Give me another chance de Naples, Marco Rossi-Doria, « maître de rue »

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« Je fais le métier de maître ». C’est le titre du livre de Marco Rossi-Doria dont nous publions un court extrait. Il y raconte l’école de rue qu’il a inventée dans les quartieri spagnoli de Naples, et à laquelle il a fini par rallier l’institution scolaire italienne. Comment faire face quand des enfants nombreux désertent l’école ? En commençant par déplacer ses lieux.

« Quand j’ai pensé à Chance, j’ai pensé à give me another chance, donne-leur une autre opportunité ». Chance-maîtres de rue « maestri di strada » tel est le nom du projet dont Marco Rossi-Doria est à l’initiative, à Naples, depuis 1997. Instituteurdepuis vingt-sept ans, en Afrique, en Amérique, en France, il revient en 1993 à Naples, sa ville d’origine, pour exercer son métier, au centre de la vieille ville, dans les Quartieri Spagnoli. Là, nombreux sont les enfants qui ne viennent plus à l’école, très nombreux. « La dispersion scolaire est un horrible terme d’origine militaire communément utilisé pour indiquer que les jeunes abandonnent l’école obligatoire. Encore faible dans les classes maternelles et primaires, elle est plutôt concentrée au collège – qui est le segment de notre système scolaire où les facteurs de souffrance psycho-sociale coïncident avec la crise “ pré-adolescente ” : pas moins de 5 % des jeunes, taux scandaleusement haut par rapport au reste de l’Europe, abandonnent l’école ». Les jeunes fuient, vers le travail sous-payé et clandestin, au Nord comme au Sud de l’Italie. À Naples, dans les Quartieri Spagnoli, le taux est encore plus élevé. Comment enseigner dans une école où les jeunes ne viennent plus ? Comment renouer un lien avec ces enfants, qui sont là pourtant, dans ce quartier où lui-même s’est installé, comment les rencontrer dans la rue où ils vivent ?

Marco Rossi-Doria décide d’aller les y chercher. « Aller chercher ces enfants sur leur territoire, chez eux, en faisant médiation avec leur langue et leurs dialectes tout en conservant mon rôle d’éducateur, oui, aller les chercher un par un. Je ne dis pas tous… mais un certain nombre pour dire que c’est possible, pour mettre en évidence que, dans cette ville, il y a trois ou quatre mille enfants qui appartiennent à cette catégorie. Pour faire l’expérience professionnelle d’une authentique innovation. Pour se confronter avec les autres pays où cela arrive, et trouver ensemble les voies, même si elles semblent incertaines, difficiles et pourtant vraies, fondées sur la rencontre humaine entre adultes éducateurs et enfants pleins de vie et de possibilités, mais déjà à treize ou quatorze ans hors de tout circuit éducatif. Et parler avec les parents, et s’unir très étroitement au volontariat et aux services sociaux pour ramener à un parcours de formation véritable et neuf, fortement expérimental, ceux qui sont tombés de l’école publique ».

Marco Rossi-Doria s’invente « maître dans la rue », c’est d’elle qu’il sera enseigné. Mais les choses ne sont pas si simples et le sont à la fois. La rue, il l’arpente tous les jours, c’est dire qu’il retend obstinément, au fil d’un parcours qui serait trop long à retracer, les liens distendus entre les adolescents et l’école, c’est dire aussi qu’il inscrit le pari dans lequel il se lance au sein d’un projet qui exige que d’autres liens soient eux aussi raffermis, avec les interlocuteurs locaux, et avec les instances politiques et universitaires italiennes qui ont en charge l’éducation. À chaque étape, ministère et inspecteurs seront informés, voire convoqués à se rendre sur le terrain (ce qu’ils ne feront jamais) et amenés à participer financièrement – d’abord à partir du budget légalement dévolu aux initiatives propres à chaque école, puis de façon plus large à mesure que la reconnaissance du projet croît. Marco Rossi-Doria sera finalement mandaté par le ministère. Aujourd’hui le projet Chance a pris une ampleur considérable. Il réunit une équipe professionnellede soixante-dix personnes, enseignants, psychologues, tuteurs sociaux, psychanalystes, et concerne,à Naples, trois quartiers : au centre, le quartier espagnol, à l’est le quartier de San Giovanni, banlieue de tradition rouge et ouvrière, et Soccato à l’ouest, espace péri-urbain où il n’y a rien, ni magasins ni lieux d’agrégation sociale. D’autres villes s’y associent peu à peu, d’autres expériences d’école de deuxième opportunité apparaissent, s’inspirant de la méthodologie de Chance qui est étudiée actuellement à l’université à Palerme, Rome, Vérone, Milan.

