Vacarme 30 / Cahier

Des errances croisées carnets

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Utilisant boussole et cartes, l’artiste Salvatore Puglia détermine le lieu du croisement des regards d’objets (statues, tableaux, monuments…) découverts lors de ses voyages en Europe. Il y installe une plaque décrivant, en anglais et dans la langue locale, la rencontre. Le projet consistant à faire jaillir du sens de ce rapprochement, qu’en est-il quand les regards ne se croisent pas – ou si loin – ? Rencontre utopique entre une guenon et un cavalier de l’Apocalypse…

Traduit de l’italien par Daniel Loayza.

20 novembre. Je suis retourné au cimetière des chiens. Avec ma boussole, achetée la veille au bazar pakistanais, j’ai défini la direction visée par les yeux d’émail de Kiki, petite guenon apprivoisée à laquelleson anonyme et tendre propriétaire donna une sépulture à une date non précisée entre 1890 (fondation du cimetière d’Asnières) et 1996 (année de ma première visite,au cours de laquelle je photographiai cette pierre qui plus que les autres m’avait ému). 105 degrés Est-Sud-Est : tel est l’axe du regard de Kiki. Il m’a paru opportun de lui trouver au plus vite un honorable corres-pondant, peut-être en arrêt, lui aussi, dans le fleuve du temps, un compagnon capable de nouer avec elle un contact muet et peut-être inconscient à ce jour. Quittant Asnières, je suis donc remonté en selle sur la bicyclette légère, à sept vitesses, que Sylvie m’a offerte il y a trois semaines, pour me rendre à Maisons-Alfort, au-delà de Charenton, de l’autre côté du Bois de Vincennes. C’était une ces journées parisiennes qui donnent le sentiment au cycliste aventureux de se débattre dans des coulisses de poussière, vaporeuses, noirâtres, qui font obstacle, toutefois, au froid extrême, puis se condensent dès la première montée et forment ainsi autour du corps une couche d’humidité, laquelle fait contrepoids, sur l’épiderme déjà imprégné, à la transpiration poisseuse, transformant ainsi la bicyclette en sauna à deux roues.

Si je suis allé au Musée de Médecine Vétérinaire de Maisons-Alfort, je ledois à W. G. Sebald [1]. Une fois passées les écuries disposées en fer à cheval, ce n’est pas sur le vieux gardien au fez décrit par Jacques Austerlitz que je suis tombé, et le billet d’entrée ne ressemblait pas à celui que ce dernier lui tendit. Mon gardien à moi était un Noir corpulent, absorbé dans une conversation téléphonique de nature manifestement intime, qui se leva pour me donner de la lumière puis me laissa seul, non sans m’avoir remis une notice dactylographiée graisseuse et délabrée où je lus qu’Honoré Fragonard, après avoir réalisé entre 1766 et 1771 avec ses élèves les chefs-d’œuvre de préparation anatomique que je m’apprêtais à voir, fut chassé de l’école (soit qu’on le prît pour un fou, soit plus vraisemblablement à la suite d’une lutte entre clans rivaux), pour refaire surface plus de vingt ans après aux côtés de son cousin germain, le peintre Jean-Honoré Fragonard, et du célèbre David, en qualité de membre de la commission artistique de la Révolution.

