Vouloir la guerre entre désir et métaphore

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Métaphoriser, c’est souvent perdre le réel pour son signe, et ainsi tout confondre ou tout dénier. Peut-on pourtant se passer d’un travail de métaphorisation de la guerre si l’on veut simplement continuer de penser la possibilité d’une politique d’opposition ? Sans doute pas. Encore s’agit-il d’assumer ce caractère métaphorique. Pour comprendre non seulement la vérité de nos désirs politiques mais aussi leurs limites face aux guerres bien réelles d’aujourd’hui.

Ce n’est pas pour rien que depuis la Révolution française, toutes les guerres ont été pensées dans tous les camps comme des guerres défensives, imposées par l’adversaire. C’est sous l’égide de l’URSS, État alors le plus militariste de la planète, que se lance à partir de 1953 le « Mouvement de la Paix » ; c’est pour se défendre contre l’offensive communiste que les Américains vont en Corée, au Viêtnam, à la baie des Cochons ; c’est pour défendre la mère patrie et son espace vital que les soldats de la Wehrmacht se sont battus du mur de l’Atlantique aux portes de Stalingrad ; c’est pour vivre enfin en paix sur son sol que certaines fractions de l’OLP et aujourd’hui les groupes islamiques palestiniens se sont engagés dans une guerre « terroriste » contre Israël ; et c’est pour vivre un jour en paix que l’armée israélienne a occupé le Sinaï, le Golan, la Cisjordanie, Gaza, tout comme elle avait pu appeler l’invasion du sud Liban « Paix en Galilée ».

Les effets de liste ont toujours un effet désastreux, écrasant toute singularité et toute hiérarchie des motifs comme des actes, mais il faut tout de même reconnaître cette constante : dans presque toutes les guerres modernes, l’amour de la paix et la seule nécessité de se défendre furent présentés comme les principaux motifs justifiant leurs déclenchements et leurs conduites, parfois jusqu’au génocide. De surcroît, il n’est même pas sûr qu’il s’agisse là d’un trait caractéristique des guerres modernes. Après tout, la morale chevaleresque qui se met en place entre le XIème et le XIIème siècle en Europe et qui hantera tout le mouvement des croisades exprime déjà cette idée qu’il n’y a de guerre juste qu’au nom de son désir de paix. Au moins à en croire Georges Duby qui résume ainsi une telle morale : « Au seuil du XIIème siècle, la nova militia, revêtue d’armes bénites, se voyait assigner deux tâches conjointes – celles du “prud’homme”, celle que Saint Louis s’efforcera d’assumer mieux que personne : en premier lieu, défendre l’Église et les pauvres ; en second lieu, combattre les ennemis du Christ. C’est-à-dire, en fait, faire régner la paix de Dieu » (La Société chevaleresque, p. 66).

Bref, déclarer son amour de la paix ne veut sans doute rien dire puisque l’écrasante majorité des guerres que l’on connaît, depuis un siècle ou neuf, sont nées sous l’égide d’un tel amour. Dès lors, la tentation fut grande à gauche d’assumer les désirs de guerres en tant que tels pour en finir avec la paix et les projets de paix perpétuels, qui non seulement ne préservent pas de la guerre, mais ne peuvent que figer, voire durcir, l’état d’injustice dominant. « Grande » tentation pour la gauche radicale si souvent fascinée par l’uniforme et toutes les formes de guérilla du tiers-monde, de la « guerre révolutionnaire »maoïste à la théorie guevariste du foco, de la machine de guerre palestinienne à Patrice Lumumba ou à Sankara, du Lider MaximoCastro au sous-commandantMarcos ; mais « grande » au moins autant pour la gauche modérée si souvent happée par la nécessité des guerres de conquête ou de reconquête nationale, des guerres girondines de 1792 aux guerres coloniales de la IIIèmeRépublique, de la Première Guerre mondiale après l’assassinat de Jaurès à la première guerre d’Irak, voire même à la seconde ; et « grande » encore, dans la plupart des fondements philosophiques que la pensée de gauche a aimé se trouver : de Machiavel à Spinoza, de Hegel à Marx et Lénine, de Clastres à Deleuze, un vent de bellicisme souffle comme jamais, par-delà même toute justification en termes de « défense » ou de « résistance ».

