Vacarme 30 / Cahier

usagers

Squats

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On a assisté en quelques semaines, l’automne dernier, à la mutation subite de l’image des fumeurs de crack de La Chapelle, quartier du nord-est parisien. Basculement du regard des médias ? Effet d’une prise de parole quasi-miraculeuse des usagers ? Prise de conscience tardive des élus socialistes locaux, libérés par leur passage dans l’opposition ? Ou fruit d’un patient travail de révélation par les associations de terrain ? Sans doute un peu de tout cela mêlé. Mais il semble que quelque chose a muté, qui ne pourra pas se ré-inverser de sitôt.

L’histoire se joue autour de squats en errance. On se souvient des problèmes qui avaient agité il y a deux ans le quartier Stalingrad, dans le 19ème arrondissement. À l’automne 2002, le Collectif Anti-Crack annonce son retrait provisoire de la scène, satisfait d’avoir contribué au recul du trafic, au moins visible, dans son quartier. Mais peu de temps après, par un probable effet de contiguïté, les associations spécialisées du 18èmes’inquiètent d’un squat établi dans un ancien entrepôt de la SNCF hors emprise parisienne, à la limite de la Seine-Saint-Denis, où habitent une cinquantaine de personnes, et peuvent se rassembler jusqu’à deux cent cinquante, en grande majorité consommatrices de drogues. Rapidement, elles alertentles services de l’État sur la situation sanitaire et sociale de ceux qui y vivent, et sur les violences engendrées par le lieu. En janvier 2004, le squat est révélé au public par un reportage diffusé par M6. La SNCF a entamé de son côté un recours. La machine se met en route.

Le 7 septembre 2004, cent vingt-six personnes sont évacuées du bâtiment occupé par la police. Malgré la volonté de discrétion de la préfecture, une dizaine de journalistes sont présents, ainsi que de nombreuses associations, qui garantissent le calme et offrent du café. Une concertation préalable a permis d’assortir l’opération de « mesures d’urgence sanitaires et sociales » – cinq lits dans une structure d’accueil de nuit proche, quelques nuitées d’hôtel et vingt-huit chambres offertes par la préfecture de Seine-Saint-Denis pour une durée d’un mois. En clair, la plupart des expulsés se retrouvent à la rue.

Le lendemain, un squat se reconstitue à quelques centaines de mètres, à nouveau dans des locaux de la SNCF, mais cette fois dans Paris. Si le premier site était devenu dangereux pour ses occupants, celui-ci est bien pire. Son accès nécessite de franchir plusieurs voies ferrées électrifiées, d’escalader des murs élevés (jusqu’à six mètres) et d’emprunter des quais de déchargement. La configuration des lieux empêche toute évacuation en cas d’incendie. Aucun point d’eau, à l’intérieur comme à proximité. La situation est jugée par les associations « encore plus catastrophique que celle du squat de Saint-Denis ». Mais les usagers cherchent à reconstituer un lieu de vie commun. Et sans que l’on comprenne vraiment pourquoi (soit qu’ils se refusent d’eux-mêmes à sortir de Paris, soit que ni la police, ni les maires, ni la préfecture et la DDASS de Seine-Saint-Denis ne veuillent les accueillir, soit que les brigades « anti-tox » de jeunes du 93 aient décidé de les contenir), s’obstinent à rester aux portes de la capitale. Investissant des lieux plus inaccessibles que jamais, ils disent qu’ils ne « peuvent pas aller plus loin ».

En écho, les associations de terrain se mobilisent. Le 8 septembre, un communiqué de presse, signé par six associations spécialisées, deux associations d’usagers, quatre associations d’habitants et soutenu par l’Association Française de Réduction des risques (AFR), proteste : « 200 usagers de drogues expulsés d’un entrepôt abandonné en frontière de Paris et de Saint Denis : et après ? ». Une dizaine de jours plus tard, la Coordination Toxicomanies du 18ème arrondissement (CT18) organise un repérage sur le nouveau site. Début octobre, elle alerte les services de l’État sur sa dangerosité. Les semaines qui suivent verront la mobilisation, non seulement de tous les acteurs de la réduction des risques du nord-est parisien et de la Seine-Saint-Denis, mais des politiques eux-mêmes. Le 8 octobre, lors d’un « Forum Toxicomanie » organisé par la Mairie de Paris, Daniel Vaillant, maire du 18ème, dont on n’a pas oublié la stratégie d’occupation et d’interpellations policières qui avait repoussé les toxicomanes en errance du 18ème vers le 19ème, appelle publiquement à la mise en œuvre d’un dispositif temporaire dicté par l’« urgence humanitaire », et se dit prêt à assumer sa responsabilité en l’accueillant sur le territoire de son arrondissement. Le 16 octobre, Didier Jayle, président de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT), se rend sur les lieux. Le 18, une réunion regroupera dans son administration une cinquantaine d’acteurs : préfectures de Paris et du 93, mairies d’arrondissement, mairie centrale, SNCF, police, associations de réduction des risques, groupes d’auto-support, associations de riverains. Même changement de ton, même vocabulaire, même déport de la réaction sécuritairevers l’approche humanitaire : pour Jayle la situation exige la mise en œuvre urgente d’une solution transitoire qui satisfasse des impératifs humanitaires. Deux solutions sont envisagées : la sécurisation du squat actuel, ou l’installation, sur le modèle des camps de réfugiés, de tentes ou d’algecos sur un site proche. La première étant rejetée par la SNCF pour des raisons techniques, la seconde est actée par tous les participants à la réunion.

