Des mots de la guerre

par

À la fois conditions et effets des rhétoriques mises en œuvre pour définir les buts des conflits et décrire les opérations, les mots de la guerre ne sont jamais neutres. Les éplucher ouvre sur les conditions de perception des affrontements actuels. Le choix d’un lexique, menacé sans cesse par la réification des enjeux et la spontanéité des désignations, conditionne la grammaire de justification ou d’opposition à l’emploi de la force.

Le vocabulaire de la guerre emprunte de plus en plus à celui de la géopolitique. La prolifération de terminologies spécifiques fonctionnant comme autant de syntagmes figés laisse entendre que, depuis la chute du Mur, les raisons de faire la guerre auraient changé. De tels recours, en outre, permettraient plus d’objectivité pour décrire des événements dont les interprétations sont si controversées.

Les guerres, du moins celles dont on parle, posent le problème des termes dans lesquels on les décrit. De ce point de vue, la deuxième guerre d’Irak ne fait que mettre en lumière la question des mots de la guerre. Là où, cependant, la critique devrait faire porter le doute sur l’univocité des significations – il n’y a pas de consensus sur la définition du mot « guerre » par exemple –, la littérature journalistique fait supposer ce consensus, par des usages dogmatiques qui finissent toujours par donner à ce qui est décrit un air d’objectivité.

Car ce n’est jamais uniquement une question de vocabulaire. Les mots enveloppent des significations et des fragments de théories qui sont la marque de leurs constitutions et de leur utilisation originaire. Ces mots de la guerre sont des « concepts essentiellement contestés » [1] qui ont pour caractéristique d’être évaluatifs – ils sont liés à des jugements – et complexes – leurs diverses significations font l’objet d’arrangements toujours concurrents.

Pour Clausewitz [2], la guerre est « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » ; pour Wright [3], elle est « un contact violent entre des entités distinctes mais similaires » ; pour Bouthoul [4], elle est « la lutte armée et sanglante entre groupements organisés (…) méthodiques, limitée dans le temps et soumise à des règles juridiques particulières extrêmement variables ». Le point commun est celui du recours à la violence armée. Pour le reste, ces définitions autorisent des interprétations variées. La politique prolongée par les moyens de la guerre peut être extérieure ou intérieure ; le degré de formalisation juridique des règles de la guerre plus ou moins élevé, plus ou moins contraignant. Un nombre variable d’événements est susceptible de rentrer dans cette catégorie et il est possible de discuter chaque cas d’espèce.

La période de la guerre froide a pu faire croire, l’équilibre nucléaire aidant, à la fameuse « paix impossible, guerre improbable » de Raymond Aron [5], à la disparition des guerres « inter-étatiques », au caractère dépassé de la « guerre » comme moyen de règlement des conflits entre nations. Cette éclipse n’a pas pour autant résolu l’indétermination foncière de la notion, son caractère fondamentalement polémique et donc essentiellement politique. Avec la multiplication des guerres « infra-étatiques » au lendemain de la chute du Mur – ex-Yougoslavie, ex-Zaïre, Rwanda, etc. –, cette illusion se trouve ruinée, et pour longtemps.

Les instituts d’études en relations internationales – le SIPRI [6] par exemple – classent aujourd’hui les situations de guerre dans le monde à partir de définitions « opératoires » qui réduisent le caractère controversé de ce qui est décrit. Ainsi passe-t-on du mot à la statistique. Dans les taxinomies internationales, on parle de « conflits armés majeurs » [CAM] et les critères retenus sont principalement quantitatifs : affrontement prolongé entre forces militaires de deux ou plusieurs gouvernements, entre une armée régulière et un ou plusieurs autres groupes armés ; niveau de pertes humaines supérieur ou égal à mille pendant la durée du conflit [7].

