Vacarme 22 / Processus

Louis et nous Skorecki coupé en six

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Mollesse dans la critique de cinéma ? Ce n’est plus un scoop. Seuls les feuillets qui tuent de Louis Skorecki dans Libé font encore un peu de bruit. Génial ou dingue, les médecins hésitent. L’alternative n’est qu’un énième alibi de la paresse. Mieux vaut partir de ce que S. dit et répète : de son système. De là renaîtra peut-être – ni avec lui, ni contre lui – la possibilité d’une exigence critique.

2 août 02

Il y a cinquante ans, la figure du cinéaste telle que nous la connaissons n’avait pas encore été inventée. Le cinéaste n’existait pas. Il travaillait, mais il n’existait pas. Répéter cette évidence pour s’en convaincre. Oublier cela reviendrait à ne rien comprendre à l’art et à la manière du cinéma tel qu’il s’est intensivement pratiqué jusqu’au début des années 1960, avant l’irruption de la télévision et de la critique de cinéma… Ce monde du grand cinéma, le cinéma des artistes de l’ombre, des anonymes dont le nom, sous le titre, ne disait rien à personne, ce monde-là n’existe plus. Il n’existait, relisez ça deux fois, c’est difficile à comprendre, que pour autant que la figure du cinéaste n’avait pas encore été inventée, pour autant qu’il ne s’avisait pas de ressembler à ce qu’on allait bientôt dire qu’il était.

Brouillon, Skorecki ? Limpide au contraire. Assénant la même conviction centrale, tournant dans la même impasse, ratant / réussissant son évasion, depuis vingt-cinq ans au moins, par les mêmes ruses, parades et trucs.

Résumé du drame. Autrefois, le cinéma était grand. Pourquoi, comment, on se le demande encore. On sait néanmoins ceci : il fut grand tant qu’on l’ignora, le fut moins dès qu’on chercha à le dire et qu’il voulut s’aligner sur nos commentaires patauds. Aujourd’hui, le cinéma est tout petit. Demeure quand même la volonté de (re)dire ça, cette grandeur envolée qui régna en silence. Mais quelle parole saura rendre hommage vibrant et juste sans réitérer l’offense ?

Telle est l’impasse. Son haut mur s’élève sur le décret qu’avantça marchait parce qu’on ne savait pas que ça marchait. Vieille impasse : y piétinent depuis des lustres tous les fantasmes rétrospectifs d’innocence perdue.

Qu’importe : compte juste à ce stade de repérer chez S. une monotonie, plutôt qu’un délire girouette de dandy cinéphile. C’est elle qui commande son système – théories, mots d’ordre et trouvailles d’écriture. Elle qui le pousse à quotidiennementvarier sa danse rituelle dans Libétout en gardant l’ambivalence pour entrechat fondamental.Double takes, équivoques non dissipées, catégories duelles. Il faut en dénouer la tresse. Isoler dans chaque opposition une analogie, dans chaque rupture une continuité, dans chaque accusation une défense. Et inversement. Décrire, aérer, faire le tri. Hourras ou huées, le reste est sur Louis d’intérêt nul.

2 avril 98

On a revu ce film il y a trois mois, pourquoi y revenir ? Parce qu’il change à chaque nouvelle vision, comme tous les grands films, tout en étant pareil à lui-même, obstinément indicible. Il faut dire que le sujet réel des Trente-neuf Marches, au fond, c’est quelque chose comme la mémoire de lui-même, ce qui se perd et s’épuise au fur et à mesure qu’on le regarde et qui se rappelle à nous, in extremis, dans un souffle.

S. fait sa sauce de deux idées qui ont déjà beaucoup tourné dans les cercles cinéphiles. Vocation du cinéma à toucher le réel dans un scintillement sitôt atteint sitôt éteint. Extension de ce synchronisme impossible à l’Histoire elle-même : tout le classicismeserait un miracle constaté trop tard. Typiques de cette confusion sont bien sûr les Histoire(s) du cinéma de Godard.

Elle se célèbre chez S. dans un langage stable de la présence-absence. Minimal suggère une maigreur parfaite, transparence rêveuse et ralentissement frontal, grande déception monochrome surtout indiquent régulièrement la place blanche d’un refus de l’effet d’art qui fit l’art de l’écran. Pister vante la merveille cow-boy d’une écriture qui fut course-poursuite, chasse au trésor plutôt que sillon consciemment creusé. Et, dans une ingénieuse économie différée de la trace, fixe d’un même élan la tâche du critique : déterrer le trésor que devient a posteriori la piste elle-même.

