Peurs entretenues quand la police fait l’armée, l’armée fait la police
par Fabien Jobard
Diffusion des technologies issues de l’armée, hybridation des missions des forces de l’ordre et des forces armées et déterritorialisation des polices hors du sol national seraient les marques principales d’une nouvelle interpénétration entre le civil et le militaire. Annoncée aussi bien par les tenants d’une « guerre au terrorisme » inédite que par les prophètes d’une disparition inquiétante des différences entre le bleu et le kaki, cette « métamorphose » est aussi un raccourci, voire une impasse faite sur les pratiques et les représentations de soi des uns et des autres.
Plan Vigipirate de diverses teintes, opérations extérieures de police, « guerre » à la drogue et « guerre » au terrorisme, forces militaires de police, sociétés de sécurité privées équipées ou formées par les militaires… La police se militarise, l’armée fait de la police, la force extérieure se retourne vers l’intérieur, les frontières s’évanouissent, tout est dans tout, rien n’est plus à sa place. De cette apparente confusion, on tire souvent l’argument d’un chaos créant un ordre politique nouveau, celui de l’interpénétration du civil et du militaire, de la routine et de l’urgence, de l’ordinaire et de l’extraordinaire… Se multiplient en effet les « prophéties du malheur » [1] qui dénoncent l’hybridation du civil et du militaire pour annoncer l’entrée dans un âge de permanente exception ou de « suspension de l’ordinaire » [2].
Contre les « marchands de peur » des rhétoriques sécuritaires, on joue soi-même à se faire peur. Car si d’aventure on regarde ce qu’est en réalité la confusion supposée de l’armée et de la police, ou la militarisation de cette dernière, la réalité prend un visage bien modeste, parfois piteux. Trois propositions d’un inégal intérêt sont aujourd’hui avancées, dont la qualité majeure est leur caractère cumulatif [3]. La première vise les techniques : les polices et, dans une moindre mesure, les forces privées de sécurité se militarisent par l’absorption croissante d’outils et de technologies militaires, dont les logiques d’emploi vampirisent peu à peu les logiques policières et se substituent à elles. Militarisation sans clairon portée par la nécessaire rentabilisation d’investissements gigantesques, à la manière de l’EPO reconfigurant d’un coup tout le cyclisme professionnel. La deuxième vise les missions : des tâches de police traditionnelles, comme la patrouille dans des lieux publics ou le maintien de l’ordre face à des foules protestataires, sont aujourd’hui assumées par des militaires sous commandement militaire avec des outils militaires. La troisième est inverse de la précédente, et vise la généralisation de l’emploi de police en terrain extérieur dans des missions mal définies de pacification ou de maintien de la paix. Selon la première hypothèse, l’outil militaire hybride le champ tout entier de la sécurité. Selon la deuxième hypothèse, le militaire étend son action jusque dans le civil. Selon la troisième hypothèse, les forces civiles de police ne peuvent résister autrement à l’emprise du militaire qu’en singeant les militaires eux-mêmes et se substituant à eux sur les théâtres extérieurs.
La syntaxe globale de ces propositions avancées comme cumulatives est un peu bancale : la police est définie dans la deuxième hypothèse par ses missions (grosso modo : assurer l’ordre public), mais dans la troisième par ses frontières (grosso modo : chez soi). Ce déséquilibre argumentatif montre une foi suspecte en les institutions telles qu’elles aiment à se définir elles-mêmes (ainsi, la police comme force civile vouée à la tranquillité publique, à la recherche des auteurs d’infraction et à l’exécution des commissions judiciaires ; l’armée comme force militaire destinée à la guerre) : nombre de ces discours se résument à des propositions telles que « la police, c’est la police, sinon c’est plus la police » (le raisonnement vaut aussi pour l’armée). Cette fétichisation des institutions est souvent propre aux prophéties du malheur, par leur commune inclination à prendre tout changement, même d’étiquette, pour le signe d’un prochain cataclysme. Qu’y a-t-il de si neuf, au fond, à l’accomplissement de tâches de police par des militaires ? Le « maintien de l’ordre » ne fut une mission spécifiquement « civile », supposant ainsi des techniques de mise à distance plutôt que d’affrontement des foules, ou bien des emplois non mortels des armes, etc., qu’avec la création en 1921 des premiers pelotons de gendarmerie mobile… qui sont des corps policiers relevant de l’armée. Auparavant, cette mission était confiée à l’armée régulière et ses appelés du contingent, logés chez l’habitant, parmi les familles des mineurs en grève ou des viticulteurs en colère. La « professionnalisation » du maintien de l’ordre ne répond pas d’abord au besoin de « civiliser » ce domaine d’intervention de l’Etat. Il veut surmonter « la contradiction structurelle entre l’organisation de l’armée quand celle-ci est “nationale” et la fonction de répression des contradictions sociales » [4]. D’autre part, d’autres moments de notre histoire ont été traversés par une vraie confusion entre la police et l’armée qui, de l’occupation de la rive droite du Rhin aux pouvoirs spéciaux alignant sécurité publique et droit martial à Alger, rendent aux inquiétudes d’aujourd’hui leur juste proportion.
