclat en dénonçant l’irrégularité des élections en Bosnie, surveillées par l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), conformément aux accords de Dayton. ICG enjoint l’OSCE de repousser l’élection afin de rendre plus crédible ce premier pas dans la démocratie. Les accusations de fraude fleurissent dans les journaux. En vain. L’OSCE et les partis politiques locaux refusent de suivre ICG et les élections sont validées. Première prise de position, premier échec ? Certes, mais la crédibilité et le sérieux d’ICG sont établis. Cet épisode n’a d’ailleurs pas mis fin à son engagement en Bosnie-Herzégovine. En 1999, l’organisation publie Is Dayton Failing ? à 2500 exemplaires.

En avril 1998, l’organisation prend parti pour la levée des sanctions infligées au Burundi depuis le coup d’Etat de Pierre Buyoya en 1996. ICG publie un rapport intitulé Burundi under Siege — Lift the Sanctions, Relaunch the Peace Process, et insiste sur les restrictions dont souffrent les civils tandis que l’élite politique et militaire s’y soustrait aisément, créant un sentiment d’isolement qui renforce les factions les plus radicales. Une campagne de sensibilisation aboutira en janvier à la levée des sanctions dans le cadre du Processus de paix d’Arusha.

Les campagnes de mobilisation d’ICG en ont fait un acteur majeur de l’appréhension des conflits intra-étatiques, au point de gêner les gouvernements peu enclins à s’engager sur la voie de la paix. En 2002, le Centre Henri Dunant pour le Dialogue Humanitaire obtient la signature d’un accord de paix, entre le Gouvernement indonésien et les séparatistes du Mouvement pour un Aceh libre. En 2004, les violences reprennent. Les rapports d’ICG agacent. Le 1erjuin, Sidney Jones, directrice du bureau de l’organisation à Jakarta, est expulsée. L’influence d’ICG se mesure à l’indignation internationale qui fait suite à cette expulsion et, en particulier, à la réaction du Département d’Etat américain dès le 2 juin.

Par l’intermédiaire de son Président Directeur Général (Gareth Evans) et des membres de son conseil d’administration, ICG appuie les rapports adressés aux décideurs politiques et de multiples tribunes de presse prolongent ces prises de positions. En 2000, Evans participe à la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté étatique et présente son rapport The Responsability to Protect. L’effort de prévention et de résolution des conflits, éventuellement l’intervention, sont devenues un devoir moral pour les Etats et les organisations dont ils sont membres — même s’il s’agit trop souvent de vœux pieux qu’aucune instance internationale ne vient renforcer.

En 2003, ICG affiche sa préférence pour le désarmement de l’Irak contre l’option militaire. Par la voix de Robert Malley, ancien adjoint du Président Clinton pour les questions arabes et israéliennes et directeur d’ICG pour le Moyen-Orient, l’ONG fustige « l’irréalisme de la politique américaine » et cette « Guerre sans raison (…) devenue la raison d’être de l’administration américaine ». ICG n’hésite donc pas à critiquer l’action des gouvernements à commencer par celui de George W. Bush. L’indépendance de l’ONG est à ce prix mais ne va pas sans ambiguïtés. Difficile pour ICG de rester dans la critique lorsque ses avis ne sont pas entendus. Dans le cas irakien, ICG opte finalement pour une autre tactique : celle d’orienter les Etats-Unis vers le meilleur « scénario » d’après-guerre, celui de la coopération avec l’Europe et les Nations Unies. L’influence d’ICG montre ici ses limites.

Enfin, ICG appelle, exceptionnellement, à l’intervention urgente de la « communauté internationale ». En mai 2004, l’organisation diffuse un rapport intitulé Sudan : Now or Never in Darfur, qui tire la sonnette d’alarme afin d’obliger les grandes puissances à porter attention aux crimes des milices Janjanweed. Selon Evans, la prévention et la résolution des conflits doivent adopter une approche structurelle, de long terme, et une approche de court terme, impliquant des mesures d’urgence.Cette boîte à outils de la prévention des conflits s’inspire des théories du problem-solvingpour renouer le dialogue entre les parties en différend par l’identification de problèmes communs.

L’expertise et la contre-expertise constituent les atouts majeurs d’ICG, au point que l’ONG est devenue la source d’information privilégiée de certains Etats. Cette expertise est le produit d’un mode de fonctionnement hors du commun.

Fonctionnement / structure

ICG tire ses ressources en termes d’influence et de sensibilisation de la stature de son Président, de son PDG et des membres de son Conseil d’administration. George Mitchell fut le premier Président d’ICG, de 1995 à 2000. Homme politique américain engagé dans la résolution des conflits, il préside, depuis juillet 2002, le Center for International Conflict Resolutionde l’Université Columbia. Ancien Président finlandais et envoyé spécial en Namibie du Secrétaire général de l’ONU Perez de Cuellar, Martti Ahtisaari prend sa suite à la tête d’ICG. Le choix de ces deux personnalités internationalement reconnues pour leur expertise dans le domaine des conflits illustre la volonté de sensibiliser directement les Chefs d’Etats et de gouvernements.

