exposition
Qui a peur de Diane Arbus ?
par Anne Bertrand
Identifier une norme et mettre en image des êtres minoritaires, représenter l’altérité : modifier notre perception. Entre empathie avec ses modèles et recherche d’une autonomie de vie et de travail dans l’Amérique des années 60, Diane Arbus a construit une œuvre qu’elle décrivait elle-même comme un projet d’anthropologie contemporaine. Regard sur son travail à travers une exposition itinérante Europe - États-Unis.
Plus de trente ans après sa mort, une rétrospective est enfin consacrée, aux États-Unis, à la photographe américaine Diane Arbus (1923-1971), rétrospective qui viendra jusqu’en Europe, mais pas en France. Elle est assortie d’un excellent catalogueintitulé comme elle Diane Arbus. Revelations [1]. Doon Arbus, fille aînée de l’artiste et responsable de ses droits, s’en explique à la fin de l’ouvrage. Depuis plus de trente ans elle veille à la diffusion de l’œuvre d’Arbus. En 1972, une rétrospective posthume au MoMA de New York faisait d’elle un phénomène, les critiques portaient exclusivement sur les sujets photographiés. Les excès d’analyses et de théories risquant d’affecter ce travail et, indirectement, les modèles de l’artiste à travers l’image donnée d’eux, ont conduit sa fille à publier dans trois livres successifs, avec l’aide du peintre et designer Marvin Israel, très proche d’Arbus, ses photographies seules, ou presque, parce qu’elles étaient assez éloquentes, et aussi pour tenter d’imposer le silence autour d’elles.
Aujourd’hui Doon Arbus fait un choix différent. Cette fois l’œuvre d’Arbus, déterminante pour la photographie et l’art contemporains, se déploie dans toute son ampleur, au-delà de ce que pouvaient soupçonner ceux qui la connaissaient déjà. Cette révélation va de pair avec celle de son auteur, dont le livre offre un portrait à vif. Mais surtout ce qui se révèle de façon frappante, c’est le lien entre la photographe et sa photographie – et d’abord ceux qu’elle photographie. Pour moi le sujet d’une photo est toujours plus important que l’image elle-même. (…) Je veux dire qu’il faut qu’il soit question de quelque chose. Et ce dont il est question est toujours beaucoupplus remarquable que l’image qui en est donnée.
Deux essais, l’un de Sandra Phillips, conservatrice au SFMoMA, l’autre de Neil Selkirk, auteur, depuis la disparition d’Arbus, des tirages nécessaires à la représentation de son œuvre, encadrent une foisonnante chronologie signée Doon Arbus et ElisabethSussman, dont se dégage la présence forte de l’artiste. Ce très riche appareil documentaire fait apparaître tout un contexte, à travers quantité d’images allant de l’autoportraitau travail de commande, du contact à l’épreuve finale ; et, le plus important, de très nombreux écrits, extraits des carnets de l’artiste, de correspondances, projets pour décrocher une bourse ou une commande, textes destinés à accompagner ses images lors de leur publication. Leur dimension littéraire fait d’Arbus un écrivain.
De plus en plus curieuse
L’une des choses dont j’ai le plus souffert lorsque j’étais enfantest de n’avoir jamais été dans l’adversité… Ce sentiment d’être préservée était – aussi grotesque que cela puisse paraître – une véritable souffrance. Issue d’une famille de fourreurs fortunés, Diane Nemerov manifeste vite un talent artistique contre lequel elle se rebelle parfois.À dix-huit ans, elle épouse Allan Arbus. Tous deux pratiquent la photographie, ils montrent leurs images à Stieglitz. Pendant qu’Allan est sous les drapeaux, Diane accouche d’une fille, Doon, en 1945. De 1947 à 1950, le couple produit, dans le studio qu’il a ouvert, pour Glamour ou Vogue, des images fondées sur une idée, et neuf fois sur dix, préciseAllan, c’était une idée de Diane. Ils voyagent en Europe pendant plus d’un an. Au retour, en 1955, Diane prend des cours avec Brodovitch. L’année suivante elle commence à numéroter ses négatifs, elle utilise alors un Rolleiflex. Elle met fin à sa collaboration avec son mari, car elle a l’impression de n’être qu’une styliste qu’on valorise ; prend des cours avec Lisette Model, qui conseille à ses élèves d’aller à la source et se souvient que Diane écoutait sa propre voix à travers ce qu’on lui disait. D’après Allan, la rupture est totale, magique : au bout de trois semaines, elle pouvait photographier.