Est-il toutefois possible à gauche de réellement désirer la guerre sans métaphore ? Est-il possible de désirer non pas la violence en tant que telle (qui est peut-être à l’origine du désir), ou le changement, ou l’engagement, que la notion de guerre ne ferait que métaphoriser, mais la guerre elle-même, la violence organisée, c’est-à-dire, très concrètement, l’organisation de la mort et des désirs de mort, des viols et des massacres, des invalidités permanentes, des destructions sans réparation ? Un peu d’esprit de conséquence dans la résolution d’en finir avec les paix du renoncement et de prendre enfin au sérieux les dégâts des paix contraintes a obligé la plupart des bellicistes, notamment de gauche, à répondre : « oui ». Pourtant, être conséquent ne veut plus dire nécessairement désirer. Les témoignages de soldats l’ont assez appris, le désir de guerre actualisé dans son expérience réelle soit s’affaisse au profit d’autre chose – un devoir, un oubli – soit se transmue en un tout autre désir, assez terrifiant : désir de mort, de meurtre, de destruction illimitée. Sans porter un autre sens qu’elle-même, la guerre prise dans sa réalité ordinaire apparaît sans désirs, en tout cas sans désirs assumables. Si, à trop vouloir la paix, on risque donc toujours de commencer à justifier une nouvelle guerre, il semblerait, à rebours, qu’à trop vouloir la guerre on risque de balancer indéfiniment entre désir et métaphore,celle-ci étant ce qui à la fois exclut et conditionne celui-là. Ne s’agit-il donc là que de malencontreuses dérives, de simples « trop vouloir » qui ne feraient que pervertir un rapport premier à la guerre et à la paix qui ne devrait être affaire que de justice et non de désir ? Ou, au contraire, le rapport politique à la guerre et à la paix n’est-il pas primordialement une affaire de désirs, posant avant toute justification le problème de l’objet exact de ces désirs : réalité positive ou réalité dialectique d’un côté ? réalité ou métaphore de l’autre ? Parions pour la seconde solution, à savoir que, tout comme les désirs sérieux de paix, essentiellement à droite, ne peuvent se soutenir qu’à dialectiser leur objet (à passer par la guerre), les désirs de guerre, notamment à gauche, ne pourraient se soutenir qu’à métaphoriser leur objet, à faire de la guerre tout autre chose que la guerre. Voici en tout cas quelques arguments pour porter un tel pari.

Du réel à la métaphore : la matrice Machiavel

C’est une banalité, encore une fois, de rappeler qu’aucune gauche instituée n’a jamais été pacifiste, en dehors de la parenthèse de l’entre-deux-guerres qui a vite succombé à son impuissance. Et, à l’inverse, de rappeler qu’aucune ne s’est jamais présentée non plus comme univoquement belliciste. Ce qui est en revanche plus curieux, c’est combien elle ne s’est jamais présentée unie face à chaque conflit particulier, ni théoriquement ni pratiquement. Or, c’est bien ce point de scission qui nous fait dire qu’aucune gauche, intellectuelle comme institutionnelle, n’a jamais vraiment éclairci son rapport à la guerre, confusément embrouillé entre révulsion, désir et métaphore. Pour tenter un tel éclaircissement, il nous faut d’abord revenir à Machiavel.

