Distinction des lieux

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Il y a eu « l’école de Charlemagne », « le lycée de Napoléon », « l’école de Jules Ferry ». chaque fois, des topologies de savoir et de sens organisent des institutions, leurs espaces, leurs bâtiments, leurs disciplines et le statut des élèves. et maintenant ?

1. Un lieu, sans aucun jeu de mots, c’est là où quelque chose a lieu, a eu lieu ou doit avoir lieu. C’est en somme une destination : ainsi parle-t-on de lieux de culte, de lieux du crime ou de lieux d’aisance. Dans quelle mesure doit-il ou peut-il même y avoir des lieux d’enseignement, cette question peut paraître au premier abord mériter deux réponses contradictoires. Oui, il est évident qu’enseigner exige un lieu approprié, et non, il va de soi qu’on peut enseigner en tout lieu : aussi notre légende enseignante nous représente-t-elle les promenades du Portique aussi bien que les dernières leçons de Socrate en prison, précédant les innombrables scènes de maîtres et de sages dispensant leur savoir dans les parcs ou dans les bois, au spectacle de la nature ou bien à celui de la société. Descartes ne manque pas de déclarer qu’il a appris au grand livre du monde autant sinon plus qu’au collège.Pour aller d’ailleurs tout de suite jusqu’au bout d’une logique cartésienne qui a profondément imprégné le discours moderne – et français en particulier – de l’enseignement, on dira que le véritable lieu de l’enseignement est le sujet lui-même qui doit, pour citer encore Descartes, « bâtir sur un sol qui fût tout à soi ». Symétrique et corollaire se propose le modèle de la formation au contact de la nature, là où, pour citer Nietzsche cette fois, il faut que « la forêt et le rocher, l’orage, le vautour, la fleur solitaire […] parlent chacun dans sa langue » à celui qui doit progresser « sur le vrai chemin de la culture » [1]. Le sujet et/ou la nature, c’est tout un : c’est la règle suprême de l’autoformation et de l’appropriation subjective intégrale d’un savoir dont les germes et les allures doivent avant tout relever de celui qui n’étudie, en fin de compte, que ce qui est déjà prédisposé en lui et/ou dans les choses. De Platon à Rousseau et au-delà, cette modélisation est constante. Le lieu spécifique d’enseignement – l’école, la classe, les bâtiments, les meubles, l’institution enseignante comme telle – s’en trouve a priori écarté dans la zone d’ombre des nécessités d’un enseignement élémentaire (on admet donc au moins qu’il faut bien apporter au sujet ces éléments) et qui n’est pas digne de la considération d’une formation ou d’une culture au sens élevé. L’opposition du collège sinistre avec ses maîtres bilieux et de l’épanouissement dans le libre entretien des esprits au milieu du monde règle un imaginaire constant au sujet de l’enseignement. Des expressions comme « lycée-caserne » aussi bien que la valeur péjorative attachée à l’épithète « scolaire » résument cette disposition imaginaire, c’est-à-dire en l’occurrence idéologique.

Il faudrait écrire (si ce n’est fait, ce qui est assez probable) l’histoire de cet imaginaire, et montrer comment la critique des écoles (institutions et bâtiments), de Rabelais jusqu’aux pédagogies contemporaines de la spontanéité, recouvre aussi bien de nécessaires remises en question que des refoulements très suspects. Cette ambivalence a certainement des raisons très profondes dans une culture qui s’est détachée ou arrachée, à son commencement, d’un modèle de formation essentiellement fondé sur ladiscipline de l’exemple (modèles mythiques et réels), sur l’observation d’un ordre établi et sur l’enregistrement de procédures (apprentissage par cœur des savoirs de toute espèce). Ce détachement ou cet arrachement n’est en fait jamais terminé, et c’est après lui que court toujours l’imaginaire de l’autoformation, lequel par définition exclut l’institution de lieux spécifiques à l’enseignement. Le lieu est d’avance saisi comme clôture et limitation, à quoi s’oppose le libre mouvement dans un milieu, qu’il soit naturel ou social, intérieur et spirituel ou bien extérieur et culturel. Quant au milieu qui peut se former dans le lieu d’enseignement, il est lui-même suspect de dépendre du lieu : milieu scolaire artificiel, partagé entre la rigidité réglementaire et l’infantilisme qui y répond, tant chez les maîtres que chez les élèves.

C’est pourtant précisément une espérance propre à la démocratie, que d’attendre du lieu – l’école – la condition de possibilité d’un milieu qui soit précisément celui de la pratique démocratique dans l’accès égal de tous à un même savoir. Il y a donc une contradiction secrète dans la pensée démocratique de l’école : le modèle de l’autoformation s’y oppose à celui de la formation d’un milieu de vie démocratique.