Dès cette époque, Arbus photographie des enfants qui jouent, les coulisses, prend des photos secrètes dans des bains de vapeur, sur la plage, dans des cinémas – et des travestis ; de Central Park et Times Square à Bowery et Coney Island ou Harlem. Elle photographie des événements – Thanksgiving, San Gennaro, les fêtes de fin d’année… et cherche du travail, sans succès. En 1959 elle commence à tenir des carnets. Elle se sépare de son mari, s’installe avec ses filles (Amy est née en 1954). Et commence à travailler à un numéro spécial du magazine Esquire, sur New York, où elle publiera en 1960 un essai photo-graphique, Le Voyage vertical – du plus chic au plus sordide. Des enfants du cours de danse du Colony Club aux détenues d’une prison pour femmes sur Greenwich Street, en passant par des bodybuilders, des mendiants, des boy-scouts, les artistes du Hubert’s Museum et ceux de la Jewel Box Revue. À Marvin Israel elle déclare : Je voudrais photographier tout le monde.
Cette odyssée à travers sa ville aboutit à une série de portraits. C’est le premier de nombreux projets – ceux qu’elle projette étant bien plus nombreux encore que ceux qu’elle pourra mener à bien et publier, dans la presse américaine, puis aussi anglaise. Tout l’intéresse, en particulier le cirque et les excentriques, ou plutôt ces gens qui croient en ce dont tout le monde doute. Elle s’interroge sur les anomalies de certains – leur anormalité. En 1961 ce sont les enfants-artistes et le musée des horreurs, en 1962 ceux qu’on appelle des gagnants, en 1963 le Projet Cuillère en argent (les Enfants de fortune) et les nudistes du Sunshine Park, dans le New Jersey. En 1964 elle travaille à une série sur Les Gens et leur animal de compagnie, en 1965 c’en est une sur le mariage, et de mai à la fin de l’été, des photos à Washington Square, sur les territoires distincts des junkies, des hippies, des lesbiennes… Au passage, alors qu’elle fait le portrait d’écrivains et d’artistes pour des magazines, elle aura obtenu deux bourses de la Fondation Guggenheim, en 1963 et 1966. La première couronne le projet Us, coutumes et rites américains : Je veux photographier ces cérémonies remarquables qui font notre présent, dans la mesure où, vivant désormais ici ou là, nous avons tendance à ne plus accorder d’importance qu’à ce qui est affaire de hasard, informel et sans lendemain. Quand nous regrettons que ce présent ne ressemble pas au passé et désespérons que le futur advienne, quantité d’usages attendent, indéchiffrables, de trouver leur sens. Je veux les réunir, comme une grand-mère ferait des conserves, parce qu’ils auront été si beaux à voir.
(…) J’écrirai tout ce qu’il faudra pour mieux décrire ces rites et parvenir à les élucider, j’irai partout où je pourrai en trouver.
Ce sont nos symptômes et nos monuments. Je veux en garder la trace, car ce qui est de l’ordre du cérémonial, de la curiosité et du lieu commun, un jour sera légendaire.
D’emblée, Arbus a retenu l’attention de John Szarkowski, conservateur photo du MoMA. Peu à peu, son travail commencera d’intéresser les musées. En 1964 elle a défini l’intérêt particulier qu’elle a en photographie : constituer une sorte d’anthropologie contemporaine.
Des contes de fées pour adultes
Une collection de freaks – au mieux des phénomènes, au pire des monstres. C’est la première réaction – quasi inévitable ? – du spectateur face à la succession d’images d’Arbus. Freaks de genres divers : des hommes, des femmes, des adolescents, des bébés, des vieillards, des travestis, des nains, un géant, des lesbiennes, des nudistes, des jumelles, des triplées, des couples aux relations variées, des familles qui donnent la chair de poule, des beautés ethniques, des créatures… bizarres, maquillées, grosses, rutilantes, étranges, pleurant, sophistiquées, absentes. Des gens différents. D’abord l’impression que tous ont quelque chose qui cloche. Un malaise. On ne saurait s’en tenir là. Continuez, allez jusqu’au bout. Vous commencez à voir la qualité des images, mais pas en soi, comme en creux, d’ailleurs c’est comme s’il n’y avait pas vraiment d’images : il y a des gens. Vous ne les trouvez plus différents. Vous les trouvez pareils, tous, sur le même plan. Sauf qu’il y a, peut-être, une tendresse particulière pour ceux que personne ne trouverait beaux s’il n’y avait cet œil qui les voit, et en tire les consé-quences. Je crois que j’ai une sorte de don pour percevoir les choses comme elles sont. C’est assez subtil, et ça m’embarrasse un peu, mais je pense vraiment qu’il y a des choses que personne n’aurait vues si je ne les avais pas photographiées. Telle est donc la vision d’Arbus, intensément sensible à l’altérité, la douleur ou l’isolement – ou pas, rien de tel ; surtout, immensément généreuse. Et les voilà tels qu’en eux-mêmes. Je ne sais plus qualifier la personne, elle m’apparaît plus ambiguë, ou fragile, dans les signes qu’elle donne de son identité. Il y a là de la fierté, un côté : Je m’assume comme je suis, et le montreavec courage (car il en faut, visiblement). Et chez tant d’entre eux tous, une telle fêlure ou faille. Comment pouvait-elle le supporter ? Elle savait qu’elle faisait ce qu’il fallait, exactement, et l’aura fait aussi longtemps qu’elle le pouvait, c’était son monde apparemment.
