Vacarme 31 / Cahier

Chien et loup entre-images

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Il se peut bien que des pratiques muséographiques tendent à valoriser la comparaison entre œuvres, le rapprochement de l’ancien et du contemporain. Mais il se peut aussi que ne s’y épuisent pas les possibilités de rencontre, de ce qui peut surgir d’œuvre à œuvre, à artiste et à regardeur. Rencontres qui ne se tournent vers la comparaison qu’en s’éprouvant comme production de différence. Rencontres dont la seule règle est celle du cas par cas. Rencontres, dès lors, qui sont à elles-mêmes leurs propres critères. C’est, en somme, ce qu’il s’agit en quelques exemples d’explorer.

Il y a cent façons de rapprocher des œuvres d’origines diverses, exemples d’art ancien et d’art contemporain. On pourra toujours les mettre côte à côte, sur une cimaise ou des pages, incitant à les embrasser d’un coup d’œil, à regarder l’une, puis l’autre, et retour, aller de l’une à l’autre, mais quoi ? L’observation, le constat des ressemblances, dissemblances, qu’en dire, et que voir encore ? À quoi ça sert, à quoi ça rime, certainement pas à dire : c’est pareil. Bien sûr cela n’est pas pareil, bien sûr aussi cela reprend, et poursuit le débat. Pour aller où ? Cela dépend des cas.

Fantômes (Polke/Gainsborough)

Disons qu’il s’agit de part et d’autre d’enfants, au XVIIIème ; d’une certaine grâce cultivée, de l’évocation d’un moment a priori privilégié, baignant dans la lumière jaune d’un jardin ; du lien existant entre deux enfants, plus que de leur rencontre : d’un mouvement. Ensuite, la délicatesse du traitement non seulement des personnages mais du décor – à chaque artiste son mode, à deux siècles environ de distance, les moyens diffèrent. On peut cependant relever le caractère inachevé de la toile de Gainsborough, vivacité des frondaisons ébauchées sur le côté, façon dont ses filles se tiennent l’une contre l’autre, quand le bas du tableau est à peine esquissé. Et remarquer aussi le raffinement de l’insertion, par Polke, de deux figures de garçons prises à une gravure, la trame agrandie dont il a fait sa marque (fameux Polke dots), et comment il complexifie, ajoute au somptueux entrelacs de taches, de lignes safran, parme, et absinthe, tilleul pour les feuilles, herbes, graminées, un réseau noir où l’on finit par distinguer un bras, une main tendue vers… ce que ces enfants se lancent une tête guillotinée. Lorsqu’il peint ce tableau, Polke travaille à un cycle autour de la Révolution française. Une vague d’horreur monte d’ailleurs du bas de la toile, mais n’atteint ses héros qu’à hauteur des genoux, quand le paysage alentour reste tendre, si zébré de couleurs. Chez Gainsborough on ne saurait lire aucun pressentiment du sombre avenir des deux sœurs (une seule se mariera, finira folle, veillée par l’autre). Mais on peut bien sentir une mélancolie préromantique, un orage pas là seulement pour dramatiser à plaisir, gris mordoré contre leur teint, corps frêle.

Plus encore que l’inachevé, joue la présence, dans les bras des petites, d’un spectre. Le peintre a voulu représenter un chat, difficile à discerner car recouvert de jaune, et seulement en partie dessiné. Gainsborough aimait les animaux, spécialement les chiens, il a fait leur portrait comme il l’aurait fait d’hommes, sans qu’on lui demande. Mais ce chat victime d’un repentir, raté, a la gueule ouverte, les oreilles couchées. Un drôle de fauve, que fait-il ici en animal de compagnie ? L’apparition-disparition n’étonnerait en rien chez Polke, grand magicien devant l’Éternel. Ses petits garçons, leur divertissement cruel, ont quelque chose à voir avec les fillettes inquiètes. Le chat qui feule, effacé, ce fantôme correspond à ce qui est au cœur du très charmant et horrifiant Jeux d’enfants– un avertissement : l’enfance, l’âge que l’on voudrait protégé, peut côtoyer la terreur. L’idée fait frémir.

