Les films de guerre n’auront plus lieu

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Une large part de nos représentations de la guerre provient du cinéma. Or il y a aujourd’hui une crise des films de guerre, qu’on peut certes imputer à la manière dont se mènent les guerres contemporaines, mais aussi au cinéma lui-même. En effet, sa désertion du terrain de la guerre s’enracine dans un imaginaire de la falsification et le soupçon dans lequel il tient les images, quitte à rendre le virtuel exclusif de toute saisie du réel. Le dernier film de Jonathan Demme, Un crime dans la tête, symptomatique de ce retrait de l’espace de la guerre vers les lieux du complot, peut servir de clé de lecture.

Vous aimez les films de guerre. La baguette du colonel Smith promenée sur la carte murale. Les explosions d’obus hors-champ et la pluie de terre subséquente. Les nuques ployées sous l’hélicoptère. Les tripes béantes du capitaine Weston qui gueule achève-moi, et son jeune bras droit dit non non capitaine la pharmacie va arriver avec les renforts, et alors le mourant lui arrache son flingue de la ceinture et s’en tire une dans la bouche. Vous aimez tout ça et devrez désormais vous armer de nostalgie. Film de guerre, ça ne se fait plus. Le cinéma américain, puisqu’il ne peut s’agir que de lui, a déserté le front.

Loin d’enrayer ce retrait des troupes engagé il y a une quinzaine d’années, le dernier film de Jonathan Demme présente l’immense intérêt de le scénariser. S’ouvrant sur un affrontement au Koweit en 1991, Un crime dans la tête se déporte en effet aussitôt vers Washington. La guerre n’a plus de valeur qu’introductive, prolégomène au déclenchement des vraies hostilités : lutte de pouvoir, complots de palais. Surtout, la séquence koweitienne, déjà mise à distance par ce précoce retour à la maison, baigne dans une sorte d’absence à soi qui invalide ipso facto sa représentation. Triple abstraction : non-localisation des soldats joueurs de cartes du générique, dont on ne découvre qu’après-coup qu’ils se trouvent dans un blindé en plein désert ; brouillage de l’espace et des forces en présence lors du combat ; usage, pour le nocturne, de cette phosphorescence verte apparue sur les écrans mondiaux au moment des faits – non-image emblématique du blackout qu’imposa alors le belligéranten chef aux citoyens-téléspectateurs.

Le coup de grâce porté à ces images de terrain est pourtant encore à venir. Suivant les pas de l’officier Bennett (Denzel Washington), on apprend après-coup qu’elles sont tout bonnement un faux document. Comment est-cepossible ? Nous le dirons plus loin. Pour l’heure, notons juste que la bataille qu’une centaine de plans a fait tonitruer n’a pas eu lieu, en tout cas pas comme ça. Où l’on voit le bénéfice symbolique tiré par le film de son enracinement dans la première guerre du Golfe. Moins désir d’en dresser le rapport qu’occasion de faire jouer les connotations d’un conflit qui marqua la démocratisation du soupçon quant aux images, voire, les charniers de Timisoara ayant ouvert le ban, l’avènement d’une doxa mondiale du faux. Depuis, le cinéma, renonçant à faire valoir sa puissance de feu en marge des aléas du reportage live de CNN (ou maintenant Fox News), s’est aligné sur ce qui constitue désormais un préalable à tout examen de l’actualité. En gros : attendu qu’on nous ment, attendu que toute relation de l’événement est sujette à caution, qu’en pensons-nous ?

À cette démission il y a une autre raison, plus légitime peut-être. Si le cinéma ne déploie plus sa logistique autour d’un front de guerre, c’est parce qu’il décalque une nouvelle cartographie des rapports de force : dissémination des points chauds, guerre de réseaux, nébuleuses, individualisation des actants. Dès lors, ce sont les films d’espionnage qui tiennent lieu de films de guerre et, à ce titre, le paradigme de la guerre froide demeure opératoire. De deux blocs on est passé à cent ou mille, mais dans le détail les opérations sont les mêmes. Et la même scénographie mondiale a cours. Une scène à Berlin, qui, aussitôt répercutée à Buenos Aires, rebondit à Hong-Kong, c’est le rythme de base. Dressant le plus juste état des (non-)lieux, l’immense Mission impossible de De Palma, et, à un degré moindre, La mémoire dans la peau ou Spy game sont les films de guerre contemporains.Plus exactement, ceux qui donnent la plus juste mesure de la guerre contemporaine : délocalisée, émiettée, équipée d’ordinateurs portables davantage que de lance-roquettes.