Tout roule alors comme à l’entraînement. Lyrisme de l’oubli, mystique de l’hallu-ciné et du Film à venir, qui commence quand il n’en reste rien, dans une extinction éblouissante de clarté. Distribution de faire-part laconiques pour cinéastes surgis-disparus en un éclair : L’instant d’après, il est mort. Adoration d’Hawks, d’Hitchcock période anglaise, de MacCarey, de Walsh et Tourneur, l’un absolutisant l’affirmation, l’autre le retrait. Culte spécial des films terminaux, ceux que les dieux supervisèrent en zombies, l’esprit ailleurs ou un pied dans la tombe. El Dorado pour Hawks, Permission jusqu’à l’aube et Young Cassidy pour Ford, Distant Trumpet pour Walsh que S. apostrophe bellement : Comment a-t-on pu être toi ?… toi, vieux walshien de Walsh.

Conjointement, une stratégie plus large reconstruit matin après matin une position temporelle d’où tout film est saisi dans l’anticipation géniale ou le recyclage piètre d’un autre. S. y rêve mille enfances pour le cinéma, boucle ses boucles au futur antérieur – ou au conditionnel, selon le titre de son roman, Il entrerait dans la légende. Le généalogiste relèvera ici un lexique très touffu du pré (inaugural, prémonitoire, primitif…) et du post (obsolète, démodé, posthume…). Fera deux colonnes, à gauche les précurseurs, à droite les émules. S’étonnera d’une pareille obsession pour l’âge, les dates, les filiations. Puis, prophète à son tour, accrochera Lolitade Nabokov & Kubrick à l’angle saillant de la précocité et du sexe (cliquer ici pour accéder directement au bonus [Ça sent le sperme et la Javel entre les lignes]).

bonus [les cinéphiles de la classe 53 ; vous avez dit entropie ?]

Moins frais : l’indécrottable cinéphilie vinage et les saluts appuyés à l’auteur d’un dico rétrograde, l’ami Lourcelles. Lassent là, moins la rengaine du « c’était mieux avant » que l’insistance du duo début / fin, première / dernière fois : Ici commence et finit, etc. Symétrie facile, qui récuse toute histoireprogressive et range au placard noir de l’entropie les champions de l’usure (Scorsese, Pialat, Cassavetes). Aurore éternelle, clameur d’un « tout ou rien » où montent quelques accents cyniques. On aimerait être conservateur, des fois. Et si on l’était ?

8 décembre 98

Rappelons à ceux qui en douteraient qu’on milite ici pour une télévision en temps réel, hors sélection, hors programmation, dans laquelle la moindre image a ses chances. Revoir un navet un jour, un chef d’œuvre le jour suivant, une connerie en direct le plus souvent, c’est la seule manière de rester debout devant sa télé. Là, dans cet espace un rien dangereux, tout peut arriver. Tout ? Oui.

Fin seventies, S. râle dans les Cahiersque l’avant-garde des festivals français (Digne, Hyères, Trouville, Thonon-les-Bains, Toulon) échoue à retrouverle désordre qui, vingt ans auparavant, présidait aveuglément à la libre découverte des chefs d’œuvre du cinéma. Ce beau bordel, la télé le lui offre bientôt, tous programmes anarchiquement mêlés. À cet égard, rien n’a bougé depuis le brûlot punk de 1978, « Contre la Nouvelle Cinéphilie » (repris dans Vacarme 4-5, puis dans Raoul Walsh et moi). La télévision est le dernier endroit où quelque chose de la lucidité hallucinée de la cinéphilie d’hier est encore possible.

Fin nineties, S. révèle au monde la trahison / télé d’oncle Alfred. Souvenez-vous : vers 1955, le cinéaste prend dans la série « Alfred Hitchcock présente » des postures de maîtrise ébouriffante, devenant auteur-producteur-présentateur de quelques miniatures minimales. Comme toujours, il faut lire dans ces mots chance et désastre. Chance d’un rajeunissement sur petit écran du grand minimalisme à l’agonie. Désastre d’un virage qui précipite l’avènement de l’auto-promo vulgaire : introduisant en personne la série, Hitch y devient l’épais logo, la mascotte rigolarde de son art. Le post-cinéma, concept majeur, ne peut se comprendre qu’à l’intérieur de cette oscillation. Certes il désigne le cinémad’après (Hitch à partir de Fenêtre sur cour), qui réagit à la trahison / télé en sur-marquant à mort sa singularité : films qui s’enrobentet s’empâtent, frigidité story-boardée, coloriage étincelant, surlignage botticellien. Triomphe du cinéma filmé, comme dit S. à la suite de Jean-Claude Biette. Mais post-cinéma, ah, ah !nomme aussi bien l’après-cinéma, la télé qui continue en l’avilissant la déception monochrome.