En dehors de penseurs singuliers (Spinoza, Fichte, Stendhal,…), ce n’est que depuis quelques décennies, notamment depuis les travaux de Claude Lefort, que la pensée de gauche en est venue à reconnaître sa dette à l’égard de Machiavel (ce qui ne veut pas dire – ça n’aurait pas de sens – que Machiavel était « de gauche »). Depuis lors, celui-ci apparaît à la plupart de ses lecteurs non plus comme un cynique conseiller du prince, mais, suivant déjà le mot de Spinoza, comme un « grand ami de la liberté », et notamment un libérateur des désirs politiques : avec lui, la politique se libérerait de la double-pince médiévale du Roi et du Pape, du Pouvoir et de la théologie, pour devenir l’enjeu et l’horizon de chacun. Cela ne va toutefois pas sans paradoxe, tant le véritable désir de Machiavel, dans le travail même de son œuvre, comme dit Lefort, n’est pas prioritairement désir de politique mais désir de guerre. Comment les plus grands penseurs « de gauche » peuvent-ils ainsi situer l’origine de nos désirs politiques dans un désir quasi absolu de guerre ? Comment la pensée de Machiavel, inscrite consubstantiellement dans les guerres de l’Italie renaissante, a-t-elle pu ainsi servir de matrice à la conceptualisation de tout autres combats, sans armes et sans haines (ce qui ne veut pas dire sans violence ni même sans mort) ?

Reprenons les choses plus précisément. Pour Machiavel, une « bonne armée », c’est-à-dire une armée constituée de citoyens vertueux, est « le fondement de tous les États », et donc, a contrario, un bon État est un État institué « en vue de la guerre ». Apparemment, nulle métaphore ici. Chez lui, les relations internationales priment la politique intérieure et la conditionnent, tout comme le Lion, c’est-à-dire les forces militaires propres, priment le Renard, c’est-à-dire la Ruse, celle-ci ne servant fondamentalement qu’à pallier les faiblesses de celui-là. Quand Machiavel désire ainsi dresser Florence et toute l’Italie à l’art de la guerre, il s’agit, toujours sans faux-semblants, d’un art des « vraies guerres », celles de l’Antiquité ou celles de son temps, avec leurs cortèges de morts, de pillages, d’exécutions arbitraires, de villes rasées et de massacres de masse. Mais qu’est-ce qui peut donc rendre à ses yeux une telle réalité si désirable ? Car Machiavel ne dit pas que la guerre exposée dans sa réalité crue est nécessaire, et il ne dit pas davantage que « qui veut la fin veut les moyens » ; il dit bien plus radicalement que la guerre est bonne en elle-même, qu’elle est fin en elle-même, et que toute société qui ne tend plus à la guerre est vouée à la décadence. Dès lors, le problème n’est effectivement plus du tout celui de sa justification, mais celui de sa constitution en objet de désir à part entière, en Summum bonumdes temps modernes.