Elle est portée par un mouvement d’une humanité très singulière, vers des modèles qu’elle demeure la seule à approcher avec autant de méthode, instaurant avec eux, qu’elle continue parfois de fréquenter bien après, un rapport définitivement original. Or l’étonnant n’est pas qu’elle ait su les rencontrer et en livrer l’image sans qu’intervienne aucun jugement : la différence, dit-elle, est la meilleure chose qui soit, c’est l’un de ses fondamentaux. L’étonnant est que sa vision puisse modifier notre perception. Car s’il n’est pas certain que chaque spectateur parvienne au degré d’empathie auquel elle atteint naturellement avec ses mo-dèles,il n’en reste pas moins que nous ne voyons plus de la même façon.
Le formidable et le terrifiant
Les images d’Arbus sont inoubliables. Peu avant sa mort, elle aura mis la dernière main à un portfolio qui devait être tiré à cinquante exemplaires, à mille dollars pièce une boîte de dix photographies qui tend à représenter son travail, depuis le début des années 1960 jusqu’en 1970. Il y a là un arbre de Noël dans un séjour vide, un couple de nudistes retraités dans leur maison de vacances, deux vraies jumelles de Roselle dans le New Jersey, un nain mexicain dans sa chambre d’hôtel, un géant juif avec ses parents dans le Bronx… Elle n’en vendra qu’une poignée (deux à Richard Avedon, un à Jasper Johns). Pourtant, même si elle a du mal à joindre les deux bouts, court après les commandes et se résout à enseigner, pestant contre le temps qui lui manque pour son travail personnel, elle aura eu certains interlocuteurs privilégiés, dont les responsables de magazines américains ou anglais pour lesquels elle effectue des sortes d’enquêtes sur des sujets tels que L’AMOUR. En 1971 paraît ainsi dans Time Lifele portrait d’une femme tenant sur ses genoux un singe habillé en bébé : Voici Mrs Gladys (Mitzi) Ulrich… avec Sam, son bébé, un macaque à la queue coupée. Le vrai Sam s’est pendu, c’était un accident. Elle a du mal à en parler… C’est Dieu qui l’a voulu. Quand on le mérite vraiment, on trouve ce que l’on cherche. J’ai eu une vie magnifique, j’ai reçu beaucoup d’amour. Je ne pourrai pas dire que l’amour m’a manqué.
D’après Peter Bunnel, ancien conservateur photo du MoMA, ce qui gêne dans ses images, c’est moins ce qu’elles représententque l’emprise qu’elles exercent – ellesnous forcent, dit-il, à nous demander qui nous sommes. Il n’est pas certain qu’aucun d’entre nous ait envie de se souvenir de ce gamin blond qui grimace, une grenade à la main – mais est-il moyen de faire autrement ?
Un élément troublant est l’intensité de sa quête : la recherche est vitale, sur un tout autre plan que celui de sa survie professionnelle, après la rupture avec son mari, et le départ d’Allanen Californie puis leur divorce, en 1969. Elle déploie une activité forcenée, dont témoignent les impressionnantes listes de sujets possibles dans ses carnets. Szarkowski parle de son ambition immense, et aussi de son exigence. Le rythme de travail que dicte sa détermination a quelque chose d’effrayant – souvent à son propos les témoins cités emploient les termes terrific ou terrifying.