2. La démocratie, sous ses formes républicaines ou socialisantes, n’en a pas moins su, pendant assez longtemps, résoudre la contradiction en faisant de l’accès à l’autonomie le principe régulateur d’une institution dont les lieux ne manquaient pas aux obligations d’un lieu défini : délimitation, clôture, organisation centripète, discipline séparant nettement le dedans du dehors du lieu. Pendant tout ce temps, il ne fut pas question d’ « ouvrir » le lieu scolaire sur une « vie » qui n’était précisément pas supposée palpiter aux grilles des collèges,mais seulement constituer ce qui devait venir après plutôt que dehors – dans un après dont l’avant ne devait surtout pas être la préfiguration, mais l’aménagement d’un accès possible, du passage du lieu au hors-lieu, ou bien à d’autres lieux, professionnels et citoyens.

Certains lecteurs, sans doute, sont déjà irrités par un propos qu’ils soupçonnent de nostalgie républicaine. Encore un peu, pensent-ils, et nous aurons l’éloge de quelque vieux collège bien austère,avec sa cloche et ses rangs silencieux dans la cour. Il n’en est rien – si l’on veut bien me croire – car je sais bien pourquoi ce modèle est caduc, après avoir eu son temps légitime de gloire (avant tout celui de la classe de l’instituteur, du tableau noir et de la craie, non sans quelques coups de règle sur les doigts). Il l’est pour deux raisons. La première raison est le déplacement considérable des bases du savoir – un déplacement qui va de l’état effectifde la langue jusqu’à la complexité de savoirs toujours plus occupés de remanier leurs propres prémisses, voire leurs fondements, et toujours plus en peine de fixer avec assurance ce qui devrait être considéré comme les éléments. Partout l’élémentaire donné, posé, se retire, incertain, au profit de l’interrogation sur le présupposé, sur la condition de possibilité. Cela vaut du contenu des savoirs, mais cela vaut aussi des dispositions de l’apprentissage : l’élève n’est plus donné et en quelque sorte présupposé égal à tous devant le savoir, mais il faut d’abord éprouver en lui les conditions de possibilité ou d’impossibilitéqui l’ont déjà modelé (conditions sociales, culturelles, psychologiques, générationnelles). Dans l’état actuel des choses – c’est-à-dire des savoirs et des savoir-faire – il est devenu très difficile, délicat et même à la limite aporétique de déterminer ce dont il faut instruire les élèves.

La seconde raison peut être prise à partir du fait que nous rougirions de devoir regarder en face la très proche parenté du mot élève avec le mot élevage… Je ne suggère pas qu’il faudrait traiter nos enfants comme des bestiaux, mais que nous manquons d’une capacité à saisir d’un même trait ce qui nous constitue de part en part en êtres de culture, c’est-à-dire d’artifice et d’art, de forçage et de modelage, et ce que nous affirmons d’un « sujet » qui par éclairs et par éclipses serait soustrait à tout art, en-deçà ou au-delà de lui. En conséquence, nous sommes crispés, hérissés devant toute esquisse de ce qu’aujourd’hui nous nommons « formatage » comme par un terme plus implacable que tout autre (« façonnage », « dressage »…). Si chacun ne doit ressembler qu’à lui-même, il devient très problématique d’instruire ce chacun.

Pour ces deux raisons qui s’épaulent l’une l’autre, l’horizon de l’instruction disparaît dans la brume, et bien sûr avec lui les lieux d’une instruction.

3. Un lieu d’instruction, cela se laisse ordonner assez naturellement lorsqu’on maîtrise le programme d’instruction. On peut même dire que le lieu s’instruit au sens latin du mot : il se met en place et en ordre. L’ordre est celui de l’acquisition du savoir. Il y faut place de l’élève et place du maître. Dès qu’il y a plusieurs élèves, il leur faut des places identiques et alignées de façon à permettre la même réception de la leçon. (L’instruction apporte de la norme. C’est en vertu de cette notion que la Convention baptisa les Écoles Normales, et s’il est aujourd’hui de bon ton de regretter, pas toujours à tort d’ailleurs, les normalisations de la Révolution puis de l’Empire, il n’en reste pas moins qu’une école norme ou ne fait pas école – dû-t-elle pour finir normer en ouvrant au dépassement des normes.)