Du Prince aux Discorsi et des Discorsi à L’Art de la guerre, les arguments ne manquent pas pour rendre la guerre désirable. On peut tenter de les énumérer. Premièrement, la guerre c’est l’essence même du politique conçu comme art de constituer une puissance apte à ne se maintenir que dans l’actualisation effective de son exercice. En ce sens, la guerre est désirable aussi loin que la puissance et la nouveauté sont désirables. Deuxièmement et a contrario, la guerre bien menée est ferment d’unité intérieure, unité des soldats autour de leur chef, et, par identité du chef et du Prince, unité de l’ensemble des citoyens, grands et petits enfin confondus autour de ce dernier et de l’intérêt commun qu’il incarne, enfin égalisés face à la distribution aléatoire du courage et de la mort. En ce sens, la guerre est désirable aussi loin que la division ne l’est pas et que l’unité l’est. Troisièmement, la guerre est toujours synonyme de mouvement, mouvement sur le champ de bataille, mais aussi bien mouvement entre les classes, mouvement entre les États, mouvement entre les savoirs ; elle est donc synonyme de liberté (identifiée à la puissance) et de progrès (dans les armes, dans la stratégie, dans la discipline). En ce sens elle est désirable, parce que pour tout esprit moderne le progrès est sain, exprimant toujours une liberté non-abstraite, une liberté à l’œuvre. À l’opposé, un peuple qui ne saurait affirmer sa liberté par les armes ne serait qu’un peuple serf. Quatrièmement, la guerre, au moins la vraie guerre, celle menée avec ses propres citoyens et non avec des mercenaires, marque la fin de la prédominance des commerçants, des rhéteurs, des parasites, bref de l’argent. La guerre est donc désirable aussi loin que l’argent ne l’est pas, c’est un « vrai bien » qui forme et rend ferme alors que l’argent et les richesses en général ne sont que des « faux biens » qui amollissent et corrompent. Le désir de guerre est ici désir de nudité et de fermeté qui confine au désir de vérité de soi et des hommes : que vaut-on quand le Roi est nu ? Cinquièmement enfin, moment de sa propre vérité, la guerre est donc le moment de dévoilement de sa virtù. À proprement parler, on devrait traduire le terme de virtuose chez Machiavel par « couillard » plutôt que par « vertueux », « courageux » ou « audacieux ». Car le désir de guerre du virtuoso, c’est d’abord le désir du vir, du mâle antique, à entendre en deux sens – désir de prouver sa virilité, désir de jeunesse donc, et désir de se soumettre à la virilité désintéressée du chef et non à la rapacité intéressée des Grands, désir de vérité du désir donc. En bref, la guerre est désirable non seulement parce qu’elle fait jouir, mais plus encore parce qu’elle fait être en tant qu’être de désir, parce qu’elle fait passer la spontanéité de son désir avant le calcul de son intérêt, parce qu’elle crée des hommes véritables encore davantage qu’elle n’en détruit.

On pourrait encore trouver chez Machiavel bien d’autres raisons ou causes qui font désirer la guerre. La seule question est alors de savoir si un tel désir est bien désir de guerre en tant que telle, et si donc ce que la pensée de gauche a cru trouver chez Machiavel à l’origine de ses désirs politiques est bien de l’ordre de la guerre ou de tout autre chose. Soient deux types de réponses possibles. D’une part, on peut dire que la gauche n’a pu rejoindre Machiavel que par son pire côté : sa haine des grands et de l’argent davantage que son amour des faibles, sa volonté de puissance humiliée, son machisme séculaire, son moralisme archaïque et brutal davantage que son immoralisme, sa passion pour l’égalité disciplinaire et uniformisante, etc. Mais d’autre part, et c’est le cas pour tous les penseurs que nous venons de citer, on peut dire aussi que Machiavel a pu leur apparaître comme une figure originelle de la gauche moderne, parce qu’en vérité son désir de guerre y était du départ métaphorique, signifiant un désir non de la guerre mais d’un tout autre sens qu’elle transporte : mouvement, vitesse, invention, renversement des rapports, affirmation, etc. Tous les passages où Machiavel valorise explicitementla guerre en tant que telle sont en effet parfaitement séparés de ceux dans lesquels il énonce crûment les cruautés immorales mais nécessaires à sa bonne conduite. Il y aurait en fait deux Machiavel : le pionnier de la Realpolitik à venir et l’amoureux antique de la guerre, l’immoral et le moraliste revenant aux origines viriles de la virtù, le penseur de l’usage du pouvoir et le penseur de son rejeu incessant dans les aléas de la guerre. Or c’est bien dans cette césure que peut passer la métaphore : le désir de guerre n’est descriptible qu’aussi loin que sa description déréalise son expérimentation concrète pour n’être plus que la métaphore de ses effets. De ce point de vue, ce n’est pas pour rien que Machiavel a connu si peu de succès auprès des militaires et autant auprès des penseurs politiques. Pour les premiers, il ne comprend rien aux guerres modernes : non seulement il perçoit bien mal l’importance à venir de la cavalerie et de l’artillerie, non seulementil minore contre toute réalité l’importance du facteur économique, mais il en efface d’avance tous les buts extrinsèques (pourtant indispensables à toute stratégie).Pour les seconds, au contraire, il a inventé la guerre non comme réalité matérielle et sanglante mais comme Idée ou Symbole servant de matrice à toute politique à venir de remise en cause des pouvoirs. En ce sens, il apparaît en vérité bien moins comme le père des désirs de guerre réelle, comme nous le prétendions initialement, que comme le père de la guerre métaphorique en tant que matrice symbolique des désirs politiques.