La personnalité du PDG d’ICG participe également de cette logique originale : allier une forte expérience dans le domaine de la négociation à un accès privilégié à la sphère politique internationale. Gareth Evans, PDG de l’organisation depuis 2000 fut, entre autres, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement australien. Acteur clé dans l’élaboration d’un plan de paix au Cambodge, il a participé à la création de l’Asean Regional Forum, organe de résolution des conflits du sud-est asiatique. Véritable porte-parole d’ICG, il appuie les rapports des experts sur le terrain par la publication de nombreux éditoriaux.

Le conseil d’administration d’ICG est en fait l’organe directeur de l’ONG. Ses membres sont d’anciens acteurs politiques majeurs dans leur pays (Zbigniew Brzezinski), mais également des militaires (Wesley Clark), des fonctionnaires internationaux (Ghassan Salamé), des journalistes (Christine Ockrent), des membres du Parlement européen (Emma Bonino, Pat Cox), des financiers (George Soros), etc. Ils ont tous un point commun : l’accès aux instances internationales au plus haut niveau, la capacité de diffuser les positions prises par ICG directement auprès des élites politiques des OI et des gouvernements mais aussi des médias. Ses 56 membres trouvent ici une forme de reconversion d’un capital politique et culturel accumulé tout au long d’une carrière — pour la plupart à peine terminée.

Quant à l’analyse, la rédaction des rapports et l’investigation, elles sont le fruit des antennes locales d’ICG. Outre ses « bureaux de liaison » l’ONG dispose de 19 « bureaux sur le terrain » répartis en Afrique, Asie, Europe, Amérique latine, Moyen Orient et Afrique du Nord.

Présentée comme un outil d’information, de sensibilisation et de recommandation, ICG tire de la qualité de son expertise une légitimité et une crédibilité lui permettant de promouvoir des choix de politique internationale, de venir en aide à des acteurs locaux dans le cadre de processus de résolution de conflits, voire de bousculer les dirigeants politiques des grandes puissances, y compris lorsque leurs intérêts sont représentés au sein d’ICG.

Financement

L’indépendance d’ICG provient également d’un financement diversifié. C’est Soros qui, le premier, lui apporta son soutien. Aujourd’hui l’ONG présente un budget annuel de 11 millions de dollars dont 40% proviennent d’une vingtaine de gouvernements, 50% de fondations privées et 10% de dons individuels. Aucun de ces investisseurs ne fournit plus de 10% du budget annuel, assurant ainsi la liberté de ton d’ICG. Cette règle rappelle qu’un large soutien financier ne saurait pour autant peser sur les orientations d’ICG. Au contraire, la fragmentation des contributions autorise la contre-expertise, et la contestation des rapports des services diplomatiques.

Un nouveau type d’acteur international ?

Maintenir l’engagement de l’acteur étatique dans la prévention et la résolution des conflits pourrait bien constituer la plus grande réussite d’ICG. Face aux échecs des interventions du début des années 1990, de nombreuses ONG humanitaires prolongeaient le discours sur le déclin de l’Etat en affirmant son incapacité à empêcher la perpétration des crimes de masses. Inutiles voire dangereuses, les stratégies des Etats et des Organisations internationales devaient faire place nette et laisser les humanitaires limiter le nombre des pertes humaines causées par ces « nouvelles guerres » tout en affirmant le primat de leur neutralité. Or, si l’action des organisations humanitaires demeure, encore et toujours, centrale et indispensable, seuls les Etats sont en mesure de s’interposer par la force, d’intervenir militairement pour protéger les populations civiles. Et seules les OI, et en particulier le Conseil de sécurité de l’ONU, peuvent décider de l’imposition de sanctions et de l’envoi de troupes pour sauvegarder la paix et la sécurité. C’est le mérite d’ICG d’avoir convaincu les représentants des Etats et les membres influents de la scène internationale que les conflits dits ethniques constituent autant d’enjeux politiques brûlants. En informant, en sensibilisant, ICG parvient à mobiliser, bon gré mal gré, les gouvernements et les organisations internationales pour que l’indifférence ne soit plus de mise. Les récents massacres au Darfour témoignent du rôle crucial de cette institution d’un genre nouveau, membre du cercle des ONG mais dont les ressources et la légitimité émanent des rapports étroits qu’elle entretient avec les Etats.

[Bibliographie]

Destexhe Alain, « New Institutions for New Times, The Case of the International Crisis Group », inCROCKER Chester A., HAMPSON Fen Osler, AALL Pamela, Turbulent Peace. The Challenges of Managing International Conflict, Washington (D.C.), United States Institute of Peace, 2001, pp. 649-657.
« True Believer », Foreign Policy, march-april 2001, pp. 27-41.