Masques (Favier/Ensor)

Il y a quelques années, Philippe Favier produisait une série de sculptures exposées, miniatures, au bout de longues tiges ; à hauteur des yeux elles formaient une installation d’Épis d’altesse (1999). Bricolées à partir de matériaux divers, et surtout passementeries, rubans, guipures, les figurines sont plongées dans un bain blanc qui les raidit, en une armée aux détails subtils, seulement pour les passionnés – car c’est à un tout que l’on est confronté, une volière en rangs serrés, immobile, étonnante dans l’espace qu’elle remplit de sa fantaisie, ou folie ? Une fois encore, Favier rejoint Ensor, repère pour bien d’autres de ses créations : pour le minuscule en délire, le vivace et la noirceur, l’humour virtuose, l’invention… Ici plus qu’aux dessins, gravures proliférantes du maître d’Ostende, à ses guerriers squelettes, son rire, je pense aux masques grinçants de certains tableaux, en rouge, vert, jaune, bleu criards, et très blancs, d’un blanc crayeux qui n’est pas de ce monde.

Observés un à un, les Épis d’altesse ont pour certains quelque chose d’insectes, étiques et pourtant imposants lorsqu’ils déploient, à leur échelle, antennes ou bras, pattes, ils ont une préciosité glacée. On reconnaît les cols devenus journal grand ouvert, barque en déséquilibre. Un personnage tient un cerceau immense, doublé d’un plus petit. La minutie n’est pas nouvelle, non plus que l’étrangeté – mais ce caractère concret, irrégulier, la proportion : l’effet d’ensemble est inédit.

Une photographie d’Ensor prise assez tard, le 28 juillet 1933, le montre dans son atelier ; derrière, L’Entrée du Christ à Bruxelles ? Où l’on ne peut compter les badauds, sourcils arqués, nez crochus, yeux écarquillés… Combien de corps aura-t-il peints gesticulant et grimaçant — et toujours ces couleurs qui claquent comme fouet, ou pétard, coup de feu. Dès les années 1890, les masques chez lui se pressent. Un peu plus tard, les têtes se coupent de la housse enveloppant les corps. Puis une Nature morte avec accessoires(1902) pose sur un coin de table instruments de musique, pot vernissé, bougeoir, pipe, éventail, plat décoré, et trois masques, Indonésie, Chine, Japon ; Les masques, il l’inscrit, franchement nous contemplent, alors qu’un seul fait face, les yeux grand ouverts. Le plus souvent, silhouettes tordues, aux pieds des croquenots, les masques font la lippe, œil charbonneux sur teint plâtreux. Ce blanc, cette matière n’est pas de Favier.

Plus tôt Ensor gravait Les Étoiles au cimetière (1888) : impossible de savoir précisément ce qu’on y voit, un brouillard piqueté, constellation de nuées. L’effet paraît accidentel, c’est un ciel sans pareil, à contempler, une résille prête à se rompre, et puis non – manteau de nuit. Voilà bien l’univers qui conviendrait aux Épis d’altesse, à leur bruissement, plénitude. Aucune outrance, chacun, menu, se hisse ; venus en masse, ils dansent, nous enchantent mieux qu’un cortège ou ses excès. Au bout de piques ils gardent un air d’horreurs passées, corps en triomphe ou pantins projetés, Enterrement de la Sardine. Pourtant le lait calme la donne, un feu désormais sous cendre couve.

Flore (Furuya/Rembrandt)

Au printemps dernier Seiichi Furuya voyait ses photographies présentées à Vienne, à l’Albertina où avait lieu une importante exposition Rembrandt. Un même carton associait Saskia en Flore et Christine allongée sous un bouquet de seringat. Quel artiste courrait le risque de voir son travail, quel qu’il soit, rapproché de l’œuvre de Rembrandt ?

Du jour où il l’a rencontrée, Furuya n’a cessé de photographier sa femme, et le monde alentour ; depuis sa mort il lui est toujours attaché. Il faut la force de cet attachement, son talent et aussi sa détermination, pour que son travail autour de Christine ne soit pas seulement magnifique et poignant, mais surtout, des années après, pour qu’il ne soit pas morbide. Avec le temps il est devenu, il le dit lui-même, capable de photographier autre chose. Cela reste son univers, lié à celle qui le partageait, mais de façon implicite, plus respirable aussi. Il ne l’a pas idéalisée, mais vue chaque jour dans son immédiate beauté, un caractère, sérieuse ou rieuse ou pleurant, ou songeant, et dans sa maladie. Elle était, est toujours, mais d’un peu plus loin, celle par qui les images arrivent, de fleurs, de chats, d’eaux, paysages… Elle est la même fée qui traverse ses jours quand le temps n’est plus à l’enchantement, elle est la raison même de l’abondance de la terre au printemps, de l’ombre. Ainsi Saskia, lorsqu’elle est morte. Un jour Rembrandt s’est consolé, a pris maîtresse et même femme. Mais Geertrje, et bien plus, Hendrickje jamais ne l’ont remplacée. Il avait dessiné sa fiancée souriante, il l’a peinte riant, en Artémise opulente, et en Flore, deux fois, la première jeune fille, la seconde épousée. Les portraits d’Hendrickje, si familiers, apaisés soient-ils, ne disent pas du tout la même chose, cet amour n’a rien à voir avec le premier. Emplir la main de Saskia de roses, tulipes, œillets quand sa blondeur, cheveux épars, irradiait sur fond obscur, la vêtir de linge ample et clair brodé d’or, c’était couronner une divinité douce, une reine à portée de main, qui n’avait pas besoin d’un royaume, même, pas de temps précis, une femme capable d’être aimée après avoir quitté cette Terre.