Reprenons. La télé, pour S., c’est le no man’s landoù subsiste un peu du foutoir natif de la cinéphilie. C’est aussi le bocal domestique où surnagent les films d’antan. C’est surtout la limite, l’autre côté du cinéma et la chute en lui de toute limite : ce qui depuis cinquante ans l’accouple avec sa négation. Trahison / télé et post-cinéma, agents doubles d’une unique alliance assassine. Raisonnement tordu ? Reste que le chercheur qui travaille sur le sujet devra partir de là : mariage forcé, inclusion / exclusion, destins croisés.

bonus [peut-on faire un film qui soit l’équivalent visuel d’une chanson ?]

Cinéma & musique : né à l’aube des eighties, le thème pourrait d’ici peu supplanter Cinéma & télé. Comme celui-ci autour d’Hitch, il s’organise de Rio Bravo, glas du classicisme, premier et dernier film rock. Supériorité de la musique : c’est un art toujours capable d’apparition à répétition, d’éblouissement fondateur. Mais prudence : Hollywood brillantine Elvis… mêmemince, il est déjà obèse. Ouverture (vers une autre Amérique : Presley, Sinatra, Dylan) + renfermement du cinéma dans l’enclos de sa malédiction (grossir, bouffir, mourir) : c’est l’effet-S. Le biographe, se souvenant que Louis évoque plus d’une fois un passé de gros journaliste barbu, supputera ici une hantise personnelle de la graisse.

28 octobre 99

Le cinéma, c’est Bambi et Star Wars, Gentleman Jim et Popeye, Louise Brooks et Jayne Mansfield. C’est la bêtise, la vulgarité, l’intelligence, l’art, le commerce. Le cinéma, c’est une photo volée, une partie de flipper, un soldat de plomb. C’est une princesse, une femme à poil, un extraterrestre, un âne. C’est une partie de tennis, un film d’Hitchcock, un navet de Truffaut, une couillonnerie mal dessinée de Walt Disney.

Énumérations, questions, trios d’adjectifs ou de substantifs, noms propres (au besoin ridiculisés en noms communs : eastwooderie, briandepalmisation…) définissentle style d’S. S’y exacerbent certains traits du dernier Daney, avec qui il débuta, dont il fut longtemps l’ami très proche, et à qui l’oppose, ça crève les yeux, une parfois revancharde rivalité post mortem. Vitesse folle, concision suraiguë, haute-voltige, subjectivité outrée, jokes privées ou publiques.

Les unit davantage encore une passion pour le récit. Daney, qui identifiait la critique à l’exigence d’un « bien décrire », la décentra dès les early eighties vers des procédés de plus en plus narratifs. S. partage avec lui l’art, à l’influence aujourd’huisi écrasante, d’inscrire évaluations et slogans dans l’espace d’une fable brève qui leur donne voix et vivacité, et simultanément les crypte au point de paraître volontiers les réserver. Gags et subtilités d’écriture, revendication d’une position gentiment perverse ont chez eux mission de produire le twistsingulier de théorie et de narration qui retrouve le charme d’une leçon proférée ou chantée au creux de votre oreille. Critique-ritournelle, où le deleuzien pistera l’énigme d’un autre rapport cinéma / musique.

Chez Daney, le récit importe aussi de la vie les métaphores aptes à éclairer les films, dans un mouvement qui en retour les oriente vers ce dehors dont ils ont tant besoin pour ne pas périr d’asphyxie. Chez S., il place en tête l’impulsion d’un « Il était une fois » qui tente de réaliser en le renouvelant chaque jour l’accord idéal du toujours jeune et du toujours définitif. Son roman, sorte de journalisme total, empile 2 323 séquences, autant de dépêches expéditives, à peine moins d’histoires d’amour et de mort contées en une ou cinq lignes, deux pages au maximum. Chaque chronique de Libé déroule en accéléré un générique choc qui met tout entre guillemets et à tout donne égalitairement la vedette : cinéastes, acteurs, images, péripéties, désirs, programmes, rumeurs. Narrer fournit à S. l’élan généreux qui casse et refait autrement les hiérarchies du cinéma – de son histoire, mais aussi de chaque film dans l’invocation déréglée de ses attributs nombreux.