De la guerre à la lutte, de la lutte au mouvement

À gauche, Machiavel serait ainsi le père lointain non seulement de toute une rhétorique guerrière mais de tout un travail conceptuel de métaphorisation de la guerre, seul apte à rendre « naturellement » légitime l’usage d’une telle rhétorique. Que les discours de gauche s’inscrivent spontanément dans une matrice belliciste apparaît aujourd’hui presque évident. Il suffit de prêter attention, par exemple, aux slogans et communiqués de presse d’une association apparemment sans rapport avec la guerre, Act Up-Paris : « Le sida, c’est la guerre, Act Up en colère », « Faites la guerre au sida », « Guerre aux labos, guerre au SNIP » (Syndicat Nationale de l’Industrie Pharmaceutique), « Mobilisation générale », « Sida : l’autre guerre », « Connaissons nos ennemis », etc. Toutefois, pourqu’une telle rhétorique ait pu être aussi naturellement employée, sans souci de ses origines (par exemple, « Connaissez-vous votre ennemi ? » est le titre d’une feuille volante distribuée aux soldats allemands de l’armée de Norvège en 1941…), il a bien fallu qu’elle soit conceptuellement fondée au préalable par tout un travail initial de la pensée visant à faire de la guerre une telle matrice symbolique de toute opposition politique, c’est-à-dire visant à lui conserver la gravité et le poids de réel qu’elle porte tout en lui ôtant sa part insupportable de réalité. Or c’est bien le cas : nombre de nos plus grands penseurs politiques ont travaillé, à la suite de Machiavel, à faire de la guerre une telle matrice, c’est-à-dire à transmuer la considération crue de sa réalité en simple symbole de ce qu’elle n’est plus. Ce qu’il nous faut maintenant essayer de montrer.

Remarquons d’emblée que Foucault fait toutefois exception ici, refusant fermement d’accepter aussi bien « ce singulier, despotique, tyrannique et aveugle de la paix » que ce procès de métaphorisation de la guerre. Dans Il faut défendre la société, en effet, sous couvert de renverser Clausewitz et de penser non plus la guerre à partir de la politique mais la politique à partir de la guerre, non seulement il passe sous silence jusqu’au nom même de Machiavel pour ne le lire qu’à travers Hobbes, mais surtout il remarque, et à bon droit, combien, dans une telle filiation, la guerre est devenue non plus guerre réelle et historique mais « guerre dans la représentation », représentée pour justement interdire la guerre réelle. « La guerre de tous contre tous » de l’état de nature n’est que la métaphore de sa face noire – la peur – qui justifie l’avènement d’un pouvoir absolu, c’est-à-dire la souveraineté. Autrement dit, la guerre réelle, au moins la guerre civile, chez Hobbes, ne peut jamais advenir. Hobbes est en vérité un penseur de la paix, non de la guerre. C’est donc ailleurs, chez des publicistes plus obscurs mais analystes de guerres plus réelles, qu’il faut chercher selon Foucault cette idée que « tout est guerre », cette conjonction de la guerre absolue et du pouvoir absolu : chez les penseurs de la « guerre des races », ceux qui expliqueront la montée conjointe de l’État totalitaire et des tentations génocidaires. Plus encore, quand il s’attaque pour de bon à Machiavel, dans son cours de l’année suivante (Sécurité, territoire, population), c’est pour le réduire logiquement à une figure du passé archaïque de notre modernité : penseur de la seule souveraineté, il serait presque du départ dépassé par ceux qui vont penser la naissance d’une toute nouvelle forme de pouvoir, la bio-politique conçue comme forme d’organisation et de gestion de l’ensemble des vies individuelles et non comme simple art de conquête et de conservation du pouvoir. En bref, pour paraphraser sa réponse à propos des Grecs et de la sexualité (Dits et Écrits, p. 698), on pourrait dire que, pour Foucault, « non, les machiavélistes et les omni-bellicistes n’étaient pas fameux ». Formule dont il ne faudrait toutefois pas perdre de vue la conséquence majeure pour notre propos : non seulement toute la rhétorique de gauche métaphorisant la guerre serait mitée du départ, mais surtout, par son archaïsme même, elle serait inefficiente. Parler d’ennemi, de front, de combat, d’héroïsme, ce serait rien de moins que s’inscrire dans un combat du passé, d’avance condamné à rater sa cible, puisque c’est le pouvoir lui-même qui est stratégie.

