Vacarme 30 / Cahier

Interner, enfermer, regrouper

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« Centres de regroupement », « centres d’hébergement », « centres de triage et de transit », « centres d’assignation à résidence surveillée », « centres d’identification » : cette liste non exhaustive témoigne de l’art de la litote de l’administration française pour camoufler la réalité d’une politique d’enfermement et de déplacement d’une population engagée ou prise dans les méandres d’une guerre de libération nationale. Si l’ensemble de ces lieux peuvent être qualifiés de camps c’est parce qu’au-delà de logiques et fonctionnements divers, des populations sont ainsi assignées à résidence (au sens large et non à celui, restreint, de condamnation administrative ou judiciaire) pour des motifs politiques. Le camp, entendu comme lieu de privation de droits d’une population au motif de ce qu’elle est ou souhaite, permet d’adjoindre à l’ensemble de ces lieux les prisons de métropole ou d’Algérie, qui regorgent de prisonniers luttant pour la reconnaissance de leur statut de détenus politiques (des grèves de la faim sont ainsi observées en juin 59 et juillet 61 par la quasi totalité des 10 000 détenus Algériens). À l’époque, même si le discours militant et la volonté de dénonciation ont conduit à des amalgames hâtifs, cette acception large du terme de camps, aujourd’hui quasi unanimement acceptée par les historiens [1], est clairement distincte de celle de camp de concentration. Pierre Bourdieu, qui dans Le déracinement(Minuit, 1964) décrit les centres de regroupement comme donnant lieu à des déplacements de population « parmi les plus brutaux qu’ait connus l’histoire », avait parfaitement raison de rappeler, près de 40 ans plus tard, que ces lieux avaient trop rapidement été décrits comme des sortes de camps de concentration (Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004). Les autorités françaises étaient d’ailleurs particulièrement attentives à ce que le mode d’organisation de ces camps ne s’apparente pas à ceux des régimes totalitaires et se sont ainsi toujours refusées à y introduire le travail forcé, voire des formations professionnelles qui auraient pu y être assimilées [2].

Pour esquisser une typologie de ces camps, il convient de distinguer la métropole des départements algériens, et ceux placés sous le contrôle de l’autorité militaire de ceux dépendants du pouvoir civil :

  • En Algérie ce sont les camps de regroupement qui sont les plus nombreux (plus de 900 centres et deux millions de regroupés en 1960). Ce sont des sortes des camps de réfugiés où l’armée regroupe les populations afin de les empêcher d’apporter un soutien matériel aux combattants du FLN. Toujours sous le contrôle de l’armée, 10 000 internés se retrouvent dans 86 « centres de triage et de transit » où les militaires gardaient les suspects le temps de les interroger. Sept « centres militaires d’internés », regroupant environ 3 000 détenus, permettaient de détenir les combattants faits prisonniers et qui n’avaient pas été traduits en justice [3]. L’autorité civile gérait 11 centres d’hébergement pour détenir les assignés à résidence par décision préfectorale (7 000 en 1960).
  • En France, si l’on omet le centre d’identification de Vincennes (où les interpellés étaient retenus souvent plusieurs jours pour vérification d’identité) et les lieux temporaires d’enfermement (Vélodrome d’hiver, Palais des sports...) utilisés au moment des grandes rafles (en particulier au moment de la manifestation du 17 octobre 1961), les camps sont principalement des « centres d’assignation à résidence surveillée ». Placés sous la direction de la police (Sûreté nationale), ils ont permis à partir de la fin 1957 d’interner environ 15 000 Algériens, d’abord sur décision judiciaire, puis, à partir d’octobre 1958, sous le seul contrôle du ministère de l’Intérieur.

Notes

[1La note de février 1959 de Michel Rocard au délégué général d’Algérie sur les centres de regroupement a ainsi été republié sous le titre Rapport sur les camps de regroupement, Mille et une nuits, 2003 (édition critique établie par un collectif d’historiens : Claire Andrieu, Vincent Duclert, Pierre Encrevé, Gilles Morin, Sylvie Thénault).

[2Marc Bernadot, « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale : le cas du centre d’assignation à résidence du Larzac », Bulletin de l’IHTP, n°83.

[3Sylvie Thénault, « Assignation à résidence et justice en Algérie », in Juger en Algérie (1944-1962), Le Genre humain, 1997.