Vacarme 31 / Cahier

Mémo pour « The West Wing » une série

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Installant sa fiction au cœur du cabinet d’un président démocrate américain, la série The West Wing expose d’emblée à une prolifération des jargons des pratiques de gouvernement. Mais c’est pourtant dans l’espace de non maîtrise offert ainsi au spectateur qu’elle rejoint ses enjeux. Personnages tour à tour compétents et profanes, pratique de la règle à la seule faveur d’événements singuliers, mise en scène du langage et de son débordement propre : on tente ici de saisir les ressorts de ce qui, dans la relance permanente de sa dynamique, fait série dans la série, et de l’expérience continue d’une joie de spectateur.

Sauf si vous êtes politologue, juriste, à la limite mon grand-père Georges, vous ne comprenez pas tout à The West Wing. Pas tout aux us de Capitol Hill et aux coutumes de la diplomatie, aux tracasseries petites et grandes qui font quotidiennement battre l’aile ouest de la Maison Blanche. Pas tout à ce qui se dit dans l’entourage du Président démocrate Josiah Bartlet, à ce qui se murmure dans le réseau de couloirs reliant le Bureau Ovale à ceux qu’occupent, porte rarement fermée et lampe jamais éteinte avant minuit, le chief of staff Leo McGarry, son assistant Josh Lyman, l’attachée de presse C.J. Cregg, le directeur de la communication Toby Ziegler, son assistant Sam Seaborn. Pas tout, c’est un euphémisme, à la masse de statistiques, abréviations, noms propres et articles de loi dont grouille chaque épisode.

Est-ce pénible exil, d’être ainsi baladé en un pays dont vous ne maîtrisez pas la langue ? De tâtonner par séjours de 40 minutes dans les brumes du « pas tout » ? Non. C’est d’emblée et durablement une joie. Joie qui offre alors paresse et repos, confort assoupi de n’y entendre que d’une oreille ? Non. Joie qui éclaire. Joie politique. Joie qui fait la beauté continue de cette série créée en 1999 par Aaron Sorkin.

En chinois de Washington on vous y parle par exemple de ça. Tel État gros producteur de haricots s’alarme de ce que le Président ait déclaré ne pas apprécier ce légume / Une secrétaire a répété au correspondant du New York Timesla gaffe de Toby tout à l’heure en réunion / Il manque cinq voix pour que passe la loi interdisant l’achat de certaines armes automatiques / Il manque deux cents millions pour boucler le nouveau plan d’aide aux plus pauvres / Le Président s’apprête à révéler à l’Amérique qu’il souffre depuis dix ans de sclérose en plaques / À la télé, le ministre de la Santé s’est montrée favorable à la légalisation du cannabis / Toby doit réécrire encore le paragraphe du discours sur l’État de l’Union consacré à l’éducation / Le Président a reçu en cadeau de son secrétaire – la VO l’appelle personal aid – une carte du monde datée de 1709 sur laquelle, misère, ne figure pas la reconnaissance d’Israël / Un nouveau juge sera nommé demain soir à la Cour Suprême / Sam a passé la nuit avec une call-girl/ Un satellite a repéré des mouvements de troupe à la frontière indo-pakistanaise / À cinq minutes d’un débat capital pour sa réélection, le Président a égaré sa cravate fétiche.

Sujets graves ou matière à jokes. Enjeux ou broutilles. Soucis du jour ou instants historiques. Questions de procédure presque toutes, choses pour lesquelles il y a des experts à consulter, des précédents à étudier, une conduite à suivre. Questions qui appellent une réponse : immédiate, précise, ciblée. Il faut bien sûr vanter l’extraordinaire gamme de situations concrètes parcourue par The West Wing ; mais dans le même temps il ne faut pas séparer celle-ci de la difficulté quelque peu ingrate du programme que s’est donné la série en s’ambitionnant à la fois fiction haletante et manuel de praxispolitique. Quel programme ? Pour l’heure ce rapide briefing suffira : comment loger une respiration au sein même de la règle plutôt que dans l’espace ouvert de sa transgression. Comment captiver une audience avec ce qui ne tolère pas d’impair et répond à des lois – Lois majuscules de la Constitution ou lois minuscules du bon fonctionnement des affaires à la Maison Blanche. Comment faire rêver avec la Norme ? Mais oui.