Toutefois, encore une fois, Foucault n’est ici qu’une exception. Ou plus exactement il n’est une exception qu’autant qu’il est l’un des très rares penseurs inscrits à gauche qui ne cherchent plus à refonder une théorie de la gauche, c’est-à-dire de la stratégie du renversement des iniquités au nom d’un Idéal supérieur, Idéal d’émancipation, Idéal d’indivision, Idéal d’une vie enfin non mutilée. Pour tous les autres, la guerre doit demeurer métaphore matricielle, parce que sans une telle métaphore c’est le désir même de la politique qui s’abolit : celle-ci ne serait plus que question de plaisir, de goût, de sensibilité, et non de nécessité. Analysons ainsi trois des métaphores guerrières, assumées ou déniées, du discours de gauche.

Premièrement, on trouve évidemment la métaphore marxiste de la « lutte de classes » ou de la « guerre sociale ». Tout un certain machiavélisme s’y retrouve, bien que renversé, puisque le « conflit éternel » entre grands et petits prime maintenant les relations internationales et les guerres de libération nationale. Mais il s’agit toujours d’une lutte pour la liberté qui est lutte finale et lutte à mort ; lutte qui, bien menée, conduit, comme chez Machiavel, à une victoire assurée et à la disparition des dominants ; lutte mobilisant toute la stratégie traditionnelle de la guerre en termes d’« ennemi principal » (le capitalisme), de « front » (la grande industrie), de « maillon faible », de « nerf de la guerre » (le parti) ; lutte essentiellement défensive dont l’arme principale est la grève ; lutte enfin pensée là encore sur le modèle des guerres antiques – les prolétaires doivent être « vertueux » pour l’emporter et la « dictature du prolétariat » ne se veut rien d’autre qu’une reprise de l’institution de la « dictature » propre à la République romaine qui était en charge de surmonter pour un temps court (dix ans à Rome) la stérilité des factions. Toutefois, il est alors vital d’assumer le caractère métaphorique d’une telle « lutte ». Marx tente parfois de le faire. Il rappelle combien il ne s’attaque pas aux capitalistes en tant que personnes mais seulement « en tant que personnification de catégories économiques » ; il rappelle qu’il ne s’agit pas là d’une guerre d’extermination mais seulement d’expropriation, et donc que la mort ne peut advenir qu’en effigie, « en tant que classe » non en tant qu’individus. Mais dans l’ensemble sa prétention à produire une « science » de l’histoire empêche Marx d’assumer pleinement ce caractère métaphorique. Car s’il y a une science historique de la lutte des classes, il ne saurait plus y avoir de métaphore, celle-ci ne pouvant donner sens au réel qu’en se détournant de sa saisie objective. Or c’est peut-être bien dans une telle prétention que se préfigurent non seulement les crimes du communisme réel, mais plus encore son caractère radicalement non-désirable : ce n’est plus la lutte des classes en tant que telle qui est désirable mais sa fin, l’avènement d’une société sans classes, et ainsi on retombe dans une politique classique de droite qui va justifier toutes les brutalités par la nécessité d’une paix fabuleuse à venir.

