Le pari de la conversation du CIEN accueillir le « hors norme » dans le lieu de l’institution
par Philippe Lacadée
Face à l’impasse dans un établissement scolaire, quelle parole tenir ? Le pari dont il est ici question est triple : celui d’une « conversation » proposée par des psychanalystes, celui d’un chef d’établissement qui ouvre les portes de son école, celui d’enfants qui décident de s’aventurer dans cette rencontre avec leurs mots.
« Une classe était agitée et quelques enfants turbulents. J’avais connaissance des conversations du CIEN [1] sur Bordeaux et de leurs effets sur les enfants à l’intérieurde l’école. J’ai donc proposé mon école comme terrain d’expérimentation sur Paris. Il y a eu rencontre entre mon désir et la nécessitéd’aider l’institutrice de cette classe à ramener un peu de sérénité parmi ses élèves. Sur ma demande, elle s’est montrée immédiatement favorable et nous a ouvert sa classe » [2]. La porte de l’écolematernelle de Mme D.est ouverte, la conversation peut s’engager avec les enfants qui souhaitent y participer. D’autres, dans la même classe, suivent la maîtresse et la consigne d’activité qu’elle leur propose. Pendant que les premiers, qui sont restés pour faire la conversation, s’aventurent à prendre la parole, les autres jettent parfois un regard en coulisse ou s’approchent. Qui sont ces grandes personnes qu’on ne connaît pas et qui se sont assises dans la classe pour parler avec nous ? Et de quoi va-t-on parler ? De ce qu’on veut ! Un petit garçon qui ne viendra qu’au second rendez-vous a bien entendu que ce temps de conversation comprend une coupure : que ça s’arrête quand la grande aiguille de la pendule arrive sur le cinq. Dès qu’elle y arrive en effet, il le signale. La maîtresse s’étonne à la réunion suivante de ceux qui sont restés : ce sont ceux qui d’habitude,en classe, parlent le moins.
Depuis six ans, une dizaine d’établissements scolairesen France ont ouvert leurs portes pour qu’aient lieu dans leurs murs des conversations avec des enfants, des adolescents et des enseignants. Ces conversations sont l’objet d’un pari, le terme n’est pas indifférent : il signe que ce n’est pas gagné d’avance. Le CIEN n’intervient pas dans les établissements scolaires pour le bien-être de l’institution. Son intervention a une visée limitée, il ne s’agit nullement de proposerun projet thérapeutique. Le dispositif est simple mais exigeant : ces conversations sont une « offre de parole qui porte à conséquences ». Mais encore ? Le pari est celui de pouvoir soutenir ce que peut être une position de non-savoir, dans le cadre d’une conversation, et de permettre d’opérer un bougé grâce auquel l’institution peut se muer en un lieu qui sache accueillir le « hors norme ». Celui-là même qui confine certains sujets dans des conduites « hors discours » et des pratiques de rupture, de passage à l’acte, de violence verbale ou physique, d’absentéisme, etc., et qu’il s’agit donc d’inscrire dans un autrediscours. « Ce qui nous a étonnées, c’est que ceux que nous avions repérés comme des élèves agressifs avaient finalement besoin de ce moment pour parler. Cela fait deux ans que nous participons à ces conversations, nous nous rendons compte que les enfants sont très attachés à ces moments. Nous découvrons une autre nature, différente, de ces enfants agressifs mais aussi des enfants qui ne nous posaient pas de problèmes » [3].
Créé en 1996, le CIEN est une formation du Champ Freudien qui se réclame de l’enseignement de Lacan, c’est-à-dire de la psychanalyse en extension – présente dans le champ social et dans le champ de la culture – et c’est une précision de taille : elle signe ici ce qui se démarque radicalement de toute entreprise de psychothérapie. Pour la psychothérapie, le pari est en effet gagné d’avance dans la mesure où, du moment qu’on parle, ça soulage, ça fait du bien, pente dangereuse qui conduit à vider toujours plus la parole de ce qui la cause, à obtenir du sens même là où il n’y en a pas, à garantir un sens censé valoir pour tous – en écartant ce qui est en jeu pour chacun, en séparant le sujet de ce qui fait son incomparable, en niant ce qui fait sa singularité, c’est-à-dire ce qui, dans sa parole justement, se détermine de sa causalité psychique.