Une solution est d’accorder même attention au majuscule et au minuscule – on y revient au paragraphe 8. Une autre, plus décisive, est de dresser chaque problème sur les tréteaux portatifs d’une interlocution engageant un + et un –. Duo de Sam qui est au courant de ce qui vient d’arriver et de Josh qui ne l’est pas. De Toby qui sait comment agir et de C.J. qui l’ignore. De Bartlet pour qui c’est inédit et de Leo qui a déjà connu ça. Comme toute série, The West Wing met en scène des professionnels, et ceux-là, hauts fonctionnaires bardés de diplômes, font volontiers parade de leur érudition, mais le défi d’obtenir fiction et surprise à partir de complications souvent techniques exige que chacun à son tour accepte de paraître novice. L’un fait le maître, l’autre l’élève : jeu de rôles ou manège des compétences, artifice malin dont la vertu est de clair dépli dans l’énoncé, ainsi que de présentation de l’incident en cours dans un juste équilibre de nouveauté et d’exemplarité. Nouveauté de ce qui doit nourrir le suspense d’un épisode ou d’une ramification d’épisode. Exemplarité de ce qui est illustration de cas similaires dûment répertoriés. Mais l’essentiel se situe moins sur les planches d’un petit théâtre à vocation informative que dans la circulation rapide entre ignorance et savoir embrayée par la conversation. La fonction de cette mobilité ? Permettre que ce qui survient paraisse fabriquer en chemin sa conformité à une règle. Dans cette perspective il est forcé, sinon étudié pour, que vous ne compreniez pas tout, puisque le pur présent de l’échange dans l’entrelacs des couloirs et salles de réunion rapporte l’incident à la loi qu’il vérifie tout en l’exposant comme seule occurrence, justification unique de cette loi.

Pareil prodige ou tour de passe-passe fixe le sérialisme de The West Wing sur l’une de ses deux faces : balance entre aventure et protocole, navigation dans l’intervalle élastique d’une première et d’une énième fois. Sa seconde face est à la fois plus facile à nommer et plus délicate à décrire : c’est celle qui replace The West Wing dans l’orbe de sa référence réelle. On sent bien à voir la série le poids énorme de sa volonté de vérité documentaire, et que son objet est profondément de rendre hommage, toute préférence politique mise à part, à ce qui se joue pour de vrai dans la vraie Maison Blanche. Or cet hommage suppose à nouveau le secours de la brume du « pas tout » : effet d’une exagération dans l’opacité des jargons, effet de résolutions parfois acrobatiques ou encore du choix de situations étrangement cousines de celles offertes par l’actualité récente, cette brume n’est ici que celle requise par la fiction pour s’assumer telle face à l’autorité de ce qu’elle copie. Et sans doute est-elle prudence obligée, respect de ce qui se trame en vérité dans le Bureau Ovale. Mais elle est aussi réglage adéquat de l’économie narrative. Vieux dilemme du vraisemblable : il l’entraîne par intermittences faire droit à l’invraisemblable afin de préserver le caractère d’exception de son modèle. Étrangement, le réalisme est à ce prix.

Condensé plus nettement : c’est au registre de la comédie qu’obéit sur ses deux faces le sérialisme de The West Wing. Comédie, la ronde où tous alternativement revêtent le masque de l’ignorance. Comédie – ironie ? –, la remontée de chaque incident vers le principe absent qu’il illustre. Comédie, le rapport de duplication et de travestissement que la série entretient avec sa référence réelle. Comique, blagueur et enclin à la dérision, Jed Bartlet tel que magistralement incarné par Martin Sheen : à cet endroit aussi la fiction, n’ignorant pas son illégimité, veille à désamorcer son arbitraire – en l’occurrence celui de prêter les traits d’un acteur célèbre au Président. Comiques à leur tour, Josh, Toby, Sam, C.J. : drôles à force d’abnégation, cabots à force de constance, mais comiques surtout de participer au spectacle permanent d’une comédie du verbe.