L’histoire de Christine et celle de Saskia diffèrent, comme celles de leurs maris, mais le second peut faire de sa femme une Flore, comme le premier, par son goût très japonais du végétal et des jardins, un tempérament qui garde les pieds sur la terre noire, les yeux dans un ciel traversé d’oiseaux. Des Flore, pourquoi devrait-il n’y en avoir qu’une ? Il y a eu tant de printemps, de fleurs nouvelles, il y aura tant de blessures et de peines à oublier. C’est mieux qu’un travestissement, mieux qu’une tentative pour faire de l’une ou l’autre une icône, à jamais. Il y a dans l’un et l’autre cas infiniment d’amour pour une compagne modèle, la conscience de cela, volonté de le faire connaître et montrer une inspiratrice dans son rayonnement. Aussi dans son rapport profond au défilement des saisons, qui sera sensible encore après leur mort. Après elles, ils continuent, Rembrandt se souvient de l’or chaud, de la chair dans l’obscurité. Toujours Furuya photographie autour de sa maison le vert des feuilles dans la nuit, les cosmos. Cette flore ne passera pas.

Figures (Desgrandchamps/Malévitch, Leu, Pirosmani)

La peinture de Marc Desgrandchamps évolue, elle a gagné au fil des années en ampleur, en respiration, elle joue désormais pleinement de ces transparences apparues tôt, par quoi ses figures vont dans ses paysages, hiératiques, et puis non – ce n’est pas tout à fait cela, ou bien pas tout le temps, pas seulement. Il y a douze ans j’ai vu par hasard au musée Picasso de Barcelone une exposition Malévitch, et là une colonne humaine. Visage ovale noir, triangle du torse, jambes unies presque jusqu’au sol, il y avait un tremblement, et par l’absence des bras, l’impression d’un empêchement de tout mouvement, celle-là n’est pas libre d’elle-même, et pourtant debout, elle serre le cœur. Suprématisme fémininappartient au musée d’État russe de Saint-Pétersbourg, datée 1928 elle porte quelque part l’inscription Suprématisme n° 35, 1915, figure. Il y en avait bien d’autres alentour, en groupe, famille, paysans, sportifs, les couleurs de leurs tuniques, le ciel, les champs, bâtiments – quand celle-ci vibrait, muette, sur fond blanc.

Les silhouettes de Desgrandchamps n’ont pas cette fragilité existentielle, bien plutôt une aptitude à s’abstraire, à leur gré, d’un contexte qui n’a sur elles que peu de prise. Transparentes et grises, elles ne se dressent pas, immobiles, prêtes à chanceler, dans un vide, mais marchent ou ont les mains croisées, tournent la tête ou sont assises, même si une partie de leur corps est tronquée. Massives, elles montrent une présence au monde, au sol, mais ensuite en disposent, peuvent s’en aller, légères, sans avoir été menacées. L’artiste les a dotées d’une nature de songes, qui les protège. Puis il y a ces jus délavés, ces coulures, l’effet ne fait qu’accentuer un peu ce qui réellement interrompt le règne des corps à la surface de l’univers, rend leur triomphe impossible : le paysage ou décor, ces grands aplats ou succession de plans, ciel, herbe ou sable, qu’on ne peut pas toujours identifier, ou même architectures, ou mobilier, écran auquel vient se heurter le motif, et la couleur, rouge avec le blanc d’un tissu devenu forme, spectre plus concret que ces ombres, qui vaquent.