Deuxièmement, si l’on passe de la science économique et historique à l’anthropologie politique, on trouve la métaphore clastrienne du « Chef de guerre » des sociétés primitives. Pour Clastres, en effet, la guerre est l’un des moyens éminents des premières sociétés pour conjurer l’advenue d’un État qui les diviserait en deux. Car la guerre fait toujours appel à un « chef de guerre » qui est le contraire de l’homme de l’État : il est sans cesse obligé de tenir compte du désir de ses guerriers, de répondre à leurs « demandes » en étant prodigue de ses biens, il doit sans cesse composer avec l’occasion et non avec l’institution, il se nourrit de prestige et de femmes et non de pouvoir, en bref il conduit mais ne règne pas, il n’est chef qu’à la hauteur du désir des autres qu’il le soit et se trouve donc in finepresque toujours condamné à la mort – « la mort est le destin du guerrier, car la société primitive est telle qu’elle ne laisse pas substituer au désir de prestige la volonté de pouvoir » (La Société contre l’État, p. 179). Vieux machiavélisme de l’immanence de la vertu du chef à celle de ses troupes, vieux machiavélisme qui veut que les soldats ne soient soumis à leur chef qu’aussi loin que celui-ci est leur dupe, travaille pour leur intérêt commun et non pour le sien. Toutefois, là encore, il faut bien parler de « métaphore ». En un sens, Clastres l’assume pleinement : « métaphore de la tribu, imago de son mythe, voilà le chef indien » (Ibid., p. 42). Métaphore de quoi ? À la fois de « la plénitude de la jouissance » et de « ne plus être ce que l’on est ». Le chef, encore une fois, c’est le grand Vir, le désir de désir avant le désir de guerre. Mais, en un autre sens, Clastres métaphorise complètement cette guerre même, censée être constitutive du « chef de guerre ». Non seulement il ne s’attache jamais à décrire la réalité précise des guerres réelles inter-indiennes, conduisant parfois à l’extermination de la tribu ennemie par leur capacité à nier toute altérité, mais plus encore il caractérisele « chef de guerre » comme « faiseur de paix », modérateur du désir de guerre propre au groupe. Autrement dit, la guerre source de chefferie et non de pouvoir n’est désirable, sage et profonde qu’en tant qu’elle est finalement guerre sans combat, sans cruauté et sans mort sinon celles imposées au chef lui-même. De part en part, son discours ne porte donc pas sur le chef de guerre dans la guerre mais sur le chef dans la paix voué à un combat métaphorique et abstrait : conjurer l’advenue d’une cruauté supérieure à celle des Indiens, qu’ils ne connaissent pas mais intuitionnent, celle de l’État moderne. La vraie guerre est pour lui une guerre de la langue poétique, du chant et du mythe, une guerre désarmée, c’est-à-dire effectivement une métaphore.