L’hypothèse de la militarisation de la police sous l’effet de la conversion de la sécurité publique à la technologie est défendue par deux sociologues canadiens de premier plan, Kevin Haggerty et Richard Ericson. Lasers, énergie nucléaire à faible portée, techniques de cryptage et décryptage, surveillance par satellite, traçage des correspondances dans l’espace virtuel, radars, capteurs sensoriels, vidéosurveillance etc. sont toutes des techniques en quelque sorte vendues par l’armée aux forces de police, dans un mouvement de défense des budgets militaires par leur relégitimation en ressources policières. Le vote par le Congrès américain, en 1996, d’un programme de 30 millions de dollars d’emploi des matériels militaires en « law enforcement uses » en est le premier exemple, porté par une rhétorique des agences civiles tout entière convertie au militaire et à sa vision du monde : « Durant la guerre froide, nous étions inquiétés par des ennemis qui se trouvaient loin de nous. Mais maintenant, les ennemis sont parmi nous » [5]. Mais une rhétorique ne fait pas une politique. Si l’on observe l’action des polices aux Etats-Unis et ailleurs, on est plutôt surpris par la popularité de politiques de police à la papa, façon « police de proximité », « community policing », « neighborhood watch », etc., qui mêlent les formes les plus classiques de police urbaine (maintien, y compris par la violence, des ségrégations entre espaces urbains) et des manières héritées des vieux droits municipaux (renforcement des autorités locales sur les polices, voire sur la justice, discussions publiques autour des problèmes et des fauteurs de trouble, voire organisation de la délation, etc.). En fait, pour donner prise à l’hypothèse technologique, il faudrait suivre l’usage concret des technologies par les polices sur le terrain de leurs activités quotidiennes. Je me souviens à cet égard avoir indiqué à des policiers ce qu’était la connexion « fichier SIS » (le fichier Schengen) qui se trouvait sur leurs écrans : ils n’en faisaient jamais usage. Je me souviens avoir vu des caméras de vidéosurveillance tourner 24 heures sur 24 à vide, sans agent devant les écrans du commissariat. Et il faudrait exactement suivre l’usage réel des hypothétiques satellites achetés par les forces de police aux frontières. S’il y a diffusion de technologies venues de l’armée, celle-ci est restreinte à sa plus simple expression ; des lunettes thermiques pour l’observation des passages de frontière nocturnes. Il n’y a pas vampirisation des logiques policières d’action par la technologie.