La question posée est plutôt celle de la raison de regrouper les élèves. Si elle n’est pas purement pragmatique, c’est qu’il doit y avoir dans le savoir un trait qui touche à la collectivité – voire à la communauté – et qu’un préceptorat individuel doit manquer quelque chose dans la transmission même du savoir. (Ou plutôt : un préceptorat prend en charge le commun du savoir lorsque celui-ci est avant tout indexé sur une tradition, dont le précepteur est alors le fondé de pouvoir. Mais cet index de la tradition n’est pas pour autant simplement caduc dans l’état collectif du savoir et de son enseignement.) Ce point n’est pas simple à éclaircir : mais un lieu d’instruction ne peut être vraiment instruit que s’il s’ordonne au trait commun du savoir, et s’il sait, par conséquent, qu’il n’y a pas en toute rigueur de savoir pour un seul. Ni de savoir par un seul. Dans ces conditions, l’école (l’institution et la construction) doit être ordonnée à et par son inscription sociale : bâtiment public mais non espace public, lieu destiné à l’instruction publique (belle et forte expression de naguère) d’un savoir lui-même public par essence et par vocation.

Par ces raisons, le lieu d’instruction n’est pas un lieu de vie au sens courant qu’on donne à cette expression. Il convient au contraire qu’il soit séparé de « la vie », qu’il dessine et qu’il installe par lui-même un schème de l’acquisition du savoir : la « classe », dont le nom indique encore la mise en ordre, la « discipline » dans le double sens de champ déterminé du savoir et de rigueur requise par l’exercice de l’acquisition. Qu’il s’agisse d’instruments de physique, de cartes de géographie, de cabines d’écoute ou du volume des livres et de l’écho des voix de leurs auteurs, c’est à ces présences que le lieu doit donnerlieu. Et pour cela il doit être détourné de « la vie » (notion pâteuse). L’idée que « la vie » pénètre en ces lieux est contradictoire avec l’enseignement.

4. Cela n’empêche certes pas que les élèves et les maîtres vivent dans l’école – tout au moins les élèves, puisque leur vie est d’abord définiepar leur condition d’élève (ce qui suppose d’ailleurs aussi quelques présuppositions quant à la jeunesse, quant aux places et aux rôles des « âges de la vie » dans la vie commune, etc.). Mais il est capital de rappeler une notion trop souvent occultée dans les pratiques de l’urbanisme et de la construction publique : un lieu ne donne pas lieu (à sa destination) à partir de son seul schéma organisateur ; de même qu’un secteur piétonnier n’engendre pas nécessairement la rencontre, et de même que les « maisons d’architectes » ne sont pas spontanément des lieux d’habitation au sens intense du mot, de même une école, ayant réglé sa construction sur l’instruction, ne produira pas « de la vie » par des éléments de conception plus aérée, plus ouverte ou plus heureuse (ce qui, le plus souvent, se réduit d’ailleurs à quelques ornements dans le goût post-moderne). L’air, l’ouverture et le bonheur (si j’ose employer ce mot) ne peuvent venir que du dehors de l’école – mais pas d’un dehors importé et implanté par volonté dans le dedans.

Il n’en va d’ailleurs pas autrement pour n’importe quel lieu, et dans cette mesure la question des lieux d’enseignement n’est pas une question spécifique, au-delà des réquisits de la fonction d’instruction. Leur problème est inscrit dans un problème architectural et urbanistique général, qui touche aussi bien lesautres catégories de lieux. Aucun autre domaine sans doute (avec celui de la littérature narrative) ne manifeste de manière plus claire l’état d’une société ou d’une culture en suspens, qui ne schématise plus ou pas encore (au sens kantien d’une imagination anticipante et possibilisante) les formes de sa propre socialité et de sa propre signifiance.

Plus ou pas encore : nous sommes entre les deux, dans le passage sans schème de schèmes défaits à des schèmes inouïs, imprévisibles. Un tel passage est toujours marqué de manière prégnante par une mise en suspens – sinon en panne – de l’école : car l’école est toujours le condensé le plus net de l’état d’une culture sociale. C’est pourquoi, par exemple, l’histoire et la légende mêlées donnent les valeurs symboliques que l’on sait à « l’école de Charlemagne », au « lycée napoléonien » ou à l’« école communale » de la République. Chaque fois des topoi et des topologies de savoir et de sens organisent des institutions, leurs espaces, leurs bâtiments, leurs corps enseignants et leurs disciplines, ainsi que les statuts et les conduites des élèves : c’est le moment où cristallisent un lieu et un avoir-lieu d’école.

