Vacarme 31 / Feuilletons

« Esse percipi » ou l’homme invisible

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Littérature et politique peuvent avoir ceci en commun, de mettre en question les catégories de la perception, de ramener en pleine lumière l’ina-perçu expulsé hors du réel par le jeu des catégories légitimes. Forçage du regard ou lutte pour le récit, le tout est d’imposer le simple fait d’être.

Film est un film de Samuel Beckett. Une étrange fuite affolée pour échapper à toutes les formes de perception, une tentative de recherche « logique » des conditions de possibilité d’une non-perception postulée comme une fin désirée et désirable. Dans ce « drame » spéculatif et parodique (mais où s’expriment aussi des anxiétés singulières), Beckett reprend la fameuse proposition de l’idéalisme absolu de l’autre Irlandais qu’est Berkeley, esse est percipi, et choisit de se pencher sur sa forme négative. Si esse est percipi – être c’est être perçu – alors, logiquement, non esse est non percipi– ne pas être c’est ne pas être perçu. Cette formule étant posée comme point de départ et, précise Beckett, « retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques » [1], à quelles conditions, demande-t-il au début de Film, peut-on ne pas être perçu et atteindre ainsi cette sorte d’ataraxie, cet être au monde minimal et autant inaperçu qu’imperceptible en quoi réside pour lui la seule sorte de bonheur souhaitable ? Buster Keaton, héros anonyme et être générique, court, terrifié, pour tenter d’échapper à toutes les formes possibles de perception – qu’elles soient humaines, animales ou divines. L’œil glacial de la caméra le poursuit implacablement jusqu’en ses derniers retranchements. Mais, croyant finalement avoir réussi à en finir avec toute perception étrangère, Keaton-Beckett découvre, acculé, que demeurera toujours, « insupprimable », la perception de soi : « La recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi. » Échec donc de cette tentative tragico-spéculativo-comique de Beckett pour devenir l’homme invisible.

Élevé dans la tradition philosophique de l’idéalisme académique (sa grande lecture au Trinity College de Dublin, en dehors de Berkeley, fut le petit cartésien flamand Geulincx), Beckett en reste à une conception très traditionnelle de la perception et de l’existence. C’est pourquoi, dans l’énumération des différentes voies d’accès logique à la non-perception ou au devenir imperceptible, il en oublie une, capitale : la possibilité d’être constitutivement invisible du fait d’un décret social ou politique, d’être paradoxalement désigné comme non-perçu. Enfermé qu’il est dans l’abstraction spéculative, Beckett ne voit pas qu’être invisible (c’est-à-dire imperceptible selon les catégories de l’entendement social) est l’une des choses les plus aisées et les mieux partagées du monde. Il suffit pour cela de n’être pas conforme aux canons, aux signes, aux critères, aux évidences de ce qui est, c’est-à-dire de ce qui est légitimement perceptible.

Reprenons la logique beckettienne : si être c’est être perçu, alors en effet ne pas être c’est ne pas être perçu, ou disons, pour mieux souligner l’ordre de la causalité, ne pas être perçu c’est ne pas être, autrement dit ne pas accéder à l’existence et à toutes les formes de reconnaissance sociales : l’imperception sociale est une condamnation à l’invisibilité, et réciproquement. Il suffirait donc d’inverser la narration de Film, pour transformer un questionnement logique et esthétique en problème politique : si non esse est non percipi, à quelles conditions peut-on accéder à la perception c’est-à-dire à l’être : percipi est esse ? Les innombrables invisibles,les transparents, les mal perçus, les peu existants, les mal reconnus et ceux qui passent, comme on dit, inaperçus, loin de chercher à échapper aux diverses formes de la perception, sont au contraire à la recherche des moyens d’accéder à l’existence en se rendant visibles par tous les moyens qui sont à leur disposition. Un Keaton courant affolé à la recherche de toutes les possibilités d’être vu, aperçu ou reconnu, serait ainsi, à l’inverse, la parfaite représentation de la malédiction des non-perçus qui vivent dans l’un des cercles les plus peuplés de l’enfer, celui de l’indistinction et de l’illégitimité.