L’emploi de l’armée sur des terrains qui relèvent de la sécurité publique est plus compliqué, mais on est loin de voir notre quotidien sous l’emprise de la suspension de l’ordinaire. Aux Etats-Unis, on connaît par exemple le JTF6 (le Joint Task Force 6), impressionnante force constituée de policiers et de militaires pour la surveillance de la frontière mexicaine. Ce type de force conjointe fut là encore décidé par le Congrès comme moyen de redéploiement après la guerre froide ainsi que, dans la continuité du « war on drugs », comme outil de dépassement de l’incompétence de la police au profit de la popularité (!) de la « Force » (l’armée). Mais l’apport de l’armée au JTF6 reste purement logistique : le US Code précise toujours que les compétences strictement policières (« search, seizure, arrest, and other similar activity ») restent entre les mains des forces civiles. En fait, l’armée surveille les couloirs aériens en vue de repérer les transports transfrontaliers de drogue. De même, on sait qu’après les attentats au gaz dans les couloirs du métro de Tokyo, le Pentagone dirige le « Domestic Preparedness Program », et la National Guard (armée) chapeaute les forces de sécurité publique (polices) et de sécurité civile (urgentistes et pompiers) lors d’alertes aux attentats. Soutien logistique, là encore, de même nature que, en France, l’emploi de forces armées sous l’autoritédu préfet dans le cadre de catastrophes naturelles.
Il reste la question du contrôle des foules. La remarque du colonel Charles Dunlop Jr sonne comme un bruit de bottes ; « pour le dire brutalement, l’entraînement militaire, par son incessante répétion, vise à tuer des gens et à casser des choses » [6]. En France, des sociologues avisés soutiennent que si les policiers perçoivent la foule en qualité de foule protestataire, les militaires l’identifient comme rassemblement hostile. Il est surprenant de voir à quel point ces positions d’observateur coïncident avec les présentations de soi construites par les institutions (je reviens là sur l’inclination institutionnaliste des prophètes du malheur). Ainsi, la Direction générale de la gendarmerie nationale (qui dépend pourtant de la Défense) n’a de cesse en France de défendre son métier et son expertise face aux brutes militaires, jusqu’à prétendre que cette technique des plus rudimentaires qu’est le fusil lance-grenades lacrymogène relève d’un savoir-faire spécifique, gendarmique, en quelque sorte [7]. Mais dira-t-on de ces militaires en déploiement de police en Bosnie, à la Gare du Nord de Paris, au Kosovo ou aux abords d’un grand stade, qu’ils se conduisent en militaires lorsque leurs FAMAS, déchargés, sont en position manuelle, lorsque les coutures de leurs réserves de munitions sont cousues, lorsqu’ils restent sous l’autorité (et parfois sous la surveillance) de civils (internationaux ou nationaux, voire municipaux aux Etats-Unis) ?
On pourrait évoquer les opérations plus ambiguës, dites de « maintien de la paix », parfois décriées comme les nouvelles modalités d’intervention armée en vue d’un maintien de l’ordre libéral planétaire [8]. Le travail du colonel André Thiéblemont, qui a dépouillé 51 journaux de marche et d’opération, journaux intimes ou correspondances des soldats français engagés en Bosnie, replace utilement le débat dans sa concrète réalité [9]. Rappelons que 30 000 soldats françaisont été employés sous l’égide de la Forpronu de 1992 à 1995, le plus souvent aux fins de protéger et d’assurer le travail du HCR à Sarajevo et Bihac, ou de neutraliser les monts Igman. On a alors volontiers conjecturé les risques induits de ces opérations visant les populations civiles : la doctrine de légitime défense, par exemple, est plus élastique en droit militaire [10] qu’en droit de la police. Il faudra toutefois rappeler que les militaires français ne firent presque jamais usage de leur arme. Ces militaires en maintien de la paix, incapables d’user de la force, négociaient avec moult bidons d’essence ou cartouches de Gitanes la liberté d’emprunter les routes barrées par les factions en place, jusqu’à faire prendre en otages 300 des leurs, en mai 1995, par les Serbes… Manifestement, l’armée ne faisait alors ni peur aux foules, ni peur aux ennemis. C’est peut-être cette impuissance même qui a entraîné tant de pertes civiles.
Le 1erjanvier 2003 en Bosnie fut célébrée l’entrée en « opération de gestion civile de crise » de la mission de police envoyée par l’Union européenne, c’est-à-dire la participation conjointe de différentes polices (gendarmerie française, polices des Länder allemands, etc.) au maintien de l’ordre public à Sarajevo et ailleurs. Au Kosovo, l’expérience est reproduite – où patrouillent ensemble polices européennes et américaines (programme US Civpol, né du refus des militaires d’assumer ce type de missions… et finalement géré par la société militaire privée Dyn Corp Inc.). De manière tout à fait intéressante, du reste, une compétition se joue entre les forces déployées ; certes entre polices civiles et armées [11], mais aussi entre les polices européennes (qui multiplient les stages de formation à vocation « citoyenne » auprès des Kosovars), et la Civpol américaine (qui, au contraire, s’emploie à des démonstrations de puissance façon série télévisée made in USA, aidant au passage à la revente des stocks d’armes inemployées).