Accord d’une même attention, annonçait le paragraphe 5, au majuscule et au minuscule. C’est moins nivellement des importances qu’inscription de toute chose sur la scène du langage. Difficile en effet d’imaginer série plus bavarde et plus véloce en son bavardage : même aidé de sous-titres français fatalement lacunaires, même muni à main droite d’un Oxford Advanced Learner’s Dictionary, vous ne comprendrez pas tout. Difficile également d’imaginer série plus experte en répartie. Chacun y parle d’abondance et avec grand talent, jamais las de satisfaire aux sollicitations d’une multiplicité d’exercices oratoires : tac-au-tac, monologues, sketches, énigmes, devinettes… Dans cette espèce de fête sont en jeu au moins deux opérations. Subtil décodage d’abord : l’interlocution fait passer tout problème de la clôture de son idiome à un état plus dégagé de la langue ; elle convertit les difficultés technico-logistiques en disputes autour d’un point de grammaire ou de vocabulaire. Non qu’elle prétende par là résoudre quoi que ce soit, mais elle replace la politique, c’est son apport, dans la sphère d’un scénario de langage lisible par tous.

Ensuite et symétriquement introduction au creux de chacun de ces problèmes d’un loisir que son urgence n’annule pas. Ce loisir a nom tout simplement gratuité de parler, débord du langage sur ce qu’il a à dire. Générosité des dialogues de The West Wing : ils ne documentent pas la langue d’un métier sans accueillir aussi une volubilité qui y affirme le luxe inaliénable de parler, c’est-à-dire de parler à tort et à travers. Tendez l’oreille. Écoutez Toby chipoter sur la place d’un adjectif dans un discours du Président, mais écoutez aussi les lapsus, les balbutiements, les soliloques de Sam, écoutez-le faire seul les questions et les réponses. Écoutez les soupirs accablés de Josh et les moues charmeuses de son assistante Donna. Écoutez les feintes et les antiphrases de C.J. face aux assauts de la presse. Écoutez les envolées de Bartlet sur les quarante parcs nationaux, les mérites comparés des couteaux à viande allemands et japonais, les dix-sept épices à mettre dans la farce pour la dinde de Thanksgiving. Écoutez cette folie collective, et prenez-en de la graine.

Recherche maniaque d’exactitude d’un côté, de l’autre renvoi de la langue au bonheur de son inexactitude. Double destination qui témoigne d’une affinité avec le meilleur de la comédie américaine ? Fidélité au dieu Lubitsch ? Certes. Mais surtout vérité politique de la série. En effet, c’est précisément à l’endroit où chaque problème sort de l’enclos de son jargon pour être reformulé dans la généralité du langage que The West Wing cesse d’être reportage sur la Maison Blanche pour s’inventer elle-même, en direct, série démocratique, série démocrate comme le Président Bartlet – série de gauche.

Le « pas tout » serait donc la marque de plusieurs excès. Excès de la jouissance du verbe sur l’apparente vocation éducatrice de The West Wing. Excès de la politique qu’est la série sur celle qu’elle se contente de décrire. En somme, excès de l’amour sur le travail. De quel amour parle-t-on en l’occurrence ? C’est ce qu’il faut tenter de dire pour finir. Dire pourquoi cette série parfaitement pro est par ailleurs si émouvante. Ce n’est pas tellement que Josh, Toby et les autres ne rentrent jamais à la maison, n’ont ni femme ni enfant, et qu’ainsi la Maison Blanche leur offrirait un équivalent de vie privée. Non, l’amour n’emprunte pas ici l’indirect d’une métaphore. Il passe frontalement dans le partage de l’engagement démocrate, et plus encore dans le manège des compétences évoqué au paragraphe 5 : chacun y est maître ou élève, mais aussi père ou fils, représentant du peuple ou du pouvoir. Même vase clos, même vitesse dans l’échange, même automatisme des rapports : au fond The West Wing est une série ado vingt ans après, Les Années Collège devenu Les Années Maison Blanche, les intrigues de cour de récré devenues intrigue politiques. Le caractère des uns et des autres compte peu, seule importe leur disponibilité dans la relance. En quelque sorte c’est toute la mesure de leur professionnalisme ; en tout cas c’est le lieu où celui-ci se renverse en intimité pure. Amitié ou amour est alors cette comédie d’une redistribution des rôles à l’abri d’une invincible complicité. Place faite depuis le dedans à un dehors, cette ronde est redépart, réassurance ce qui nous lie. C’est cela qui porte à la joie, non que le groupe fasse bloc, mais qu’au contraire il ne cesse de diviser pour se réévaluer à son aune propre et rajeunir ainsi la puissance de son idéal.