bonus [Skorecki est plus clair, je t’assure]

Jeune homme naît à l’automne 1998. Lui succède Claire, star loquace et chaude de Raoul Walsh et moi. Puis, depuis septembre 2002 : Gaston, Guillaume, Philippe, Josy, Julie, Julie, Anne, Albert. Vers 1987, Daney avait signé six articles sous forme de dialogues entre un film et lui. Les saynètes d’S. vont dans le même sens : parodie façon vaudeville ou sitcom du bavardage culturel et d’une conversation qu’on sait rompue avec le cinéma. S’y ajoutent : satire de l’hystérie ado, jeu avec son aura de journaliste le plus aimé / haï de France. Ainsi que, au sein d’une négociation générale entre mauvaise et bonne parole (on y arrive – cliquer ici pour y aller tout de suite) : le match de Jeune homme, cinéphile mâle à qui il est conseillé de ne jamais parler de cinéma, contre Claire, qui peut tout dire, car nulle fille n’est cinéphile – les filles n’existaient pas en 1957.

4 mars 99

Se contredire à quelques jours de distance, c’est plus douloureux, on peut y perdre la santé, mais c’est peut-être la seule manière de rendre compte en direct de l’effet-cinéma (ici l’effet-Hitchcock), drôle de va-et-vient entre la crise de nerfs et la déception amoureuse. La cinéphilie, au fond, sera schizo ou ne sera pas. On ne réfléchit à ce qui fait l’essence d’un film que par le biais du monologue, en radotant, en se contredisant, en se sentant surveillé.

Ce qu’il trafique, S. le baptise encore ragot, drague théorique, réflexion occasionnelle, autoparodie. Un jour il élit ce film-ci le plus beau du monde, demain celui-là, hier telle douzaine d’autres. Chronique huit fois Les Trente-neuf Marches, organise des semaines Tourneur et des mois Ford. Retourne sa veste ou l’enlève, change d’avis ou se recopie. Paresse, monomanie, foutage de gueule ? Pourquoi pas. Il y a plutôt dans son système une nécessité de la feinte : elle seule préserve la vigueur du cinéma. Ici et ailleurs, c’est pareil, non ?L’étudiant en 7eart comparé se penchera sur une sélection de rapprochements surprise : John Huston / Stanley Kubrick, Daniel Gélin / James Mason, Amélie Poulain / Ally MacBeal, MacCarey / Hitchcock + Guitry.

Mais à quel titre dresser autant le style ? Parce que le cinéma est juste un méchant jeude mots. Parce que, disait Daney, on n’écrit pas sur les films sans se casser les dents sur le fait qu’il y a déjà de l’écrit dans l’image. On ne traduit pas des plans en phrases, on s’engage dans un processus de dé-, de ré-écriture. On coud les uns sur les autres des rébus, on franchit des rampes, selon deux petits mots que Daney affectionnait. On jette ses lignes à cheval sur deux domaines. Et si d’aventure on s’appelle Louis S., on maltraite et cabre sa monture.

Le même milite pourtant pour les pauvres motset les idées bêtes. À propos de Young Cassidy et de Frontière chinoise : Il n’y a rien à en dire. On n’en dira donc rien, en cherchant les mots justes. C’est qu’il n’abandonne pas pour autant la certitude non moins tenace que toute parole est parasite au cinéma. Fidélité double, qui ordonne une chorégraphie d’esquive et d’enflure, et livre la vérité de son comique. Les chroniques d’S. vacillent de l’ironie propre à toute critique (qui est simple collection d’hypothèses) au burlesque du parcours accidenté de l’écran vers la page, jusqu’au grotesque achevé de salir les films par un caquetage inepte.

Seule issue certaine : la formule, sans doute sa plus spectaculaire conquête. C’est au moins trois choses. Le looping qui voudrait égaler la fameuse extinction éblouissante de clarté. L’ouverture d’une zone d’indiscernabilité entre film et commentaire. Le pur enchaînement de mots dont le tracé arrête pour un instant toute appréciation. Best of du jour : dandysme limace de Ricky Nelson. Onirisme mitraillette de Walsh. Promiscuité poisson de Preminger. Minimalisme follement concierge de Rohmer. Tourista créatrice à décoiffer un dinosaure de Spielberg. Et, gratuit : Avant de se lancer dans la sauce vinaigrette, Paul Newman était un prince.