Ainsi, les nouvelles hybridations policiaro-militaires semblent bien modestes, et ce notamment au regard de ce que l’histoire a donné à voir en d’autres épisodes. De deux choses l’une. Soit l’on centre le regard sur les formes extraordinaires, exorbitantes du droit commun ou de la lutte contre le terrorisme, et l’on admettra le caractère effrayant, mais très circonscrit, de l’hybridation des forces et des doctrines ; le reste relève de la prophétie, et s’il advient qu’une prophétie un beau jour se révèle juste, cela n’aura rien ôté, avant cela, à son caractère de prophétie. Soit l’on observe l’action concrète des policiers et militaires sur leurs terrains d’action, ainsi que la consommation effective de leurs dotations budgétaires ou l’usage concret des outils et des techniques, et l’on conclura, plutôt qu’aux hybridations menaçantes, à la perpétuation des formes plus traditionnelles, et parfois du reste plus inquiétantes, de la force d’Etat ou de la surveillance. La précision du regard réduit ainsi la tentation toujours étrange d’éloigner la peur en prophétisant le malheur, et en faisant croire ainsi en des rhétoriques politiques dont les gouvernements craignent toujours qu’on ne les découvre pour ce qu’elles sont vraiment : de simples rhétoriques.
Notes
[1] Les prophètes de malheur sont ces « lanceurs d’alarme » qui « de l’annonce de troubles ou d’accidents inévitables à l’Apocalypse cherchent à convaincre l’humanité entière qu’une ère de grands malheurs est ouverte » (F. Châteauraynaud, D. Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Paris : EHESS, 1999, p. 37).
[2] E.-P. Guittet, D. Bigo, « Facettes de l’(in)sécurité ou l’ordinaire de l’exceptionnel », Cultures et conflits, Facettes de l’(in)sécurité, 51, 2003, p. 5-7.
[3] La revue Journal of political and military sociologydonne par exemple à lire « The police-ization of the military » et « The militarization of policing in the information age » dans le même numéro (2, 1999).
[4] P. Bruneteaux, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’Etat en régime démocratique. Presses de la FNSP, 1996, p. 35.
[5] National Institute of Justice, Technology for community policing. 1994, cité in K. Haggerty et R. Ericson, « The militarization of policing in the information age », op. cit.
[6] Ch. Dunlop Jr, « The police-ization of the military », op. cit.
[7] J’avais décrit dans Bavures policières ? La force publique et ses usages, La Découverte, 2002 ma participation en 1995 à un entraînement au FLG à une époque où pas plus que maintenant je ne n’avais de compétence particulière en maintien de l’ordre.
[8] Par exemple : « On peut considérer le maintien de la paix, dans ses versions modernes, comme une forme de contrôle d’émeute dirigée contre les régions indisciplinées du monde, pour préserver la paix libérale. » (M. Pugh, « Peace keeping and liberal theory », International Peacekeeping, 11, 1, 2004, p. 41).
[9] A. Thiéblemont, Expériences opérationnelles dans l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-95). C2SD, Secrétariat général de l’administration,2001, 3 vol.
[10] Y compris, du reste, en gendarmerie (ce que les gendarmes taisent, cette fois, dans leur assaut de civilité contre l’Armée de terre) : même la Cour de cassation s’est obligée à souligner le caractère trop souple de l’art. 174 du décret 20 mai 1903 sur l’usage des armes à feu par les gendarmes (cf. C. crim 18 février 1903).
[11] Voir le rapport de Th. Nogues et J.-P. Hanon, Police et ordre public dans les opérations de consolidation de la Paix à partir du cas du Kosovo. DAS, Ministère de la défense/Univ. Rennes II, décembre 2002.