Vacarme 22 / Arsenal

l’État au miroir de l’attentat filmer le souvenir de la Fraction Armée Rouge

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Comment raconter le terrorisme et le secret d’état sans leur céder ? Pour évoquer l’automne allemand, vingt-cinq ans après, deux cinéastes ont choisi comme modes de récit l’histoire personnelle, l’itinéraire individuel, et le souvenir familial (Blackbox BRD, de Andreas Veiel, 2001, documentaire ; Carte d’identité, de Christian Petzold, 2000, fiction).

Le terrorisme est un acte de médiation : répandre la terreur. Voilà qui apparaît bien trivial. Le droit pourtant définit l’incrimination par un acte particulier : le meurtre est un type particulier d’homicide volontaire, le vol est un type spécifique de prédation, etc. Mais jamais les juristes de droit international public ne sont parvenus à définir le terrorisme par l’acte censé le caractériser. Le terrorisme, il faut y revenir, est l’acte qui vise la sidération au sein d’une collectivité par une violence portée en elle. Le terroristevise l’effet médiatique, qui est sa vraie arme : en 1932, au lendemain de l’attentat qui coûta notamment la vie au Président de la République Paul Doumer, Le Figaro annonçait : « Dès que la nouvelle fut connue à Paris, l’indignation gagna comme une traînée de poudre ».

Catherine Bertho-Lavenir [1] dresse ainsi le tableau des « âges médiologiques de l’attentat » ; chaque âge politique transporte, indissociablement, un discours, une arme, un média et un support : le pistolet des jacobins, véhiculé par la chanson et la feuille (estampe) ; la dynamite des anarchistes, amplifiée par la presse populaire illustrée (gravure) ; le détournement d’avion des gauchistes et des tiers-mondistes, porté par la télévision (vidéo et film). Régis Debray rappelle d’ailleurs dans le même numéro que c’est l’ajout d’une sirène stridente, appareil sonore sans aucune utilité militaire, qui faisait des Stukas de la Wehrmacht des outils terroristes et non plus des armes de crimes de guerre. Laisser l’attentat témoigner est l’arme du terroriste, sa définition.

Comment, alors, témoigner de l’attentat sans s’y laisser prendre, sans être pris au piège du terrorisme ?

En Allemagne, les premiers témoignages littéraires ou cinématographiques d’un terrorisme encore actif ne pouvaient échapper au registre de la dénonciation désespérée (Rainer Fassbinder et autres, en 1977 ou Margarethe von Trotta, en 1975 déjà) ou de la totémisation héroïque des terroristes, Justes perdus (Rainald Goetz, en 1988 ou Volker Schlöndorff, en 2000), ou de l’État, Léviathanaveugle (Volker Schlöndorff, en 1975 cette fois). Plutôt que témoigner du terrorisme, ils devenaient eux-mêmes témoignages d’une époque ; de celle traversée par cette ligne de front qui sépare, d’un côté, l’État et, de l’autre, le terroriste.

Aujourd’hui, le vingt-cinquième anniversaire de la mort collective de la « bande à Baader », survenue au plus fort du Deutscher Herbst de 1977 dans la prison de Stammheim, se déroule dans un pays qui a éloigné les deux spectres : la Fraction Armée Rouge n’a pas survécu à la chute de la RDA, qui avait abrité ses derniers rejetons, l’État fédéral allemand a levé l’état d’exception permanent, celui de ses années de plomb. Depuis 1998, l’illustre avocat des terroristes de Stammheim se trouve au cœur de l’État : Otto Schilly, l’actuel ministre de l’Intérieur. Temps est venu de témoigner.

Black Box BRD annonce un parallèle entre le directeur de la plus grande banque allemande privée, la Deutsche Bank, Alfred Herrhausen, et Wolfgang Grams, leader présumé de la « troisième génération » de la Fraction Armée Rouge, qui aurait procédé àl’assassinat du banquier en novembre 1989. Grams trouva à son tour la mort, en 1993, sur le quai d’une gare déserte d’Allemagne de l’Est, au cours d’une intervention policière obscure. Tout était à craindre de ce choix narratif, qui consiste en effet à présenter tout au long du film quelques images d’archives et, en parallèle, les récits des proches des deux protagonistes défunts. Tout annonçait l’enquête qui creuserait à nouveau la ligne de fronts.

À ce jour en effet, on ignore vraiment si W. Grams fut l’auteur véritable de cet attentat improbable, qui fit voler en éclat, à quelques centaines de mètres de chez lui, la Mercedes blindée de l’un des patrons les mieux protégés de toute l’Allemagne. À ce jour également, on sait qu’un témoin déclare avoir vu l’exécution, sur ce quai de gare, de Grams par un policier qui, penché sur son corps blessé, lui administra un coup de feu mortel à la tête.