L’école de seconde opportunité du projet Chance propose, sur trois ans, un « pacte » : « Nous travaillons sur la base du volontariat des enfants, on établit une sorte de pacte avec eux dont la condition est leur présence active. On leur doit de les considérer comme responsables. Ce pacte est renouvelé tout au long de l’année, les règles en sont élaborées avec chacun d’entre eux. Les travailleurs sociaux qui participent au projet prennent le relais quand l’école est fermée. » Chance s’adresse aux adolescents drop out du collège, signalés par les services sociaux et qu’il s’agit de ramener à l’école jusqu’à un équivalent du Brevet des collèges. « Beaucoup ont quitté l’école de leur propre initiative, après toute une histoire de conflits et de nombreux redoublements ; d’autres sont considéréscomme absolument imperméables et ont accumulé un nombre d’absences très élevé, d’autres restent cloîtrés chez eux dans un éloignement silencieux. Ce sont des jeunes piégés dans des situations où la pauvreté et l’exclusion sociale se mêlent à un cadre familial extrêmement problématique intégré dans un système de ghetto très marqué. Ils ont perdu tout contact avec le moindre parcours éducatif et vivent au sein de leur famille des situations de grande souffrance. Ces jeunes sont profondément attachés au quartier ou à la communauté ou à un groupe de leur âge avec lesquels ils partagent des codes linguistiques, des modes, des valeurs, des modèles ».

La première année est consacrée à l’acquisition du brevet, au cours de la deuxième année les adolescents effectuent ce qui leur reste de scolarité obligatoire « en renforçant l’alphabétisation de base et les compétences nécessaires à un citoyen actif, et en débutant des stages ». La dernière année est consacrée aux formations « selon les inclinaisons de chacun d’entre eux ». La méthodologie élaboréeau sein de ce projet a été le fruit d’un travail réunissant des professionnels des champs éducatifs et sociaux, et réajustée au contact des autres expériences menées en Europe. Cette « école de seconde opportunité » s’adresse aux 80 000 enfants que l’école italienne perd chaque année ; « c’est la population de Florence », et si c’est souvent moins clairement énoncé, en particulier en France où de réelles études statistiques font défaut, c’est le cas dans bien d’autres pays développés.La déscolarisation concerne de façon cruciale les quartiers en crise des grandes métropoles des pays riches. « Chez les enfants des ghettos urbains, sous des formes très différentes selon le contexte socioculturel spécifique de la vie de chacun, on observe un égarement au centre duquel il y a, peut-être, une extrême difficulté à structurer l’espace interne ».Président, au Conseil de l’Europe, du groupe d’étude sur les enfants non accompagnés dont le rapport a été consigné en 2002, membre de la Délégation du gouvernement italien à la session spéciale de l’assemblée générale des Nations Unies à New York de juin 2000 à juin 2002, Marco Rossi-Doria appuie sa recherche sur l’étude rigoureuse des liens entre cette déscolarisation précoce des adolescents et l’extrême pauvreté qui ne cessera ensuite d’être leur lot quotidien. Son hypothèse est celle d’une rupture qui aurait eu lieu il y a environ dix ans, laissant se constituer une culture adolescente autonome que ceux qui ont en charge « l’école »se refusent à penser. « Les enfants qui sont dans la rue sont pris en considération par le monde institutionnel en premier lieu à partir du risque d’insuccès qu’ils encourent en matière de formation, de marginalisation et déviance qu’ils courent. Mais ceux-ci accumulent aussi mille et mille savoirs et habiletés que le monde éducatif officiel peine à reconnaître et, dirait-on, craint, à tel point qu’il se fait rare qu’il parte de ceux-ci pour sa propre fonction de formation. »