bonus [ça sent le sperme et la javel entre les lignes]

Sur le cul, les formules d’S. vont loin. Chez Walsh ou Tourneur : ahurissement poudré, déculottage lyrique, ambiguïté queer. Ça loue un érotisme sans pipeau, évident et secret. Daney admirait la bisexualité de Cary Grant et le bassin de John Wayne, S. peint le Duke en drag queen, Gary Cooper en travelo, Jerry Lewis en travesti, Marlene Dietrich en gouine. Mais voilà le nœud : travestissement ou métissage disent aussi l’horreur, world maniérisme, sitcomisation, matellisation. À trop partouzer, les différences ont pâli. Mondialisation puis privatisation des affects ont tué le cul véritable. Je te touche, tu me touches, mais ça reste entre nous, hein ?(Lars von Trier, Wong Kar-wai, Friends). Puritanisme 2000, branlette de nonne. Nouvel effet-S.

avril 01

Dans un premier temps, il fallait accréditer l’idée que l’auteur d’un film, c’est le cinéaste. Et dans un second temps, faire de la propagande pour une autre idée – Godard l’a reconnu sur le tard –, à savoir que l’auteur, le vrai, ce n’est pas tant le cinéaste que le journaliste en train de l’inventer, là, en direct, cette connerie de politique des auteurs… Puisque le maniérisme et le post-cinéma triomphent, il est temps de passer à la postcritique. Le héros de demain, mort ou vif, sera le journaliste.

Résumé du drame (bis), le même vu de l’autre côté. 1950 - 2000 : inversion des polarités, défaite du cinéaste qui œuvrait en silence, victoire du (post)critique qui parle bruyamment en son nom et pour sa gloire personnelle. Évolution qu’S. épingle ou encourage ? Les deux : par perversité kamikaze, démission ou héroïsme, le plus profond, chez lui, est peut-être l’incapacité à choisir entre dénonciation du mal et tentation de s’y inclure afin de ne pas être le seul à geindre. Cela aussi fouette le style, ce mélange de hargne et de joie qu’il met à se mordre constamment la queue.

On aurait donc tort de faire semblant. L’urgence n’est pas de se prononcer pour ou contre Skorecki. C’est cette alternative-là qui confine au délire – comme s’il occupait par rapport à nous une position d’extériorité. Mieux vaut lui appliquer ce qu’il écrit de Godard : Quand le cinéma [la critique] va mal, il ne voit pas comment échapper tout seul, dans son coin, à cette maladie. Mais alors on demandera : pourquoi le lire ? Pour cette raison-là, précisément : son système, diagnostics aussi bien que symptômes en série, présente aujourd’hui le meilleur tableau clinique de notre situation.

Se dégagent ainsi quelques enseignements élémentaires valables pour tous. Son prestige intact de grand vétéran prouve que nous ne sommes pas sortis des années 1950, de la cinéphilie mythique et de la Nouvelle Vague. Ses expérimentations tous azimuts, combien nous continuons d’évaluer les films avec quatre ou cinq outils, toujours les mêmes – et combien la politique des auteurs, en gagnant, a aplati les perspectives, empêché que se raconte dans toutes ses dimensions l’épopée, l’aventure intellectuelle du cinéma. Son échec à joindre efficacementles deux bouts – sagesse de l’ancien, excitation de celui que requiert encore le nouveau –, à quel point la critique est devenue bancale. Quant au passé du cinéma : académisme pieux, clichés certifiés authentiques, perles éternelles. Quant au présent : montée en puissance d’une subjectivité qui n’est pas un gain démocratique, mais l’abandon de toute ligne dans un journalisme-performance histrion et captif de la figure NV elle-même de l’écrivain raté. Tel est aussi le coup dur qu’accuse S. : la critique n’a jamais été aussi raffinée et virtuose, et cependant elle n’a jamais été aussi avare en programmes concrets.

C’est bien sûr comme vous le sentez. Chaque matin, vous pouvez entre café et lavabo contempler dans le miroir-Skorecki le relookage dernier cri de la vague catastrophe alentour. Vous pouvez aussi sans complaisance ni masochisme en tirer les conclusions qui, comme on dit, s’imposent. De toute façon, vous n’échapperez pas à la fatalité. Tant que durera l’éclatement de la critique en mille petits talents célibataires, c’est Louis qui en demeurera l’indétrônable numéro un – à la fois gâchette plus rapide, arbitre plus chevronné et plus jolie cible de l’actuelle compétition de ball-trap.