On avait depuis longtemps cessé de s’intéresser aus auteurs présumés de l’attentat contre Herrhausen. Un témoin avait pourtant dénoncé quatre membres de la Fraction Armée Rouge, en 1991. Mais ce témoin, avait-on découvert, avait été agent infiltré par la police dans les milieux d’extrême-gauche francfortois, de 1982 à 1986 ; son contact policier l’avait à nouveau approché, en 1990, lui promettant 100 000 marks pour régler de sérieux problèmes d’alcool et d’argent, ce qui l’avait déjà poussé dans les bras de la police en 1982 ; l’appartement dans lequel il aurait abrité les deux principaux auteurs n’avait jamais logé d’autres occupants qu’un couple de retraités ; les indubitables traces de TNT dans la cave s’élevaient en réalité à environ un cent millionième de grammes ; lui-même avait ensuite été abrité, « pour sa sécurité », dans un hôpital psychiatrique à Goddelau. Trop heureux de s’en voir un jour libéré par deux journalistes, il s’empressa de leur révéler la mascarade, qu’un agent de la police judiciaire fédérale confirma peu après, anonymement.

Parallèlement, la personne de la victime, Alfred Herrhausen, ne se trouvait plus au-dessus de tout soupçon, au jour de sa mort. Quelques temps après la chute du Mur de Berlin, il avait annoncé que sa banque développerait une activité importante à l’Est, menaçant les banques américaines alors dominantes. Trois jours avant l’attentat, il avait d’ailleurs racheté la banque d’investissement Morgan Grenfell London, l’achat le plus important de la Deutsche Bank (DB) depuis 1945, qui renforçait sa position menaçante vis-à-vis des banques d’investissement américaines. Ces dernières, en effet, se trouvaient fragilisées par l’insolvabilité croissante des économies du tiers-monde, notamment d’Amérique latine.Or Herrhausen, au cours notamment d’une mémorable conférence de presse tenue en commun avec le Président du Mexique, avait subitement déclaré la nécessité de l’annulation de la dette, qui aurait alors menacé d’écroulement les banques d’investissement américaines, dont la DB se serait ensuite portée acquéreur, à vil prix [2].

Deux portraits parallèles, celui de Grams et celui de Herrhausen, deux figures aux traits alourdis de mystères. Blackbox BRD, pourtant, a déjoué le piège de l’enquête sur ce qui s’annonçait comme le récit d’un attentat d’État commis au prix d’un terroriste égaré et traqué. Aucun de ces détails n’est d’ailleurs rappelé dans le documentaire. Ni héroïsation des Justes, ni totémisation du Béhémoth. Car sans tracer aucun lien entre elles, le film déroule doucement deux biographies, deux vies allemandes de l’après-guerre. Celle de Wolfgang Grams, fils d’une modeste famille ouvrière, grandi à l’ombre du silence paternel sur les années du Reich et l’enrôlement dans la Wehrmacht, nourri de la dénonciation anti-capitaliste des années 1970. Celle d’Alfred Herrhausen, éduqué dans une école d’élite du régime nazi, ambitieux dans l’Allemagne du Plan Marshall au point de contracter un mariage d’intérêt qui le plaça à la tête d’une société parmi les plus avantageuses de l’époque, flambeur discret des bordels huppés de Francfort, marié, à nouveau, à une belle héritière, rencontrée au cours d’une partie de chasse aux États-Unis, avec laquelle il aura une fille, aujourd’hui à peine âgée d’une vingtaine d’années.

Le film ne dévoile pas deux versions complémentaires d’un complot d’État, mais laisse se dérouler deux pudeurs intimes. Le père de Wolfgang Grams raconte une rare et furtive rencontre avec son fils traqué, planqué dans un canton perdu de l’Est de l’Allemagne : ils étaient heureux de se revoir, ont goûté ces quelques moments, se sont mutuellement assurés de leur bonne santé, puis se sont séparés. Rien qui donne prise à la totémisation du terroriste héroïque, protégé par la pudeur d’un père que l’évocation de ce souvenir fait furtivement pleurer. Mais le père n’accuse pas. Il ne recherche pas le meurtrier éventuel de son fils, ne veut pas débusquer les circonstances de l’interpellation tragique. Voilà qui sans doute le dépasse et l’écrase. Comme l’écrasaient de leur évidence les raisons qui le poussèrent autrefois à se voir enrôler dans la Wehrmacht, sur le front de l’Est, et commettre des crimes de guerre sur lesquels, du reste, il ne dira pas plus ; mais dont il dit comprendre, au fond, qu’ils aient suscité le destin de son fils. Sa pudeur l’empêche aussi de s’élever à la dénonciation de l’État et de ses machinations. Violence symbolique, par laquelle l’État assoit sa domination, son évidence écrasante, sur les plus scolairement et socialement dépourvus des moyens de la critique ? Mais c’est précisément cette pudeur qui retient toute fascination à l’égard des complots et de l’État, et qui livre la violence politique à sa vraie histoire : celle du silence de crimes honteux commis en temps de guerre sur des terres lointaines, celle du silence de souffrances familiales, deux silencesdont il concède qu’ils durent se retrouver dans le destin isolé de son fils.

