Une pièce unique ouverte sur la rue*

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Février mille neuf cent quatre-vingt dix-huit.

C’est une pièce qui s’ouvre sur la rue. La lumière pénètre par la porte. À certaines heures les rayons de soleil strient le monde et se posent sur le pavé en pierre lavique de la chaussée. À ces heures, si nous sommes assis au fond de ce local, et que l’on regarde dehors, la rue ressemble à une étroite ruelle vénitienne dans la scène encore vide d’une comédie de Goldoni, juste après le lever du rideau. Tout apparaît alors soumis, inerte. C’est le moment de quiétude. Mais pour peu de temps encore, car bientôt un entrelacs dense d’êtres humains va prendre corps.

Il y a une bibliothèque, un divan, une table, deux bancs, un téléphone, une autre bibliothèque plus basse. Sur les murs, accrochées sous verre, des affiches. À l’entrée, une cuisine. Je me suis adressé au siège le plus ancien de l’association de bénévoles. Tout le quartier le connaît, tout le quartier.

J’ai trouvé un appartement dans le quartier, au moment de revenir vivre dans ma ville. Je voulais donner un sens nouveau à mon métier. C’est pour cela que je suis revenu ici.

Le quartier se trouve au centre ville, donne sur le port et monte vers la colline. C’est une enclave populaire miraculeusement restée au milieu d’une métropole contemporaine d’Europe. Les mêmes familles y vivent, avec une grande continuité, génération après génération, pâté de maisons après pâté de maisons ; elles gardent une langue d’anciens maîtres des places et des rues, ainsi qu’une orgueilleuse mémoire de leur enracinement. Bien que ces dix dernières années la population du quartier soit passée de vingt mille à seize mille habitants, sa densité reste très élevée ; on s’en aperçoit dès qu’on passe sa frontière, très nettement marquée.

Un tiers de ceux qui vivent ici sont des enfants et des adolescents. Ils occupent en permanence les rues, sont les producteurs d’énergie, de désordre, de chaleur, d’impulsion, de surprise, de résistance. C’est un esprit indompté qui inquiète et sauve la ville. La vertu la plus grande de ces enfants et adolescents est la résilience. Ça vient d’un verbe latin qui veut dire rebondir, sauter en arrière. C’est le verbe resilire. La physique nous apprend que la résilienceest le rapport entre l’effort nécessaire pour casser une barre d’un certain matériau et la section de cette barre elle-même ; ce rapport représente la capacité des matériaux à résister aux heurts sans se briser. Depuis quelques temps la résilience est devenue une catégorie qui sert à désigner la capacité des êtres humains à affronter quotidiennement une situation existentielle précaire, alarmante ou menaçante – ou un état des choses qui garde à distance les occasions et les opportunités de la vie qui sont offertes à d’autres.

[…]

Pendant des années les bandes indigènes rivales se sont affrontées dans ces rues pour le contrôle du trafic de drogues et d’influence. Beaucoup en sont morts. Beaucoup resteront pour longtemps en prison. Toutes les choses en seront marquées et les échos le répercutent encore.

De nouvelles bandes essaient de rentrer ; elles viennent d’ailleurs, elles cherchent et tressent de petites alliances momentanées qui suffisent, parce qu’elles ne trouvent plus l’opposition d’autrefois. Quand elles la trouvent, d’autres vies tombent. Elles ont, en banlieue et dans la ceinture urbaine, leurs réserves d’hommes et d’argent. Elles veulent prendre la place de ceux qui vivaient ici, blanchir leur argent dans les activités du centre ville et, si possible, attirer à elles les affaires et les marchés que la ville promet.

[…]

Mais le quartier n’est pas seulement celui de la criminalité. Il a une tradition robuste et établie de production, ainsi qu’un réseau de services non négligeable. Tous vivent côte à côte.

C’est une pièce unique ouverte sur la rue.

Aux murs, il y a des affiches sous verre. À l’entrée il y a la cuisine. Je me suis adressé au siège le plus ancien de l’association de bénévoles. Tout le quartier le connaît, tout le quartier.

L’association s’occupe aussi de laboratoires industriels. Elle en soutient le développement ; elle en cherche les chemins. Il y a des préposés pour ça. Les personnes qui l’ont fondée ont été, pendant des années et par choix, ouvriers dans une petite usine de sacs du quartier. Ils savent de quoi elle parle.