5. Le caractère public ou commun du savoir (qui va de la langue, bien évidemment, jusqu’aux techniques de toute espèce) ne constitue pas pour autant un savoir du commun en tant que tel (et en particulier des diverses conditions préalables – on pourrait dire, des transcendantaux, au sens kantien, voire des existentiaux, au sens heideggérien – qui sont apparues au passage, comme le caractère commun du savoir ou le schème de la jeunesse). Un tel savoir, au contraire, doit être élaboré et transmis de manière spécifique. Je ne parle pas d’une « sociologie », dont je laisserai ici le concept du côté des savoirs supposés positifs. Je parle plutôt d’une politique, et/ou d’une religion, et/ou d’une philosophie.

La question propre de la démocratie, quant à l’enseignement, est double. D’une part elle est la question de l’instruction telle que je l’ai effleurée (question des « éléments », et avec elle question des âges de l’élémentaire nécessaire – durée de l’enseignement obligatoire – et de plus en plus question des nécessités et des finalités à partir desquelles l’élémentaire peut être déduit). D’autre part elle est la question d’un accès à un savoir du commun (de l’être-ensemble) en tant que ce savoir devient une part constitutive de l’existence en tant que participation à quelque chose comme un sens ou une vérité.

Si la religion représente un tel savoir sur le mode d’un dogme ou du moins d’une certitude dont il est possible d’instruire les fidèles tout en les rassemblantpour des cultes qui sont la mise en œuvre de l’instruction (en un sens, les lieux de culte sont sans doute les moins affectés dans leur conception par l’état actuel de la culture ; en revanche, ils ne sont plus organisateurs de socialité ni de culture, sinon pour le seul for interne des Églises), le fait que la démocratie ne puisse avoir de religion civile définit immédiatement, pour le dire de manière provocatrice, l’impossibilité d’une instruction civique(dont on comprend en même temps de quel désir a procédé la dénomination). La question de la « religion civile », de son impossible possibilité voire de son infondable nécessité, demanderait de tout autres développements. Je la néglige, non sans relever qu’elle reste au cœur de notre affaire : l’écart du lieu de culte au lieu d’enseignement pourrait symboliser tous les attendus du problème.

Dès que la religion est écartée, la politique ne peut pas non plus prétendre instruire les citoyens, du moins de rien de plus que des conditions formelles du fonctionnement du régime (constitution, droits fondamentaux, modes d’exercice de la citoyenneté). Encore faut-il les instruire également de ceci, que toutes ces conditions sont justiciables de mise en question et de révision, voire de refondation. La politique ne peut donc définir qu’un enseignement par défaut, où le savoir ne peut être présupposé. Le savoir politique au sens strict (et non le savoir-faire du politicien), c’est-à-dire proprement le savoir du commun (ou le commun se sachant, conscient de soi) n’est pas affaire d’instruction, mais d’éducation.

La philosophie – qui n’est par hasard contemporaine de et consubstantielle à la démocratie – présente la nature et la structure d’un savoir non présupposé et non pré supposable. Elle ne représente rien d’autre que cette non-présupposition qui constitue, à la limite, le contenu ou le programme entier de sa discipline.

6. On comprend pourquoi la République a pu penser instituer une classe de philosophie obligatoire dans le cursus d’une instruction. Mais c’était présupposer une philosophie « instructible » (comme avait pu l’être, un certain temps, une philosophie dite sans hasard de l’École ou scolastique dont l’image (sinon l’entier contenu réel) supposait un savoir architecturé, fondé, et ordonné à l’instance ultime et à l’autorité de la théologie. L’histoire de l’enseignement philosophique à l’école depuis deux siècles [2] a été constamment traversée par des tendances ou par des tentatives en direction d’une philosophie normée et normative, alternant avec les tendances inverses : une philosophie de l’ouverture du sens critique, de la formation à la réflexion par soi-même. Autrement dit, c’est ici que se joue, en pleine institution, la tension sinon l’écartèlement entre une instruction et une autoformation. La situation, à cet égard, est devenue particulièrement délicate depuis une vingtaine d’années et c’est pourquoi l’enseignement de la philosophie fait l’objet des affrontements les plus tendus (dont la nature se répète d’ailleurs au sujet d’autres enseignements, et en fait, tendanciellement, de tous – y compris celui des mathématiques).

Je n’entrerai pas ici dans le débat sur cet enseignement. [3] Je veux seulement indiquer que c’est à travers son cas – à la fois exemple ou symbole, mais aussi révélateur ou catalyseur du problème général de l’enseignement démocratique – que la question du lieu d’enseignement prend son relief le plus accusé.