Comme toujours, le caractère polémique de la notion se trouve refoulé aux frontières – la question des seuils et des passages qualitatifs à la limite : pourquoi 1000 ? etc. – et s’exprime en creux dans ce qui est exclu du champ de l’analyse. Une telle définition suppose résolue la question du décompte des victimes de guerre ; or les exemples récents montrent à quel point il s’agit toujours d’un enjeu porté par des intérêts contradictoires. Rien de moins évident et de moins objectif que les décomptes. Une telle définition, en outre, ne retient pas les violences armées qui sont exercées par des gouvernements à l’encontre d’une partie de leur population non militairement organisée – le Burundi, les Kurdes, etc. Sans parler des conflits qui opposent des parties non gouvernementales entre elles.

Dans le même ordre d’idées, la multiplication des occurrences portant sur les conflits localisés permettrait de rendre compte de la spécificité des guerres postérieures à 1989. Il s’agit de guerres situées dans des États non-démocratiques qui, en raison de leur extension limitée, appartiennent à la catégorie des « conflits de basse intensité ». Ce terme générique, cependant, n’indique pas grand-chose et il doit être associé à d’autres syntagmes. On parle de « conflits identitaires », de « conflits ethniques », etc. De telles associations auraient le mérite de mettre l’accent sur les formes inédites de la dépolitisation des affrontements armés. Elles souligneraient l’existence de déterminations pré-modernes caractérisant les guerres d’avant la formation des nations : guerres de religion, guerres ethniques ou tribales, etc. La guerre du Kosovo passe pour être, avant toute chose, un conflit de type ethnique. On n’a pas manqué de dire également que la guerre au Liban était une guerre « civile » ou une guerre « confessionnelle ».

Autant de qualificatifs qui condensent en un seul mot des représentations et des explications tacites d’autant plus problématiques qu’elles demeurent validées sur le mode de l’implicite et du « cela va de soi ». On peut dès lors s’abstenir de poser la question des raisons pour lesquelles ces conflits empruntent de telles déterminations.

Des jeux d’opposition, tout à fait efficaces sur le plan normatif, deviennent alors possibles. Parler de guerres liées à la désagrégation des États, à la perte du monopole de certains usages légitimes de la violence, revient à admettre, au moins implicitement, qu’il existe des formes modernes de guerre. Ces dernières seraient portées par des types d’allégeance politique plus rationnels– l’allégeance citoyenne – et leur paradigme serait la confrontation entre des États-nations. Les autres guerres revêtiraient des formes pré- ou post-modernes dont le conflit religieux ou le conflit ethnique représenterait, par excellence, la régression ou le retour en arrière.

On peut se demander toutefois dans quelle mesure ces explications spontanées, contenues dans les mots qui servent à désigner ces événements, ne conduisent pas à prendre l’effet pour la cause et à masquer la confusion soigneusement entretenue entre descriptions et appréciations. Ceci, par exemple, que les « entrepreneurs » de politique, dans ces conflits, peuvent activer des types d’allégeance sociale comme l’identité religieuse ou l’appartenanceethnique, parvenir à les manipuler pour servir des buts qui leur sont propres. Dès lors, ce qui apparaît comme un « conflit ethnique » doit être resitué dans le cadre de mobilisations stratégiques et rationnelles où des déterminations multiples portant sur les identités sociales et politiques servent de ressources au conflit. Cela ne veut pas dire que les fins servies par de telles mobilisations soient légitimes. Car si nommer c’est toujours en fin de compte légitimer ou délégitimer, il est peu probable que le critère permettant de juger in fine de ces stratégies de légitimation puisse être lui-même réduit à une question de nomination.

Notes

[1Gallie W.B., 1968 : Philosophy and the Historical Understanding, N.Y., Schocken Books.

[2Clausewitz C.v., 1955 : De la guerre, Paris, Editions de Minuit.

[3Wright Q., 1942 : A study of War, Chicago, The University of Chicago Press.

[4Bouthoul G., 1991 : Traité de polémologie. Sociologies des guerres, Paris, Payot.

[5Aron R., 1962 : Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy.

[6Stockholm International Peace Research Institute.

[7Batistella D., 1998 : Guerres et conflits dans l’après-guerre froide, Paris, La Documentation française.