Tout autre est la pudeur de la femme de Herrhausen qui, elle, disposerait pourtant de toutes les ressources scolaires et sociales pour mobiliser toutes les enquêtes du monde. L’acte terroriste, elle le raconte d’une seule anecdote. Lorsque, peu après le départ de son mari dans un cortège de voitures de protection rapprochée, elle entendit l’énorme déflagration de TNT qui emporta une partie de la chaussée, elle se précipita vers le lieu de l’explosion et tenta de voir une dernière fois son mari, qui gisait alors blessé par une pièce métallique expulsée de la portière arrière droite. Durant de longues minutes, toutes sortes de gens sortis d’on ne sait où interdirent à cette femme d’approcher la voiture et son mari mourut d’hémorragie après être avoir été laissé huit à neuf minutes sans soins. On sait combien il est rare d’être le témoin direct d’éléments qui offrent prise à une dénonciation immédiate mais cette femme qui fut témoin direct de ces minutes de coupable négligence ne fit pourtant rien de son témoignage. Cet instant volé ne lui restera pas comme celui d’une machination assassine, mais comme la béance subited’une histoire personnelle, dont elle confie avec retenue la douleur. Voilà l’attentat et le secret d’État d’un coup déjoués par le souvenir d’une simple vie particulière.

L’attentat, qui mise sur la sidération produite par le coup subi, a pour projet, selon R. Debray, « d’hyperréaliser l’inattendu et de déréaliser la durée ». En l’espèce, les personnages si réels de Blackbox BRD opposent à la terreur et au complot la simple durée de leurs biographies respectives, qui immédiatement défait l’instant de l’attentat et vide le terrorisme de sa substance. La femme Herrhausen et le père Grams, eux que toute leur histoire sépare, refusent chacun de s’élever à d’autres sphères que celles des vies personnelles. Ils se libèrent ainsi de l’étouffement sous la figure du Complot, de l’État ou de l’Attentat, et protègent du même coup les spectateurs, à qui nul auparavant n’avait raconté ces histoires intimes, du fantasme de l’État et de ses secrets. Mais par cette pudeur même, par ces récits intimes, ils lèvent en silence un peu du voile qui recouvre tant l’État présent que les actes passés du père Grams ou de la famille Herrhausen : le secret. Si les témoignages d’il y a vingt ans cédaient à la fascination, Blackbox BRD dépose simplement ces deux récits dépouillés de toute fausse grandeur, qui disent un peu de l’histoire allemande et du quotidien de l’État.

À sa manière, c’est la même histoire que raconte Carte d’identité, la fiction présentée par Christian Petzold. Ce film magnifique de sobriété raconte en peu de mots l’itinéraire d’un couple d’anciens terroristes allemands qui cherchent à se procurer de faux papiers pour fuir au Brésil. Là, enfin, ils pourront libérer du silence leur fille, née il y a une petite quinzaine d’années, au cœur d’une histoire qui n’est pas la sienne. Leur vie de fuite et de refuges ne tient en effet que par la conservation du secret, que garantit le silence du père, de la mère, et de la fille.

Carte d’identité est le titre français du film Die innere Sicherheit : innere Sicherheit, sécurité intérieure, sécurité depuis l’intérieur. La sécurité de ce couple traqué par l’État allemand repose seulement sur le silence de leur fille, encadrée chaque instant par ses parents. Mais cette jeune fille n’est pas née au temps de l’héroïque face à face des terroristes et de l’État, dont elle ignore tout. Elle vit sa vie hors des voies tracées par ces parallèles. Le silence qu’elle a rompu n’était pas celui d’un secret d’État qu’elle aurait livré, seulement quelques détails de sa vie quotidienne racontés à un garçon rencontré sur une plage. Mais la veille de cette rencontre, ses parents s’étaient livrés à un hold-up, y avaient laissédes traces de sang. Quelques mots, quelques traces, et la vigilance de l’État, « nanophysique des indices évanescents » [3], embraie immédiatement sur l’assassinat, dans le but de faire disparaître les deux terroristes, de ne plus jamais rouvrir la boîte noire de l’Automne allemand. Dans Blackbox BRD, le récit intime déjouait la force d’attraction du secret et de l’attentat. Carte d’identité, au contraire, met en scène un secret qui rompt dans l’intime. Blackbox BRD donnait à voir la retenue de personnages qui souffrent d’avoir vu leurs histoires soudain rompues par l’État et l’attentat. Carte d’identité illustre tout en retenue la trame de l’histoire consanguine de l’État et de l’attentat qui se referme sur ce couple en fuite et leur fille.

Les deux films témoignent sur le terrorisme et le secret d’État, sans leur céder. Ils montrent simplement la force du silence, qui fait le ciment fragile de la continuité des vies individuelles, et de la continuité de l’État.

Notes

[1« Bombes, protes et pistolets », dans le 13e numéro des Cahiers de médiologie (2002), consacré à « La scène terroriste ».

[2Paul Kohl, « Das Attentat auf Alfred Herrhausen. Rekonstruktion einer Irreführung », Vorgänge. Zeitschrift für Bürgerrechte und Gesellschaftspolitik. 36,
septembre 1997, pp. 107-119.

[3Dominique Linhardt, « Demokratische Maschinen ? Die Vorrichtung zur Terrorismusbekämpfung in einem französischen Grossflughafen », Kriminologisches Journal, 2000, 32, 2, 82-107.