Parallèlement, la procédure judiciaire suit son cours. Le 20 octobre, les squatters sont assignés en référé par le tribunal de grande instance de Paris. Trois de leurs représentants se rendent à l’audience, provoquant la sidération des juges et des médias (« c’est la première fois qu’on vient voir un juge sans y être obligés »). Ils font état de l’absence de possibilités d’hébergement adaptées, plaident l’état de nécessité qui les a menés de squat en squat jusqu’à des lieux aussi insalubres et dangereux, et réclament l’application de la « trêve hivernale ».Mais surtout, ils font valoir leur statut de « communauté » (« des toxicos, il y en a environ deux cents à trois cents dans le 18ème, on se connaît depuis des années », « nous sommes une communauté, mais on ne veut pas le reconnaître ») et revendiquent le droit d’avoir un toit, et le même toit pour tous.

Mais la situation est loin d’être réglée. La belle unanimité des participants à la réunion de la MILDT s’est lézardée dès le lendemain, avec la visite des terrains de « l’Évangile »pressentis pour accueillir les algecos : les représentants de la Mairie du 18ème estimant l’installation impossible aussi près d’un quartier d’habitation réputé difficile, on envisage d’implanter le dispositif près du squat évacué le 7 septembre – renvoyant ainsi la balle vers la Seine-Saint-Denis, qui la refuse. Effondré sur des considérations territoriales, le projet restait sans solution fin novembre, et renvoyé à des réunions ultérieures. Le tribunal avait pourtant fait connaître, entre temps, une décision qui aurait dû conforter le sentiment d’urgence : à compter du 25 octobre, les occupants du nouveau squat avaient huit jours pour quitter les lieux.

L’expulsion a eu lieu le 16 novembre. Les associations ayant cette fois « refusé d’accompagner l’opération », elle s’est faite devant une poignée de « témoins » d’Act Up-Paris, dont la banderole « Honte » a vite été arrachée par les forces de l’ordre. Une quinzaine de personnes seulement étaient présentes dans le squat ce matin-là. Les autres s’étaient déjà éparpillées. Deux ou trois des principaux leaders ont accepté des chambres d’hôtel. Mais plus de quinze jours après le début de la « trêve hivernale », la plupart sont retournés à la rue, investir de nouveaux lieux, sans doute aussi précaires et isolés, ou trouver refuge dans les caves des immeubles les plus dégradés.

Fin novembre, il ne restait donc plus qu’à espérer qu’un autre squat, moins dangereux et plus confortable, soit rapidement investi, auquel les pouvoirs publics auraient du mal à s’opposer, sauf à se contredire eux-mêmes. Mais quelque chose, dans ces deux mois, a basculé.

Sortis de l’ombre, d’abord, les fumeurs de crack sont apparus vivants, dotés de raison et de sentiments, susceptibles de solidarité. Émergence qui doit beaucoup, sans doute, aux effets de renforcements mutuels d’une médiatisation largement axée sur leur parole, et d’un investissement inédit en retour des intéressés, au vu des résultats obtenus : « c’est la première fois qu’on parle de nous avec respect ». Mais qui doit beaucoup aussi à l’opiniâtreté de la Coordination Toxicomanies 18, artisan concret de la mise en lumière de cette géographie cachée, dont l’action pourrait faire école.

Par ailleurs, tout au long de la mobilisation, n’a cessé de revenir la nécessité de « relancer l’innovation dans les modes d’intervention » des associations, de « diversifier le dispositif », de proposer des « lieux d’hébergement adaptés », d’ouvrir enfin des « lieux de consommation encadrés » : l’heure n’est plus à la remise en cause de la réduction des risques, mais plutôt à son dépassement ; la norme s’est déplacée de la répression policière vers l’exemplarité des salles de shooteuropéennes.

Enfin, s’est fait jour le besoin de lieux qui intègrent des espaces de repos et des espaces de vie « inconditionnels » ; revendication qui pose – hors-champ total dans ce domaine – la question de l’autonomie et de la responsabilisation des usagers. « S’occuper de nous comme individus, c’est du social, mais nous reconnaître comme communauté d’usagers, ça serait de la politique. »