Ainsi le cinéma s’autorise de l’état du monde pour, d’une part délaisser la guerre proprement militaire, d’autre part décourager toute tentative de la représenter. À tant d’assurance experte on a envie d’objecter bêtement. Envie de ne pas avoir lu de livres et dire : la guerre ça existe. Il y a un terrain, s’il est humide on s’y embourbe, s’il est sec comme la pierre on se fait des ampoules. En ce sens les premiers jours de l’intervention en Irak furent édifiants, qui rappelèrent à la population mondiale bercée par les théoriciens de la grande illusion que le monde consistait. Via les tempêtes de sable retardantla remontée vers Bagdad ou les combats de Bassorah, c’est le réel qui se rappela aux conquérants. Le réel au vif de sa définition possible : ce qui s’avère par la résistance qu’il oppose. La guerre avait lieu, cela déconcerta. Aujourd’hui, il semblerait qu’elle continue, si l’on en croit du moins les images quotidiennes de haillons veufs de corps jonchant la rue d’après l’attentat.

Du reste, à ce compte-là, on devrait souhaiter et non déplorer que le Spectacle règne. Si le sang est de ketchup, point d’hémorragie. Mais les tenants du faux n’en escomptent pas ce genre d’effets. Et qu’en escomptent-ilsd’ailleurs ? Il faudrait interroger la force obscure qui pousse à prêcher comme un évangile négatif ce debordisme vulgaire (baudrillardisme ?). Par délicatesse, enjambons l’hypothèse de la pulsion morbide, et celle de l’opportunisme (le décret de la Manipulation Planétaire est un prêt-à-penser très vendeur). Venons-en plutôt à celle, à peine moins diffamatoire il est vrai, de la paresse. Tout est faux, voilà un postulat qui dispense d’aller chercher le vrai, de registrer un monde dont la complexité paraît-il exponentielle fait d’avance mal au crâne. Pour Demme et ses pairs démissionnaires, confiner l’action dans un microcosme couvert comme un gymnase pose moins de problèmes que de se coltiner la topographie embrouillée d’une jungle, exposant la mécanique du film au grain de sable qu’est le réel d’une situation. Grain à quoi une mise en scène et un scénario peinent par définition à s’ajuster – le grand cinéma naît de ce hiatus. Tandis que les méga-salles de meeting dans lesquelles les deux candidats d’Un crime dans la tête s’invectivent à distance sont des espaces pré-cinématographiés. Lâchers de ballons, forêt de pancartes couleur bannière étoilée, flashs fanatiques, hourras de Superbowl, candidats redoublés par les écrans géants, à quoi le cinéaste ajoute au premier plan des moniteurs dans quoi le Grand Guignol se redouble à l’infini : avec le Spectacle, le cinéma est en terrain connu, conquis, familier ; il prise ce décorum comme un poisson l’eau.

Pour cette réclusion, Demme évoque souvent le redoutable Snake eyes. Sauf que dans ce film coincé entre deux missions (impossible et to mars), le supposé manipulateur De Palma consacre sa parcimonie de géomètre à circonscrire l’angle juste depuis quoi l’attentat en plein match de boxe peut avoir été vu. Parmi les cent et quelques caméras, de télé, de surveillance, d’ambiance, une a cadré le forfait. Possibilité est donc maintenue d’une image vraie. C’est le nerf intact, la foi inaltérable d’un des plus grands cinéastes vivants : ne pas céder à la mollesse pépère du faux englobant. On a bien dit mollesse, car la pensée du Spectacle, partiellement recevable à l’origine, s’est figée en code esthétique. Elle est devenue un genre, et ses exécutants donnent l’impressionde ne pas croire eux-mêmes à leur incrédulité.

Est-ce archaïsme que d’impartir au cinéma la restitution de la part de réel qu’une guerre prélève, révèle, produit ? Rithy Panh a su approcher dans S21 le gouffre du génocide cambodgien – avec, il est vrai, une science des moyens qu’on ne saurait requérir de tous. Ne pourrait-onpas envisager qu’un artisan américain se penche de la même manière sur cette torture d’un genre nouveau germée en certaine prison irakienne ? Ou appréhende ce que ça fait : d’être le marine en faction qu’une voiture suicidaire peut déchiqueter à tout moment ; de retrouver à l’aube son échoppe de légumes bagdadi soufflée par un bombardement ; de se retrouver emporté dans ce flux qu’une estampille fatalement expéditive nomme « population déplacée », puisqu’il semble que les conflits contemporains fabriquent immanquablement ce reste. Ne pourrait-on pas ?