Une détrempe de Hans Leu le Jeune, au Kunstmuseum de Bâle, figure en 1519 Orphée charmant les animaux, et annonce par ses superpositions la présence relative des humains, animaux, végétaux même, une sorte de sortilège. Au tronc d’un arbre court, agile, un écureuil blanc. Eurydice à l’arrière-plan apparaît, disparaît doucement.Le peintre a travaillé près de Dürer en 1510, de Baldung Grien trois ans plus tard, il est le plus délicat, le plus lyrique, dit Georg Schmidt, qui parle évidemment de musicalité du tableau – quand l’art de Desgrandchamps, quelque amour qu’il ait pour certaines musiques, apparaît plutôt silencieux. Quant à la succession des tons terre chez Leu, elle aura son écho chez lui… pourtant dans certains de ses grands tableaux, des figurines ponctuent, colorées mais discrètes, en contrepoint, la marche des principales figures. Elles rappellent le détail du monde naïf et raffiné, puissamment mélancolique, de Pirosmani.

Chasse (Michiels/Degas)

Daniel Michiels ne connaît pas le Renard de Degas qui se trouve au musée de Rouen. C’est un tableau fulgurant ; tout tend à disparaître, en bas. L’animal, épuisé ou bien pire, gît au premier plan dans une toile verte, fauve, et blanche pour un peu de jour au-delà du sous-bois, rythmé par les troncs frottés de mousse. Ou bien la dépouille est jetée, ou bien la fourrure palpite. Il y a là une extrême douceur et un point de douleur, la rudesse, fraîcheur de la forêt et le sentiment d’une violence aiguë, passée.

Bien après que j’ai vu, élu ce tableau, je découvre les photographies noir et blanc de Michiels et le rencontre. Suis immédiatement saisie par l’âpreté d’une chasse en forêt d’Ardenne, emportée par un mouvement qui me paraît conduire exactement là où Degas s’était arrêté net. Une image montre un renard sous la neige, elle ne dérange rien. Sans doute cette Ardenne où vit le photographe est plus dure que la campagne arpentée par Degas. Pourtant, même s’il avait pu suivre une chasse à courre, je doute que le peintre eût choisi un moment autre que celui-ci. La chasse de Michiels, on en voit le début, la fin, obéit à la même tension, la même exigence de donner à voir un lieu traversé par une brutalité, s’achevant sur la mort d’un animal farouche comme ils le sont tous deux.

Les images parues sous le titre Ardenne restante ont les mêmes valeurs précises, la même maîtrise dans le gris de sous-bois, début d’une forêt sous un banc de nuages, tranquillité des portraits, d’intérieurs, aux fleurs coupées succèdent les feuilles racornies par le gel, à l’ombre d’un arbre en hiver le cochon tué, et ce cheval blanc féérique dans son écrin, la neige tombe dru devant. Entre en scène un chasseur, bombe et cor, trompe et fouet ; face à lui la meute derrière un grillage : blancs tachetés de noir, les chiens au poil sec hument l’air. Puis viennent d’autres acteurs, un homme jeune en culotte et veste de cheval harnache le sien ; trois femmes dans le froid ne se regardent pas, la dernière, la plus âgée, amazone sévère. Le garde-chasse paraît infiniment lointain. Et puis les travailleurs de la même forêt, ceux qui passent là tous leurs jours, à couper, débiter, enlever le bois que traîne un cheval robuste, aux œillères. Le lourd départ, l’élan de la bête de trait joue son rôle, à défaut de la chasse qu’on n’aura pas vue. L’animal va, rapide, avec fracas, et avec lui un homme, tout un chargement qui se déplace avec effort, c’est à cet emportement qu’on assiste, plutôt qu’à la poursuite et mort du vif-argent.

Du Renard à l’Ardenne, la note n’est pas la même : celle, unique, frappée par le vieil homme, d’un corps à l’orée d’un bois, dont on ne sait (ou ne veut pas savoir) s’il est froid ou respire, dit exactement l’abandon. À cet instant le renard n’est plus sauvage, ce monde il le quitte. La suite ardennaise porte autrement, elle dure, dans un jour sans lumière, la forêt est le lieu de bêtes qui l’habitent, d’hommes avec leurs outils, les animaux qui les servent, vont quelque part. Le noir et blanc empêche la vue du sang, pourtant l’impatience de ceux qui chassent, leur cruauté, se lisent dans le flou prononcé du chien courant le sanglier, du cheval qui se cabre on ne sait pourquoi, s’élance. Par ce mouvement le photographe montre comment vit et meurt l’Ardenne. La chasse contournée, cependant explicite, dit un pays entier quand le renard disait une seconde, celle où un être (il pourrait être un homme) vient à s’évanouir.