« Je suis un homme qu’on ne voit pas », dit l’Homme invisible de Ralph Ellison, « je suis homme réel de chair et d’os, de fibres et de liquides […]. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité. » [2] L’invisibilité constitutive et objective du héros de ce roman, Noir américain décrivant de l’intérieur son « absence » dans l’Amérique des années 40, est le produit des lois de la construction sociale de la réalité. Parce qu’ils imposent à tous leurs catégories de perception, les Blancs déterminent le réel légitime ; ils désignent ainsi ce qui est digne d’être perçu, et, du même coup, ce qui demeure hors du champ de la compréhension (aux deux sens de saisir et d’englober) ordinaire, et reste, par conséquent, in-aperçu. L’exclusion ou l’expulsion des Noirs hors de la réalité, c’est-à-dire de ce qui est légitimement perceptible, est d’autant plus inexorable que, relevant des cadres mêmes de la pensée, elle reste hors de toute (d)énonciation explicite. Telle est aussi, très précisément, la thèse d’Edward Said dans L’Orientalisme [3] : non seulement les Arabes sont désignés et représentés en Occident selon des catégories péjorantes et infériorisantes, mais, bien plus, cette essentialisation imposée par la puissance du discours orientaliste s’impose à tous comme leur seule identité.

Cette invisibilité paraît contradictoire avec leur visibilité apparente. Ellison rappelle dans sa magnifique préface qu’il a dû batailler au moment de la publication de son livre contre les sociologues américains qui tentaient alors d’imposer le concept de « high visibilité » des Noirs, censé expliquer leurs « difficultés sociales ». La couleur de leur peau est en réalité un stigmate et un écran qui empêche proprement de voir les Noirs, ou qui ne permet de les percevoir qu’à partir d’un pré-jugé défavorable, c’est-à-dire d’une illégitimité constitutive. C’est pourquoi, lorsque vous êtes invisible, dit Ellison, « il vous arrive souvent de douter réellement de votre existence. Vous vous demandez si vous n’êtes pas un fantôme dans l’esprit d’autrui. Disons un personnage de cauchemar que le dormeur essaye désespérément de détruire. »

Mais l’invisibilité sociale n’est pas celle des « fantômes qui rôdent chez Edgar Poe » ni « des ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes », précise Ellison. Non, le déni d’existence est ce qu’on appelle justement une absence de re-connaissance. Qu’on parle de la reconnaissance d’un État, d’un peuple, d’un artiste ou d’un écrivain, il s’agit toujours, comme par un retour assumé et assuré de la « connaissance » ou du « jugement », d’un certificat ou d’un décret de légitimité. Exister c’est être regardé (comme on dit en anglais) comme légitimement regardable, ce qui veut dire à la fois comme pouvant être, devant être et étant digne d’être regardé. Benveniste remarque que la reconnaissance est une notion double, qui implique à la fois une action et la conséquence de cette action [4]. C’est pourquoi seule la perception légitime comme reconnaissance donne accès à la fois et selon ce double mouvement à l’existence légitime et à la justification d’exister tant subjectivement qu’objectivement.

La puissance de l’idéalisme social (exister, c’est n’exister que dans et par la perception d’autrui) conduit à des formes de lutte violentes mais impuissantes. « Vous êtes dévoré du besoin de vous convaincre que vous existez réellement dans le monde réel, poursuit le héros d’Ellison,que vous faites partie intégrante de tout le bruit et l’angoisse, et vous brandissez vos poings, vous lancez des bordées d’injures, et vous jurez de les amener à vous reconnaître. Hélas, l’entreprise est rarement couronnée de succès. » Or, l’une des formes de luttes les plus efficaces qui s’ouvre aux invisibles pour tenter d’accéder à l’existence, c’est de transformer ce qui est vécu comme malédiction individuelle, en combat collectif, c’est-à-dire politique.