Où l’on maintient la vocation humaniste du cinéma, dans sa version la plus noble : ramener à hauteur d’homme des macro-conflits insensibilisants à force d’abstraction – vocation que le documentaire est peut-être davantage habilité à assumer. Le problème, c’est que ce mot d’ordre risque de sonner le rappel de l’humanisme plat. C’est-à-dire quelque chose ayant trait à l’humanitaire, qui est une nécessité, éventuellement un héroïsme, mais qui ne constitue pas une pensée et ne peut, dans un film par exemple, que produire des énoncés usés comme porte mille fois ouverte. La guerre tue, faites l’amour et pas elle, sous les tapis de bombes des torrents de larme. Oui, sans doute, et devant cela ni cynisme, ni affectation anar de droite de lucidité quant à l’impossible compassion. Juste un doute sur les gains de l’opération et sur la marge de pensée, de manœuvre comme on dit, laissée au spectateur dont on solliciterait ce type de sensibilité. Un peu ce qu’on a envie de dire au Kubrick de Full Metal Jacket : tout ça pour ça ? Tout ce parcours depuis les camps d’entraînement décervelants jusqu’au cœur du bourbier pour réaffirmer le caractère non-négociable de la vie humaine et l’inanité des conflits qui la broient ? Au fond, l’objection vaut pour toute saisie humaniste de la guerre : elle est à peu près vaine, et toujours suspecte de complaisance, s’il ne s’agit que de la ramener à « un morceau de fer dans un morceau de chair », selon la formule de Godard dans For Ever Mozart. Devant quoi le spectateur n’a plus qu’à pester, pleurer, déplorer, nouveau zélateur de ce victimisme qui en ce moment fait florès, empiétant sur la politique jusqu’à la recouvrir.

En cela, la transhumance du cinéma de guerre vers les sphères de décision peut, hypothèse optimiste, participer d’une repolitisation des conflits. Non plus la boucherie indémêlable qu’est toujours la guerre réelle, mais le système d’intérêt, les rapports de force, les nœuds idéologiques dont elle est la continuation par d’autres moyens, la zone de visibilité et occasionnellement de résolution, à chaque fois selon des agencements inédits – qui n’excluent pas certaines permanences. Quittant tôt le Golfe pour s’implanter dans la périphérie de la Maison-Blanche, Un crime dans la tête réalise peut-être une opération brechtienne, recentrant le dossier guerre sur ses fondations conceptuelles, dépliant dialectiquement le Monstre de feu, exposant les discordes qu’Il symptomatise ou active. Voici donc qu’un candidat met en garde contre la remise en question des droits fondamentaux au nom de la lutte contre le terrorisme ; cependant que son vis-à-vis taxe de laxisme les jolis cœurs droits-de-l’hommistes,érigeant la Sécurité en valeur première au nom de quoi il est possible de réinterpréter l’article 1 de la Constitution. Hiatus décisif, et hautement contemporain. Mais dont le film ne se soucie que quelques minutes, le temps d’une ou deux lignes de discours recueillies au passage par les écrans télé dont le pixel anime les entournures du plan. Son lieu est ailleurs.

Son lieu ? Ni le front de guerre, donc, ni la parade des discours. Mais pas non plus le théâtre de la falsification, qui ici n’est qu’un postulat, le fond en carton-pâte sur quoi se détache le récit. C’est même le prix paradoxal du film de donner un sacré coup de vieux à cette antienne. Cela à la faveur, il est vrai, d’un bond en avant dans la paranoïa. Non plus seulement l’idée que les images falsifient les corps qu’elles prétendent rendre. Plus fort, plus dingue : les corps eux-mêmes sont fantoches. L’universelle intériorisation du faux prise au pied de la lettre. Le sergent Shaw, qui s’autorise de ses héroïques faits d’armes pour briguer la fonction suprême, est téléguidé par des comploteurs au moyen d’un implant accroché dans son cerveau en un coup de perceuse. Non plus : le pouvoir contrôle les images, mais : le pouvoir est contrôlé. Vous ne l’auriez même pas rêvé, le cinéma américain l’a fait – c’est aussi pour ce genre d’audace neuneu qu’on l’aime.