Troisièmement, examinons la métaphore guattaro-deleuzienne de la « machine de guerre nomade », puisque l’exposition de celle-ci s’ente justement dans un « hommage à Pierre Clastres » par lequel se trouve préservée la filiation à Machiavel. Deleuze et Guattari la définissent initialement comme « un flux de guerre absolue, qui coule d’un pôle offensif à un pôle défensif » (Mille plateaux, p. 266). Autrement dit, c’est le contraire d’une institution, d’une discipline, d’une rhétorique de justification, bref d’une structure d’État. C’est le contraire d’une police : une force de déterritorialisation, de déliaison (d’où son absolutisme littéral) et de mutation, et non une force d’ordre et de reproduction.D’où son caractère éminemment désirant et désirable : une machine de guerre travaille au cœur de toute création artistique, de toute science mineure, de toute communauté politique non re-territorialisée, parce que la machine de guerre est finalement le nom même de tout désir, le nouveau concept qui vient se substituer aux « machines désirantes » de L’Anti-Œdipe. Mais d’où aussi son caractère essentiellement métaphorique. Car ses mutations « n’ont certes pas la guerre pour objet » […] « de sorte qu’on doit dire, de la guerre elle-même, qu’elle est seulement l’abominable résidu de la machine de guerre, soit lorsque celle-ci s’est fait approprier par l’appareil d’État, soit, pire encore, lorsqu’elle s’est construite un appareil d’État qui ne vaut plus que pour la destruction » (Ibid., pp. 280-281). Or comment concevoir une « machine de guerre » qui précéderait toute guerre et ne se justifierait pas d’elle sinon par métaphore ? Le problème est alors que toute la philosophie de Deleuze et Guattari refuse la métaphore : il n’y a pas de métaphore, il n’y a que des régimes de signes et des agencements technico-pratiques. Dès lors, il n’y a qu’une alternative. Soit accepter avec eux le refus de toute métaphore mais réduire du même coup leur tentative de théoriser l’actionpolitique à gauche à une analyse de ses dérives barbares. La dernière guerre en Irak en serait une illustrationfrappante, puisqu’on y a vu d’un côté une partie de la gauche se ranger sous la bannière de la machine de guerre américaine, seule capable de bouleverser les despotismes moyen-orientaux, et de l’autre côté une partie de la gauche justifiant la résistance irakienne, quelques soient ses formes, et notamment dans sa dimension de « machine de guerre » décentralisée. Soit, il faut ici refuser leur refus et assumer la dimension métaphorique de ce concept : la « machine de guerre » n’est désirable et désirante qu’aussi loin qu’elle réduit l’abomination de la guerre elle-même à une simple métaphore du mouvement absolu, de la vitesse, de la mutation. C’est une matrice théorique apte à relancer un désir qui ne s’origine dans la guerre que pour mieux lui échapper, pas un concept descriptif, encore moins un concept programmatique.

La guerre hors la guerre

Devenir « de gauche » impliquerait donc non pas de se sentir en guerre, mais de symboliser cette sensation jusqu’au point de faire de la guerre avec ses inévitables cruautés une Idée et non plus une pratique, jusqu’au point donc de la rendre impraticable par les États ou les micro-États à force d’être assumée par les individus eux-mêmes. Toute guerre réelle ou presque serait ainsi injuste parce qu’elle s’approprierait indûment les désirs de guerre métaphoriques qui sont en nous ou parce qu’elle les rendrait abominables. Mais le rôle de la métaphore est alors central : on ne peut désirer la guerre qu’aussi loin que celle-ci est la métaphore du désir lui-même et non son but, qu’aussi loin que l’assomptionde son caractère absolument métaphorique la transmue dans la pratique en pacifisme relatif. A contrario, être de droite ce serait non pas être en paix, mais désirer s’engager sans cesse pour la paix, avec pour nécessité d’accepter certaines guerres, conditions parfois nécessaires d’une paix plus franche et plus humaine. De ce point de vue, il n’est pas sûr que la position la plus « juste » face aux guerres réelles d’aujourd’hui soit toujours celle de la gauche authentique. Parce que s’il est vrai qu’on ne peut métaphoriser le réel qu’en son absence, il faut reconnaître qu’on ne peut métaphoriser la guerre qu’en temps de paix. Mais alors comment, dans de tels cas, accepter de soutenir certaines positions de droite sans contrevenir à son propre désir ? La figure de Foucault peut ici nous être précieuse. Parce que seul à ne désirer ni la guerre ni la paix, il semble du même coup le seul à exiger de ceux qui, à gauche, se réclament d’une rhétorique guerrière, d’assumer son caractère profondément symbolique et donc de reconnaître que face aux guerres réelles une telle rhétorique est absolument sans voix, que face aux guerres réelles il n’y a de juste position que par-delà la droite et la gauche.