Travailler à réfléchir sur la façon d’être présents à l’école aujourd’hui, tel est donc l’un des paris tenus par le CIEN. Pas seulement avec des enseignants. S’y réunissent de façon plus large des professionnels de différentes disciplines avec un ou une psychanalyste, en petites unités de travail, appelées « laboratoires de recherche ». Chaque laboratoire se constitue à partir de la confrontation de l’un ou l’autre de ses partenaires à une impasse, un écueil dans sa propre discipline, écueil qu’aucun savoir établi ne lui a permis de dépasser. Une trentaine de laboratoires se sont créés un peu partout en France, d’autres existent à l’étranger (Argentine, Brésil, Belgique, Bulgarie), dans les registres du droit, dans les institutions scolaires, éducatives ou thérapeutiques qui accueillent des enfants ou des adolescents.
La présence d’au moins un psychanalyste dans ces laboratoires ne vise en rien à produire un savoir interprétatif émoussant l’arête que dessine chaque question dans sa singularité. Il ne s’agit pas de produire du savoir mais de rendre opératoire pour d’autres « du non-savoir dirigé vers le point où défaillent les représentations, les discours entendus, les faux accords, les évidences » [4] ; donc de créer un espace accueillant à l’énigme, au malentendu, aux pas de côté qui sont le ferment de la surprise, véritable poumon du sujet dans le lien social. C’était déjà le projet que Freud avait fixé à l’école : « L’école ne doit pas revendiquer pour son compte l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie [5]. » C’est ce dont il s’agit dans les conversations avec les enfants et les enseignants qui y participent, ce qui n’est pas sans surprise pour qui y consent.
Plusieurs de ces laboratoires travaillent donc avec l’institution scolaire et à l’intérieur de ses murs. Souvent, cette venue dans les bâtiments mêmes de l’école soulève des craintes de la part des élèves, des parents d’élèves et des enseignants, crainte d’introduire des « psy », voire – pire – de la psychanalyse dans l’établissement ! Cette venue ne peut que répondre à une invitation, comme ce fut le cas dans l’académie de Bordeaux, où, dans un second temps, un inspecteur est même allé jusqu’à intégrer ce projet dans les programmes de formation des enseignants du secteur. C’est très difficile de se présenter comme psychanalyste tout en ne faisant pas le travail d’un psychanalyste et très difficile de faire entendre comment cela peut fonctionner dans un tel projet. Quand un enfant est en crise on l’envoie « ailleurs », chez le psychologue scolaire, en CMPP ou chez le psychiatre ; là on propose tout autre chose, qui est structuré à partir du discoursanalytique mais qui ne le met pas à l’œuvre dans la situation, on propose un ailleursdans la parole. « Quand l’adolescent voit quelqu’un arriver en disant : je vais vous écouter et en plus vous comprendre,engénéral il est mort d’angoisse, d’abord parce qu’il se dit qu’onva deviner des choses que lui-même ne veut ni comprendre ni écouter, et en plus de ça il se méfie, à juste titre, du plaisir que prennent ceux qui les écoutent. Alors il suffirait peut-être de substituer à être écouté, le fait qu’ils s’entendent bien, car c’est très important pour les adolescents de s’entendre bien. Cela peut-être entendu de plusieurs façons s’entendre bien, ce n’est pas forcément se comprendre. […] Vous remarquerez d’ailleurs que l’on commence à se disputer quand on fait attention à ce que dit l’autre. Il y a peut-être un moyen d’entendre ce que l’on dit et de s’entendre bien, c’est ce que propose la psychanalyse qui est : entendez ce que vous dites [6]. » Une fois cette crainte franchie, les enfants et les adolescents qui décident de participer aux conversations perçoivent très bien que le moteur en est quelque chose qui a à voir avec le désir. Les adultes qui arrivent dans leur école et leur font cette offre de converser se présentent avec un désir de rencontre, un manque particulier dont ils témoignent par l’envie d’apprendre d’eux et avec eux. Les enfants ressentent alors le plaisir qu’on peut prendre à être surpris par ce qui se passe et par ce qui s’inter-dit, ce qui se dit entre eux, et avec ces adultes. Tout à coup, ça crée des espaces inattendus, on les voit qui discutent, qui s’animent, qui retrouvent le goût de la parole, qui s’écoutent et se découvrent, qui arrivent à la conversation suivante plus joyeux.