Et c’est ainsi qu’après avoir examiné de nombreux exemples de monstruosités zoologiques comprimées dans des bocaux de formol ou entassées dans des vitrines – notamment plusieurs spécimens de veaux et de singes à deux têtes et un phoque à deux queues – je me suis trouvé dans la dernière pièce face à un cadavre momifié selon les procédés les plus modernes du XVIIIème siècle (entre autres l’injection de brandy dans le système vasculaire), qui figure un Samson armé d’une mâchoire d’âne et se jetant sur les Philistins ; Fragonard, pour le rendre plus impressionnant encore, alla non seulement jusqu’à lui ouvrir les fosses nasales, mais aussi jusqu’à couler de la cire liquide dans son pénis, lui conférant ainsi une horrible turgescence. Dans la vitrine opposée, voici le fameux Cavalier de l’Apocalypse. Il ne contrôle plus le mors de sa monture – en elle-même un admirable modèle de dissection et de dessiccation – au moyen de ses rênes de velours bleu, il n’agite plus le fouet que l’anatomiste lui avait mis dans la main,mais un méchant échafaudage de métal couvert d’un vernis blanc maintient la composition qui reste vraiment menaçante. J’ai tiré de ma poche la boussole, et tournant le dos au cavalier, j’ai réglé mon regard sur le sien : 300° Ouest-Nord-Ouest. J’ai noté ce chiffre dans mon carnet puis j’ai quitté le musée.

Je suis retourné à mon atelier, qui se trouve de l’autre côté de la ville, près de la place Clichy et face au cimetière de Montmartre. J’ai bien dû pédaler une heure, et les pensées qui me venaient pouvaient compter sur le glissement lubrifié de la chaîne contre la roue dentée et sur le passage délicat des vitesses. Si j’avais jamais eu la chance de rencontrer ce grand marcheur qu’était W. G. Sebald, je me serais permis de lui vanter l’utilité de la bicyclette pour la gymnastique mentale. Les dix kilomètres qu’il fit à pied (et qu’il raconte dans les dernières pages d’Austerlitz) de la ville belge de Mechelen à la forteresse de Willebroek – où Jean Améry fut emprisonné et torturé avec tant d’autres résistants – ne lui auraient coûté que le quart de son temps, sans qu’il eût renoncé pour autant à la dimension contemplative que produit le mouvement des jambes. J’aurais pu, en outre, lui parler du rapport sororal qu’ont toujours entretenu la bicyclette et la Résistance.

Le complexe immobilier de la Villa des Arts est un véritable labyrinthe d’escaliers, de corridors sans fin donnant sur des portes murées, de vastes cavernes n’abritantplus dans leurs ténèbres que de vieux meubles désarticulés, et d’une douzaine d’ateliers de peintres dont les baies s’élèvent sur six niveaux, pareils à une cascade de verre et de zinc, jusqu’à la limite méridionale du cimetière de Montmartre – ce qui fait qu’une fois remonté à son propre atelier au sixième et dernier étage, on est vraiment en présence de l’absolu : vers le haut, le regard ne rencontre plus que le ciel ; vers le bas, la terre et l’outre-terre, les tombes jonchées de feuilles mortes et les branches, actuellement dépouillées, du vieux marronnier qui s’appuie au mur d’enceinte.

C’est dans l’un de ces ateliers que Paul Signac, qui y vécut de 1892 à 1897, acheva son plus grand tableau, Au temps d’harmonie (l’âge d’or n’est pas dans le passé, mais dans l’avenir), ambitieux manifeste anarchiste de trois mètres sur quatre proposé à Horta pour la Maison du Peuple de Bruxelles, mais refusé implicitement par celui-ci (« Le tirelignard de la Maison du Peuple, Horta, n’ayant pas daigné en six mois trouver le temps de faire installer les quatre planches qui devaient servir de cadre à ma décoration, je retire purement et simplement mon offre. » Signac, le 11 novembre 1900) et finalement donné par la veuve du peintre (en 1938, en plein Front Populaire) à la mairie communiste de Montreuil, où il se trouve aujourd’hui [2].