Marco Rossi-Doria questionne de l’intérieur l’institution, souvent sur le mode pamphlétaire. Qu’en est-il d’une école qui s’écarte toujours plus de ce qui fonde la relation éducative et qui, au nom d’une exigence de rentabilité de l’apprentissage, rejette hors de ses murs les paroles des adolescents, leur savoir-faire, leur imaginaire ? « Ne pourrions-nous décider d’enseigner sur un mode qui partirait des exigences et des besoins, des problèmesà résoudre et non pas des bases de l’école déjà constituée ? » Crédits, circulaires, programmes et rénovations sont décidés sans aucune concertation, écrasant les enseignants. Les aménagements ou les réhabilitations des bâtiments où se déroule la scolarité des jeunes ne font l’objet d’aucun accord, « les enfants ne sont impliqués dans aucun choix, et ne peuvent en aucun cas investir les lieux de manière responsable ». S’ensuit la sempiternelleronde des déprédations et des sanctions. Convaincuque l’institution pourrait « se réformer elle-même » Marco Rossi-Doria en appelle à la prise de responsabilité de chacun, adultes et enfants, en faisant référence à la notion d’empowerment qu’il définit ainsi : « Cette voie n’a pas d’ambition totalisante. C’est une construction complexe qui établirait l’ensemble des connaissances, des modalités relationnelles, des compétences permettant à des individus et à des groupes de se donner des objectifs et d’élaborer des stratégies pour les atteindre en utilisant les ressources existantes. Cela implique que nous devons toujours voir les petits garçons et les petites filles comme des protagonistes possibles, des participants actifs et créatifs et non pas comme des objets de mesures et de dispositifs. » Il s’agit donc d’inventer avec les enfants un champ d’action commun « un pouvoir/power activé ensemble ». Sans éluder la fonction éducative des adultes, une telle orientation contraint ceux-ci à se mesurer à « ce que les enfants sont réellement avec leurs compétences, leurs souffrances, leur insupportable aussi », loin des modèles, au sein d’un travail éducatif vivant. C’est dans la logique de cet empowerment que travaillent les équipes de professionnels qui participent au projet Chance. Le travail à plusieurs, les réunions, la recherche de solutions voire d’inventions face aux impasses souvent lourdes auxquelles ils se heurtent, représentent une part conséquente de leur engagement. Les réunions de réflexion pédagogique et les réunions psychologiques fondées sur un protocole d’observation des enseignants alternent à raison de trois heures par semaine. S’y ajoutent celles au cours desquelles les activités de la semaine sont décidées et enfin, au moins cinq fois par an, des séminaires psychopédagogiques sur les différents aspects du travail. Ce travail d’élaboration soutenu, en équipe, a récemment donné lieu à la rédaction d’un livre : La scuola deve cambiare (L’école doit changer) [1].

« Toi, pourquoi fais-tu ce que tu fais ? » Le singulier de la démarche de Marco Rossi-Doria semble éclairé par cette question que lui posa Ephraïm Naana, l’un de ses jeunes élèves de Nairobi, avec qui il avait de longues conversations sur l’école. Cette question, qui ouvre son livre, publié en 1999 [2], traverse de part en part tout son parcours ; c’est la question du désir, de son désir d’enseignant, comme le dit le titre : Di mestiere faccio il maestro (Je fais le métier de maître). C’est à partir d’un vacillement, et du repérage très fin que ce vacillement a opéré pour lui, à plusieurs reprises au cours de sa carrière, que Marco Rossi-Doria a pu garder vif ce désir et réinventer sa rencontre avec ces jeunes de Naples où il revenait vivre après vingt ans d’absence. Ce vacillement signait pour lui un moment de non-savoir rendant possible la rencontre. La rencontre étant pour lui ce moment où il se trouvait « imbécile » devant des plus petits : « Imbécile, c’est-à-dire immaculés – sans bâton. Vient un moment où l’on doit créer la rencontre. Il peut être long, il peut être court, il est nécessaire avant de savoir ce que l’on doit faire en tantqu’enseignant et avant d’établir ce que l’autre peut faire avec l’enseignant. Il y a dans chaque rencontre un moment où l’on doit avancer sans bâton. »

Si le centre de Naples fut le berceau où le projet Chance put voir le jour, si aujourd’hui le projet peut, même de façon expérimentale, se poursuivre avec de nombreux professeurs de l’école publique et à l’intérieur des lieux mêmes de l’institution scolaire, l’histoire de Chance fut d’abord attachée à un lieu particulier qui permit que redevienne poreuse la frontière entre la rue et l’école. Ce lieu est « une seule pièce ouverte sur la rue », une simple pièce qui devint « le centre enfin trouvé de la cité ». C’est là que Marco Rossi-Doria posa une fois encore son bâton et décida « d’apprendre à nouveau son métier, de l’apprendre depuis le début » parce que, là, les enfants qui ne venaient plus à l’école « entraient simplement ».

Merci à Sonia Le Hir et Nicole Videau

Notes

[1La scuola deve cambiare (L’école doit changer), Anna Maria Ajello, Paola Di Cori, Lucia Marchetti, Clotilde Pontecorvo, Marco Rossi-Doria, Édition L’Ancora del Mediterraneo, Napoli, juillet 2002.

[2Di mestiere faccio il maestro en est à sa troisième édition, réactualisée et préfacée par Tullio Mauro. Un extrait de ce livre intitulé « Une école pour les enfants du XXIème siècle » a été traduit dans la revue Diogène n° 189, printemps 2000.