Passant directement du grain de sable au petit grain dans le cerveau, Un crime dans la tête saute la case politique. Absorption du monde objectif par les fictions du cerveau, dilution des découpes dialectiques dans le coton des spéculations SF : c’est un peu le tout-venant du cinéma d’action américain depuis dix ans, et faut-il encore l’appeler d’action, quand les états de fait y sont supplantés par les états d’âme ? Précisons qu’à la tête du complot intrigue la maman de l’implanté (toute la gamme minaudante de Meryl Streep y trouve à se déployer), et on aura pris la mesure de ce que comporte de régression cette nouvelle manière. L’implant est ce cordon sophistiqué qui ramène au stade sadico-familial la politique, le scénario œdipien étant comme la maladie infantile de celle-ci. La grande machine à englober les esprits n’est-elle pas nommée Matrice dans le film emblématique de cette tendance ? Le constat souffre peu d’exceptions : la convergence des faisceaux narratifs vers le cerveau fait mécaniquement resurgir les motifs archaïques. En adoptant l’imaginaire de la simulation, le cinéma américain, hautement politique, vire mythologique.

On voit d’ici les artistes concernés hausser des épaules qu’ils appelleront réalistes. Qu’est-ce que vous voulez, nous parlons du monde tel qu’il est ; la science-fiction actualise ce qui couve déjà à l’état virtuel. Devant cette défense pro domo, calmer le jeu. Toute la nuance est dans le « à l’état virtuel ». Y a-t-il ou non place pour du bon vieux réel à côté de ces virtualités tapies dans le destin proche de l’humanité ? C’est toute la question. À laquelle rien n’empêche de répondre par l’affirmative. En Irak frappent beaucoup plus la redite de l’épisode libanais et la plainte immémoriale des victimes que l’avènement d’un conflit informatique. Dit autrement : Bagdad n’est pas plus virtuelle que Saïgon. Il est bien vrai que l’offensive technologique infléchit la vie ; il n’est pas vrai qu’elle la modifie totalement. Prétendre totale cette donnée partielle, c’est prendre une décision, clamer une préférence. On en revient à l’humeur fondamentale de l’ami du faux. Demme trouve plus ajustée à son imaginaire une histoire de brainwashque le dépli narratif de la question, par exemple, de la raison d’État. Méfions-nous : les fictions paranoïaques sont souvent issues de cerveaux complaisants à l’hypothèse du pire.

Indignité de ce qu’on appela jadis la fiction de gauche, réactivée par le cinéma américain contemporain. Signe distinctif ? Ne prélève de la politique que ce qui se prête le mieux à sa saisie par le polar. Non pas les problématiques sociales ou sociétales, qui ne recèlent aucune sous-intrigue, bien plutôt la corruption, les manœuvres de couloirs, la jungle des ambitions. Goût pour le secret derrière la porte que les brûlots prétendument alternatifs de Karel et Moore développent également. Plantés comme Demme au pied de la Maison-Blanche, et non à Bagdad, ils s’escriment à démontrer quoi ? Rien d’autre que ce que la rumeur tient, à juste titre sans doute, pour su. Que Bush est, soit un affairiste éhonté de connivence avec les pétroliers voire la famille Ben Laden, soit un pantin manipulé par les plus douteux stratèges néo-conservateurs. Étonnant de voir comme ces documentaires d’obédience européenne (Moore, fils adoptif de la gauche française) brassent le même imaginaire que la fiction, yankee avant d’être de gauche, de Demme. Et tous de conserve se récrieront qu’ils n’ont pas inventé les faits. Karel s’appuiera sur des témoignages indiscutablement fiables, Demme protestera que l’implant n’est que le grossissement d’un trait réel, à savoir que Bush est un homme de paille. Il est vrai que la récente affaire de l’oreillette, même hypothétique, a étayé la possibilité qu’il le soit. Mais là encore c’est affaire de choix et d’humeur, plus précisément de l’objet à quoi on décide de consacrer son attention. Il y a ceux qui s’évertuent à démontrer qu’on a soufflé à W ses réponses lors du premier débat électoral, et ceux qui s’intéressent à ses propos mêmes, soufflés ou non – qu’est-ce que ça change sur le fond ? Ceux que la morphologie de la guerre n’intéresse pas, et ceux qui pensent qu’elle est toujours un fait central de l’humanité concrète. Brisant des jambes vraies et remuant d’irréfutables litres de boue, la guerre a lieu tous les jours. D’elle il n’est pas moins possible qu’il y a vingt ans de tirer des films. S’ils se font, nous irons les voir.