Au temps d’harmonie a posé à Signac des problèmes cruciaux d’ordre esthétique, mais aussi conceptuel et éthique. De fait, pour pouvoir apprécier le tableau dans son entier conformément au principe divisionniste, il fallait se tenir à une distance que le peintre évaluait entre 12 et 14 mètres, ce qui l’amena en cours d’exécution à le faire déplacer dans l’atelier plus spacieux de son voisin Eugène Carrière ; là, après l’avoir contemplé à la distance appropriée, il se trouva contraint de superposer les bords de ses touches colorées et s’exclama : « Comme c’est difficile d’être honnête ! »

Pendant que Paul Signac était engagé dans les tractations relatives à la destination de son œuvre imposante, un autre illustre occupant de la Villa, Paul Cézanne, convoquait son marchand, Ambroise Vollard, chaque matin ou presque de l’hiver 1899, pour des séances de trois heures à trois heures et demie, cent quinze en tout, en vue de peindre son portrait. Aux yeux du peintre dont il était le commanditaire, Vollard, durant toute cette période, ne se sentit jamais plus important qu’une pomme. Il lui arrivait parfois – au cours de ces séances interminables où Cézanne se bornait à déposer sur la toile deux ou trois touches de couleur, passant le reste de son temps à scruter les traits de son visage – il lui arrivait parfois de dodeliner de la tête, et aussitôt le peintre de s’échauffer : « Malheureux ! Vous dérangez la pose ! Je vous le dis, en vérité, il faut vous tenir comme une pomme ! Est-ce que cela remue, une pomme ? » [3]

Mon voisin d’atelier, Pierre, excellent peintre d’obédience post-expressionniste, soutient que ce portrait aurait pu être exécuté chez lui. Depuis sa verrière on aperçoit en effet, sous un certain angle, des cheminées de terre cuite qui figurent sur le tableau. Et les deux étranges formes circulaires visibles au-dessus d’elles, dont il ne reste rien aujourd’hui, étaient vraisemblablement deux chapeaux de cheminée.

Autre fait à considérer : si l’on gratte, justement dans ce coin-là, la peinture blanche de l’atelier de Pierre, on y découvre la teinte originale de la paroi, un ocre rougeâtre qui correspond parfaitement à celui du tableau. D’un autre côté, il faut bien admettre qu’à l’époque de telles colorations murales étaient extrêmement courantes, de même que les intérieurs étaient plus obscurs, encombrés de meubles volumineux, de tapisseries, de bibelots en tous genres, d’estampes japonaises et de fleurs d’étoffe, sans parler de l’éclairage au gaz dont il reste d’ailleurs encore des traces dans l’atelier voisin. Je me trompe peut-être, mais je n’ai pas souvenir d’un portrait datant du XIXème qui soit peint sur fond blanc.

Blanc – comme ce qu’on voit de la chemise de Vollard, qui rapporte dans ses Mémoires que Cézanne n’en fut pas tout à fait mécontent. Laissant le portrait inachevé après cent quinze séances pour repartir à Aix-en-Provence, le peintre aurait conclu « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise. »

Il y a deux ou trois jours – j’étais au beau milieu d’une période de résignation obtuse personne ne voulait de moi, personne ne me demandait et je ne me sentais motivé par rien – Daniel m’avait tiré de la solitude blanche de mon atelier pour m’emmener déjeuner au bistrot du coin, le café des Arts.

Au cours de ce mémorable repas, Daniel, devant ma visibleconfusion quant à l’éventualité même lointaine d’un projet à venir, quel qu’il fût, me parla d’un texte de Jean-Christophe Bailly, publié il y a vingt-deux ans par un éditeur parisien. Le récit « La XVIIIème dynastie à Berlin » raconte un des séjours de l’auteur dans la capitale allemande alors qu’elle était encore coupée en deux par un mur long et haut. Dans ce qui était alors le musée égyptien de Berlin-Ouest, une demeure patricienne située exactement face au château de Charlottenburg, Bailly contemple le buste de Nefertiti, reine d’Egypte : « Sa beauté, mais aussi le persistant sourire de toute l’Egypte ancienne m’ayant poussé à ne plus me contenterde la seule vue des objets, c’est muni d’une connaissance un peu moins vague que je retournai à Berlin, moins de deux ans plus tard, d’ailleurs pour d’autres raisons. » [4]