Pour qu’un tel espace s’ouvre à l’intérieur d’une école, maternelle, élémentaire, d’un collège ou d’un lycée, il est indispensable que ce soit quelqu’un de l’extérieur qui vienne dans l’établissement mener les conversations, même si elles peuvent avoir lieu en présence de l’enseignant de la classe. Il est indispensable aussi que les enfants y soient accueillis à partir de leur propre décision d’y aller. C’est à ces conditions ques’y joue un apprentissage nouveau de la parole, une mise au travail des mots dans leur articulation avec le pari d’en produire des effets de sujets inédits. En effet, la visée n’est pas ici d’écouter chaque sujet, mais d’obtenir le fait qu’ils arrivent à s’entendre parler seuls et entre eux.
Une telle rencontre dans l’école permet que s’invente un moment particulier. Le praticien de la conversation devient le lecteur des mots à la dérive : il peut lirece que la parole dit à partir de la productiond’expressionsdes adolescents. « Il ne s’agit pas de se donner de l’écoute jusqu’à n’en plus tenir debout, mais de prendre ce qui s’entend comme à lire, comme étant lié à la fonction de l’écrit [7] ». Par le biais du savoir nouveau qu’elle produit, cette rencontre permet un desserrage des identifications, renvoie chacun à ce à quoi il a affaire, démontre comment il en répond, comment il s’en débrouille ou comment il va s’en débrouiller, la rencontre permet aussi à chacun de découvrir une partie du « nom » de son échec scolaire, voire de tenter de se faire sujet de cet échec.
La conversation qui s’est déroulée, au fil de quatre rendez-vous, avec des adolescents d’un collège de Bordeaux illustre très bien comment émerge ce savoir nouveau. Au départ, le CIEN avait été appelé à intervenir dans ce collège, à la demande de la principale, pour une classe de quatrième signalée comme une classe « à problèmes ». Dans cette classe il y avait un problème de violence : insultes à professeur, violences verbales, dépressions des enseignants étaient devenues le lot quotidien. La rencontre eut lieu en deux temps. D’abord avec l’ensemble des enseignants, ce qui permit de dégager pour eux, au-delà de leurs plaintes, leur souci de ces élèves difficiles et en difficulté ; ce qui permit aussi de faire émerger le plaisir, souvent ignoré d’eux, de travailler avec ces élèves mais l’impossibilité de traiter le groupe en tant que tel. Peu à peu, les problèmes particuliers à certains des adolescents apparurent, le groupe devint moins uniforme et l’on se mit à parler de chacun, un par un. Dans un second temps eurent lieu les rencontres avec les élèves, à l’intérieur d’une classe, en présence d’un enseignant, plusieurs enseignants ayant décidé d’y participer. L’énigme du sexe put être abordée par les adolescents, avec leurs mots – les garçons disant de quelle façon « ça les travaille » et les filles expliquant justement que « ça perturbe les garçons ». En abordant, dans leur langue, cette question du sexe, ils ont pu éclairer comment l’agitation et l’insulte, qui n’étaient qu’un court-circuit face à cette énigme, étaient devenu le symptôme de cette classe. La violence fut peu à peu voilée par l’enjeu, pour chacun, de nommer ce qui était « hors norme », « hors discours ». Au fil des conversations et avec la sensibilité singulière de ces adolescents, cette violence s’est muée en une intranquillitérespectueuse de la différence de l’autre.
C’est à l’éveil de leur être que ces adolescents nous invitèrent en répondant à l’offre de parole qui leur était faite – en en relevant le pari. Et plus particulièrement encore, c’est l’éveil de leur sexualité et la recherche des mots pour la dire qu’ils trouvèrent à loger dans ce lieu inattendu que la conversation avait permis d’ouvrir pour eux à l’intérieur de l’institution scolaire.
Avec la collaboration d’Ariane Chottin
Notes
[1] Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant.
[2] Danièle Dumeaux, directrice d’école maternelle à Paris, in Terre du CIEN n°10, janvier 2003.
[3] Marie-Pierre Ribera, directrice d’école maternelle à Bordeaux, « La mise en place de la conversation », in Le Pari de la conversation, brochure 2000-2001, Le CIEN, Institut du Champ Freudien.
[4] Eric Laurent, « L’abandon de l’Autre et l’inscription du symptôme », in Les surprises du CIEN dans les économies de l’enfant, Actes du colloque du 20 juin 1999.
[5] Sigmund Freud, « Pour introduire la discussion sur le suicide », in Résultats, idées, problèmes, tome 1, Paris, PUF, 1984.
[6] Philippe La Sagna, « Conversation sur les conversations », in Le Pari de la conversation, op. cit.
[7] Jacques Lacan, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 504.