L’autre forme de lutte, et qui est son corollaire, c’est d’« imposer son récit », comme dit Mahmoud Darwish [5]. Comme en écho, Éric Hazan cite Virginia Woolf en exergue de son tout récent entretien avec Mustafa Barghouti, déconstruction-reconstruction de la description dominante de la réalité palestinienne : « Nothing had happened until it’s been described » [6]. Être invisible implique en effet non seulement d’être dépossédé des moyens d’accéder à la réalité, mais aussi d’être privé des moyens de faire (re)connaître sa propre version de la réalité, par cette sorte de redoublement qui renforce et « justifie » toutes les cécités politiques. De très nombreux écrivains et intellectuels ont compris depuis longtemps que cette lutte pour le récit (qu’il soit description, roman, poésie, histoire, théorie réflexive) était une des voies majeures de l’accès à la reconnaissance. Et que le récit lui-même, comme prise de parole publique et construction alternative de la réalité, pouvait devenir une arme capitale dans les luttes contre le déni d’existence. Mais que fait d’autre Barghouti sinon tenter de construire un « récit palestinien », comme il le dit, « capable de convaincre » [7] ? Que fait l’écrivain anglo-pakistanais Tariq Ali dans ses essais et ses romans sinon inverser le récit historique ordinaire et raconter l’histoire du monde arabe du point de vue des Arabes eux-mêmes, contribuant ainsi non seulement à exhiber le présupposé de la position de l’historien mais aussi à produire de prodigieux effets de dénonciation politique [8] ? Que fait d’autre Elias Sanbar que de donner une existence historique aux Palestiniens et de les rendre ainsi à la fois très communs et très particuliers [9] ? Darwish, on le sait, a choisi d’être un « poète troyen », poète des perdants ou des vaincus de l’histoire. « Les perdants ont été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite, privés du droit de la proclamer, ajoute-t-il […]. Troie n’a pas relaté son histoire… Et nous n’avons pas à ce jour relaté la nôtre. » [10] À la dénégation historique – la non-reconnaissance israëlienne, malgré le travail des historiens, de la réalité des événements de 1948 et de l’expulsion des Palestiniens – Sanbar oppose aussi l’évidence des photos. J’emploie ici « évidence » dans le sens anglais : l’invisibilité historique des Palestiniens est telle, que même les preuves paraissentimpuissantes à leur rendre existence. Demeurent en tout et pour tout, arrachées au désastre, neuf pauvres preuves visibles, « neuf photos pour 800 000 absents », écrit Sanbar, neuf photos de gens visiblement expulsés par bateaux, neuf photos qui attendent que la Naqba devienne un événement historique attesté, c’est-à-dire un fait légitimement admis au rang des événements qui constituent la réalité [11].
Non esse non percipi.

L’une des dernières œuvres de Jeff Wall récemment acquise par le MOMA s’intitule After « Invisible Man » by Ralph Ellison, The Prologue. La photo reconstitue dans tous ses détails le sous-sol dans lequel vit le héros d’Ellison : « Dans mon trou, dit le narrateur, il y a exactement 1369 ampoules, j’ai électrifié tout le plafond, centimètre par centimètre […], je mène mon combat contre la Compagnie Générale d’Électricité […], un véritable sabotage vous savez. J’ai déjà commencé à électrifier le mur […], quand j’aurais fini les quatre murs, je m’attaquerai au plancher. »

Légende de la light box de Jeff Wall : « He has illuminated the blackness of his invisibility ».
Esse percipi.

Notes

[1Film, in Comédie et Actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 113.

[2Ralph Ellison, Invisible Man, New York, Random House, 1952. Traduction française : Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, 1969, repris in Les Cahiers Rouges, Grasset, 1994, p. 37 (tr. M. et R. Merle). Cet unique roman d’Ellison est aujourd’hui l’un des grands classiques de la littérature américaine.

[3Edward Said, Orientalism, New York, Vintage, 1979 ; trad. française : L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 (tr. C. Malamoud).

[4Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, t. 1, p. 200.

[5« Celui qui impose son récit, hérite la terre du récit », Mahmoud Darwish, Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude, trad. de l’arabe par E. Sanbar, Actes Sud, 1996, p.88

[6Mustafa Barghouti, Rester sur la Montagne. Entretiens sur la Palestineavec Éric Hazan, Paris, La Fabrique, 2005.

[7Ibid., p. 68.

[8Tariq Ali, The Book of Saladin, Londres et New York, Verso, 1998 ; Le Choc des Intégrismes, Paris, Textuel, 2002 (tr. S. Gleize) ; À l’Ombre du Grenadier, Bruxelles, Complexe, 2003 (tr. G. Buti et S. Naz) ; Bush à Babylone. La recolonisation de l’Irak, Paris, La Fabrique, 2004 (tr. I. Taudière et É. Hazan).

[9Elias Sanbar, Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir, Paris, Gallimard, 2004.

[10Mahmoud Darwish, La Palestine comme métaphore. Entretiens, Arles, Sindbad / Actes Sud, 1997, p. 29-30 (tr. Elias Sanbar).

[11E. Sanbar, Les Palestiniens. La Photographie d’une terre et de son peuple de 1839 à nos jours, Paris, Hazan, 2004.