Pendant ce second séjour, Bailly va de l’autre côté de la ville, dans la capitale de la République Démocratique Allemande, et là, visitant les collections égyptiennes de Berlin-Est qu’abritait le beau pavillon du Bode Museum,à l’extrémité de l’Ile aux Musées, il se retrouve devant le visage emprisonné dans un écrin d’Ankhesenpaaton, la fille de Nefertiti. Or il se trouve que ces deux visages « exilés d’Égypte pour se retrouver de part et d’autre du mur de Berlin » se regardaient, dit Bailly, de part et d’autre du mur. Telle était du moins sa supposition, qu’il décide de vérifier au cours d’un troisième séjour berlinois. En fait, les lignes des deux regards ne font que se couper en un point. « Je notai alors ceci, écrit-il, les regards ne se croisent donc pas, et il s’en faut de peu. Il me reste […] une histoire à raconter. Tout est bien ainsi. » [5]

Voilà d’où me vint la petite illumination qui m’arracha, il y a quelques jours, au matelas sur lequel je venais à peine de m’effondrer, et qui me tint éveillé, dans l’attente impatiente du matin et de l’heure d’ouverture du cimetière des chiens.

Je déplie sur la table la carte de Paris. À l’aide d’un crayon et d’une règle, je trace la ligne qui, partant approximativement du point où se trouve la sépulture de Kiki la guenon, est orientée 105° Est-Sud-Est, traversant ainsi le périphérique à la hauteur de la Porte de Clichy, coupant l’avenue des Batignolles, effleurant la gare Saint-Lazare et les grands magasins du Printemps, effleurant les jardins du Luxembourg et l’avenue Auguste Blanqui (lieu de l’une des dernières rencontres entre W. G. Sebald et Jacques Austerlitz) avant de se perdre au delà du Kremlin-Bicêtre et de l’hôpital de Villejuif, où tant d’Italiens du Sud viennentsoigner leur cancer faute de trouver au pays une assistance médicale adéquate.

Le cavalier de Maisons-Alfort, quant à lui, traverse d’un regard orienté 300° Ouest-Nord-Ouest tous les lieux-dits situés entre la ville et sa banlieue est Vincennes, la Porte Dorée et celle de Saint-Mandé, Montreuil – où la grande Harmonie de Signac a mis pied à terre –, le canal de l’Ourcq, Pantin – où se trouve l’atelier de Grégoire, peintre des lieux délaissés et des rivières oubliées –, puis s’éloigne par le Val d’Oise de Gérard de Nerval.

Et plus loin encore, le regard de verre soufflé du Cavalier de Fragonard, à tout jamais pointé vers Calais et ses revêches douaniers, franchit la Manche, puis, avant de se perdre dans les brumes des mers nordiques, passe par le Norfolk, où pendant trente ans W. G. Sebald enseigna la littérature.

Depuis sa stèle, Kiki est condamnée à fixer pour l’éternité de ses yeux de céramique, par-delà Villejuif et son hôpital à la signalétique bilingue, par-delà l’Essonne, la Bourgogne, la Côte-d’Or, le Jura, la plaine du Pô et San Benedetto del Tronto, au-delà de la Mer Adriatique, au-delà du détroit d’Otrante, tombe de centaines d’immigrés clandestins, au-delà de l’archaïque Péloponnèse, rasant l’extrémité occidentale de la Crète, jusqu’aux déserts d’Égypte, où ni Nefertiti ni sa fille Ankhesenpaaton ne retourneront plus…

Kiki la guenon apprivoisée et le Cavalier de l’Apocalypse ne se rencontreront jamais – ou si jamais leur rencontre a lieu, ce sera aux Antipodes, en un point quelconque de l’immensité marine entre la Nouvelle Zélande et la Tasmanie – et moi, je n’y serai pas pour la raconter.

Notes

[1W. G. Sebald, Austerlitz, Actes Sud, 2002, pp. 312-313.

[2Signac 1863-1935, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 2001, pp. 241-245.

[3Cézanne, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 1995, pp. 178-179.

[4J.-C. Bailly, Le 20 janvier, Bourgois, 1980, p. 129.

[5Ibid, p 134.