Il s’agit maintenant – on l’a compris – non plus de l’instruction mais de l’éducation. Educere, c’est conduire au dehors. C’est faire sortir d’un état, non pas pour mener à un autre, mais pour mettre sur la voie d’une sortie indéfinie. L’instruction peut avoir un terme (au moins un terme raisonnable, mesuré à l’efficience), l’éducation ne le peut pas. Être éduqué, c’est ne pas cesser de l’être à nouveau, de sortir de ce qui a pu s’établir comme acquis. Cela se passe d’emblée et sans cesse, non dans le lieu, mais dans la distinction des lieux. D’un lieu, en distinguer ou en discerner un autre, vers lequel quitter le premier. C’est cette incessante délocalisation qui lie, de naissance, philosophie et pédagogie : non pas la pédagogie de l’école, mais l’exercice d’un savoir (ou d’un amour-de-savoir, philo-sophia, où l’amour ou bien si l’on préfèrele désir constitue lui-même le savoir) qui est en soi une pédagogie, une interminable conduite de l’enfance hors d’elle-même. Et cela peut aussi consister… à mettre à la porte.

N’est-il pas alors bien remarquable que la philosophie n’ait pas toujours lié sa pratique à l’institution scolaire ? Dans l’Antiquité, la philosophie fondait ses « écoles » (ses modes et ses modèles), mais elle n’était pas à l’école. C’est un remarquable détournement de sens qu’ont subi, bien plus tard, l’Académie de Platon et le Lycée d’Aristote (nul hasard si l’école n’a pas repris les noms de Portique ni de Jardin !). Ces lieux n’étaient ni d’instruction, ni de vie, mais d’exercice de la pensée. (Ce qui, en ce temps-là, au-delà de l’école élémentaire, faisait encore école et avait ses lieux d’instruction, c’étaient les savoirs techniques, ceux des scribes, des ingénieurs, des médecins, des comptables. L’art oratoire se tenait sur la limite entre les deux registres.) L’exercice de la pensée demandait la skolé, c’est-à-dire le temps libre disponible pour cette occupation « libérale » – non servile – entre toutes. Le détournement du sens de skolé est sans doute le plus impressionnant de tous : il en reste bien clairement, pour nous, ce partage interne à l’école entre l’instruction et l’éducation, entre le lieu défini et la migration de lieu en lieu, elle-même illocalisable.

Après l’époque de la scolastique, la philosophie – de Bacon à Leibniz et Hume (je ne parle pas, bien sûr, des scolastiques attardés qui radotaient à l’université) – ne fut pas à l’école. Les lieux philosophiques du grand rationalisme et du grand empirisme, ceux aussi des « philosophes » au sens des Lumières, furent des salons, des ambassades, des palais ou des logis retirés… La philosophie ne revint dans l’école (mais tout d’abord dans l’Université) qu’à l’époque de Kant, et donc comme par hasard avec la démocratie naissante. Il n’est pas exclu que demain ne s’ouvre un autre âge, où la philosophie n’aurait de nouveau plus d’existence scolaire (elle a déjà, de fait, déplacé ses lieux, ou ses scènes). L’éducation démocratique pourtant n’y trouverait pas son compte – et que serait une démocratie qui ne s’éduquerait pas elle-même au savoir de ce qu’elle est (l’en-commun) et au savoir de ce que ce savoir lui-même est son propre désir ? [4]

7. Je ne conclurai pas. Je résumerai seulement au plus court. L’instruction a des lieux définis et séparés, mais encore faut-il savoir quelle instruction il faut dispenser. L’éducation enseigne le passage, le déplacement, voire l’errance sans lieu défini. L’école démocratique doit se localiser avec l’une et se délocaliser avec l’autre. Si le problème est bien posé, il semble que la tâche première soit de définir l’instruction et ses lieux : seulement ensuite il sera possible de ménager les ouvertures et les sorties par où le hors-lieu pourrait avoir lieu. À condition qu’il nous soit possible, aujourd’hui, de repérer et de définir l’instruction, d’en localiser les éléments.

Notes

[1Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, trad. Jean-Louis Backès, Paris, Gallimard, 1973, p. 100.

[2En France, où cet enseignement constitue un cas unique. Mais l’observation des autres pays conduirait par d’autres voies aux mêmes remarques.

[3Je préciserai seulement que je n’ai réellement aucune présupposition déterminée quant à la solution de son problème : maintien, transformation et suppression de cet enseignement (étant entendu que chacun de ces trois termes est susceptible de bien des interprétations…).

[4Il est remarquable que la psychanalyse, chez Freud puis chez Lacan, a rencontré de manière précise la même configuration problématique au sujet de l’enseignement de son propre savoir – et que par raison conjointe les questions du ou des lieux de l’analyse, de la formation et de l’école analytiques, aient jusqu’ici rejoué de manière très claire les mêmes problèmes, avec les mêmes enjeux. Il suffit de relire en particulier, de Lacan, La psychanalyse et son enseignement.