Les manufactures du quartier produisent de la richesse et des occasions de vie nouvelle, mais elles respirent avec le souffle court de ceux qui, chaque fois, doivent remonter à la surface ; elles pourraient et, finalement, voudraient se montrer pour ce qu’elles sont : des savoir-faire manufacturiers – eux aussi résiliants, et pour cela vitaux – capables de croître. L’association veut les assister en cela.

Mais, surtout, l’association s’occupe des personnes.

Cette pièce unique ouverte sur la rue porte un nom. Il est inscrit, à côté de la porte d’entrée, sur un petit écriteau : « Guichet social ». C’est une définition volontairement dépouillée et qui rend petit tout ce qui est gros. Mais ce lieu est bien plus que cela. Il m’apparaît comme le centre enfin trouvé de la cité.

[…]

Je me répète que dans ce lieu je peux apprendre à nouveau mon métier, je peux l’apprendre dès le début. Ici les enfants jouent, entrent simplement pour se faire remarquer ou pour demander, attirer l’attention par des gestes ou des mots, perdre ou prendre du temps, ou poursuivre exactement ce qu’ils étaient en train de faire, ou faire du sport, peindre, modeler, ou faire les devoirs donnés par l’école – qu’autrement ils ne feraient pas – ou apparaître, sourire, dire une phrase, chercher un ami, plaisanter et repartir en courant.

Les gens continuent de faire leurs entrées, de parler et de chercher leurs voies. Et la dame mince qui est là préside et guide comme elle peut et comme elle sait.

C’est un lieu d’échanges, de passage, d’attente et de suspension, de dialogue, de conseil, de résolution.

[…]

Qu’est-ce qu’on fait ici ? On accueille – c’est la réponse que je me fais à moi-même. Mais il ne s’agit pas simplement d’un lieu qui accueille. C’est un siège intelligent et actif contre l’exclusion sociale. Plusieurs personnes y participent. Ce sont des bénévoles, ce sont des gens mal rétribués, comme cela arrive dans les organisations qui ne cherchent pas de profit ou de gain, et qui sont éparpillées – grandes et petites, partout dans ce pays.

C’est comme dans un art, qui s’est nourri, au fil du temps, d’expérience, et où on ne prétend pas à des miracles et où l’on ne rêve pas de renversements décisifs. Ici on s’en tient au possible – je pense – mais on le fait avec de l’imagination et avec de la continuité, depuis des années.

[…]

Mais tenons-nous aux faits : qu’est-ce qu’elles font, les personnes d’ici, pour les enfants et les adolescents ? Pour les enfants et les adolescents, qui sont ceux qui m’intéressent le plus, on aménage un gymnase et des laboratoires de création, on établit des cours d’ordinateur, de menuiserie et de bricolage, de photographie, on organise du volley-ball, du basket-ball, de la danse, de la gymnastique, du football, ainsi que des lieux d’étude et de jeux, tous les soirs. Il n’y a pas de barrières, il n’y a pas de contraintes préétablies : on peut rentrer, faire des choses avec les autres avec seulement le minimum indispensable de structure et d’organisation. Il y a de la place et des possibilités pour chaque un. Les portes sont ouvertes. Ils viennent directement de cette même rue qu’ils occupent la journée entière parce que ce local et les autres locaux de l’association adhèrent au reste de la vie. Ils ne connaissent pas de barrière. Il n’y a ni séparation ni cloisonnement. Les enfants occupent le lieu en continuité avec leur vagabondage, ou bien ils descendent de chez eux simplement pour être là. Les modalités et les règles sont indissociables d’un lieu partagé. Je me demande : ne pourrait-elle pas, l’école, ressembler un peu plus à cela ?

[…]

Oui cette pièce ouverte sur la rue est une école.

Celui qui enseigne dans une école – c’est ce que je pense – devrait toujours avoir un autre lieu pour apprendre ou réapprendre à son tour, comme s’il était à l’école.

Post-scriptum

* * Extrait de Di mestiere faccio il maestro, Ed. L’ancora del mediterraneo, Napoli 1999, pp. 123-131. Traduit de l’italien par Salvatore Puglia & Sonia Le Hir.