Mémento
Lorsque survient une perte, nous regrettons parfois n’avoir pas eu, sa vie durant, l’explication avec le disparu qui nous aurait permis d’endurer sa disparition : sa mort, du coup, semble un malentendu. Les idées ne sont pas des personnes, et les comparaisons de ce genre m’ont toujours semblé suspectes. Reste que ces jours-ci, dans l’agitation où il me semble reconnaître quelque chose d’un deuil – dans la difficulté, face à une politique intolérable, d’adopter une détermination qui tienne le coup, ne cède pas comme biscuit sous la dent en nous laissant plus affaiblis que la veille –, me vient un remords absurde. Je n’avais pas vu qu’avec la mort de l’idée de progrès, nous avions moins perdu l’avenir que le passé. Cette perte-là n’avait pas été dite ; elle me laisse effaré.
Tâchons de préciser. Dans le processus qui a vu, et bien plus largement qu’à la seule gauche de l’échiquier, s’effacerpeuà peu l’horizon du progrès, nous avons bien sûr perdu l’Espérance : je ne crois pas, pourtant, qu’elle manque beaucoup, ni regretter grand-chose de la rhétorique de l’avenir, de l’utopie, du lendemain qui. Parce que ce discours-là soustrayait l’histoire aux efforts des hommes au nom même de leur liberté ; parce qu’il sacrifiait assez régulièrement l’immédiat aux impératifs tactiques. Parce que de l’avenir, il y en a peut-être encoretrop, et dans le ton de prédication qui, à gauche, ne saurait tenir lieu de pensée, et dans cette référence vide à une « modernité » qui sert de caution maugréeuse aux pires liquidations. L’avenir, donc, je m’en passe, et l’admiration demeure d’avoir vu, ces dernières années, s’inventer quelques formes de lutte décrochées de tout telos, au nom de la vie et de l’envie que quelques-uns vivent. Mais le passé ? Dans l’idée de progrès, et comme son fond un peu secret, pas très glorieux, n’y avait-il pas aussi, d’abord, une sorte d’évidence rassurante, une impression de pouvoir compter sur ce qui fut ? Je ne parle même pas de la mémoire, trop héroïque, de ceux qui dans le passé crurent à l’avenir, qui vinrent avant nous ; je parle plutôt des choses qui, d’avoir été faites, ne seraient plus à faire, seraient derrière nous. Le progrès nous donnait un passé, non comme tradition et effort continué, mais comme liste de courses dont certains articles seraient barrés, comme ce fond d’exigences susceptibles certes d’être attaquées et défendues, mais basculées tout de même de l’autre côté de notre préoccupation, et libérant par là assez de consistance ou de simple attention au présent pour qu’agir devienne possible. La flèche, pointant vers l’avenir, disait que notre passé était nôtre, et passé ; elle disait que nous n’aurions pas tout à faire en même temps, tout le temps. La table, en bref, n’était pas rase.
La fin de l’avenir désespère peut-être. Mais la fin du passé accable d’avance et disperse, c’est pire. Nous voyons aujourd’hui quelques signes de cet effritement, à mesure que la réversibilité gagne chaque segment du politique. De façon générale, ce n’est pas que l’ordre moral, ou la sécurité, ou les formes les plus rudes de l’exploitation dans le travail « reviennent » : c’est, surtout, que les affirmations par lesquelles quelques luttes les avaient contenus ont cessé de revenir, disparues dans un temps qui ne fait plus histoire. En somme, ce qui n’est plus n’est plus : évidence que la dénonciation droitière des « archaïsmes » invoquait déjà voici quelques années, mais qui n’a plus besoin d’être dite, ses adversaires ayant jeté l’éponge. Évidence qui permet à certains de préparer l’avenir en tablant sur l’oubli : par exemple, le budget aujourd’hui voté, par le déficit qu’il fabrique, obligera, dans trois ans, à détruire le système de protection sociale – destruction qui ne saurait être assumée au présent, mais qu’un simple jeu avec le temps permettra d’accomplir. Désormais, il suffit d’attendre.
Aussi notre tâche la plus urgente – sauf à lâcher la rampe, à disparaître chaque seconde, à manquer de soi comme on perd son souffle – est-elle, non de bâtir un futur, mais de faire en sorte que ce qui fut soit encore, un peu. Se faire une mémoire. Une revue peut aider.