Alternent les phases d’exaltation et de dépression (Le pire c’est que je suis terrifiée à l’idée d’être déprimée… Et je suis tellement sûre que c’est chimique. L’énergie s’en va (…) et je me retrouve tellement dépourvue de confiance en moi que j’ai du mal à traverser la rue). Pourtant il est assez clair ici qu’Arbusne fut pas seulement obsédée par son travail, mais aussi une mère et une amie attentive, et drôle, et passionnée. Seulement elle aura dû, et c’était difficile, conquérir son indépendance socialement, financièrement, techniquement, affectivement – apprendre à vivre seule.
Le paysage intérieur
Sans doute la photographie d’Arbus n’a pas encore été vue comme elle le mérite. Il fallait du temps pour cela, un recul, elle avait tellement d’avance. Cette exposition, ce catalogue en donnentle moyen. Il suffit de prendre l’exemple des handicapées, ce travail dont elle est le plus fière, à partir de 1969. Ce n’est pas un sujet défini parce qu’elle est la première à le traiter, avec autant de constance. C’est un sujet parce que ces femmes, la plus étrange combinaison d’adultes et d’enfants que j’aie jamais vue, l’attirent et parce qu’elle entrevoit la possibilité de donner d’elles une image qui les rende visibles aux yeux de tous comme elle les voit – avec tendresse, émerveillement même.
À son mari, elle expose de mystérieux problèmes techniques (…). Je suis comme quelqu’un à qui on aurait donné d’excellentes lunettes pour corriger un petit défaut de vision, et qui mettrait de la vaseline dessus pour voir comme il voit d’habitude. Ça a l’air idiot. Mais d’une certaine façon je pense que c’est juste. Elle continue de chercher, jusqu’à une série, au moment de Halloween : des images incroyables (…), elles sont très floues et inégales, mais certaines sont superbes. ENFIN je trouve ce que j’ai cherché si longtemps. On dirait que j’ai découvert la lumière du soleil, au début de l’hiver, en fin d’après-midi. C’est magnifique. (…) (D’après Doon, on dirait que, si on souffledessus, elles vont disparaître – partir en fumée. Et Amy préfère ces images à tout ce que j’ai fait jusqu’ici)… Elles sont si lyriques, si tendres et si jolies…
Arbus est la seule à manifester pour ces modèles une compréhension, même une affection : il y a là un échange comme jamais auparavant et très rarement après, autrement. Se mesurer donc à l’altérité, d’abord physique, ensuite (toujours par rapport à une norme sociale établie) morale, enfin, plus profondément, mentale. Son absence de tabous, son indépendance de ce point de vue ne fait que se confirmer – car elle ne cherche pas à choquer (sauf peut-être, de façon très privée, le milieu dont elle est issue), ni à donner de leçons.
En 1971 elle sollicite une bourse pour un projet intitulé Minorités tranquilles. Le signe même d’une minorité, c’est sa différence. Différence de naissance ou différence résultant d’un choix, d’une croyance, d’une affection, ou d’une certaine inertie. (…) Or toute différence suppose une ressemblance. Pour chacune il y a des associations, des groupes, des clubs, alliances, des milieux donnés. Et chacun constitue un monde en miniature, une sous-culture dotée d’un ensemble de règles légèrement différentes. Il s’agit de ne pas les ignorer, de ne pas les considérercomme équivalentes les unes des autres, mais de les observer, d’en prendre note et de leur accorder toute l’attention nécessaire… La bourse ne lui sera pas accordée.
Finalement elle apparaît certes lucide et peu complaisante (impossible d’échapper à son corps pour devenir quelqu’un d’autre), mais pas désespérée, et même confiante dans un travail qui, parfois, réconcilie – la réconcilie, ou ses modèles, avec le monde. Parmi ses plus fameux statements, le plus beau reste : Une photo, c’est un secret qui en cache un autre. Plus elle vous parle, moins vous en savez. Il fait écho à l’une de ses dernières notes : Il y a une chose extraordinaire que je commence à comprendre avec Boigon (son analyste) : ce qu’on fait n’a pas d’importance… sauf ce qu’on se fait à soi. Je suis toujours en train de répondre à quelqu’un qui ne m’a rien demandé.
Notes
[1] Diane Arbus. Revelations., catalogue de l’exposition itinérante du même nom, allant du San Francisco Museum of Modern Art (2003-2004) au Walker Art Center de Minneapolis (2006), en passant par Los Angeles, Houston, New York, le Museum Folkwang à Essen (2005) et le Victoria and Albert Museum, à Londres (2005-2006), Schirmer/Mosel, Munich, 2003, versions anglaise et allemande, 352 p., 98 euros.