Vacarme 22 / Chroniques

Morbus ipsa senectus

par

Dans la rue les hommes ne la regardaient plus. Elle n’avait jamais été belle, mais une certaine qualité de son corps, à la matière ferme et un peu excessive, difficile à contenir dans les vêtements, lui avait souvent attiré les regards. Depuis quelques années ce n’était plus le cas. Ça n’était pas arrivé d’un coup, mais progressivement : tout d’abord avaient disparu les regards des villes du centre et du nord, où la richesse avait réduit depuis longtemps les commentaires sexuels, les réservant aux vraies beautés. Puis ça a été le tour des grandes capitales, Paris et Berlin, – à Rome en fait c’était déjà arrivé un peu avant, parce qu’elle était d’un genre qui plaisait plus à l’étranger qu’en Italie – et maintenant on ne la regardait même plus au sud, à Naples ou en Sicile, bastions de la sexualité frustrée, où presque tout ce qui était féminin apparaît désirable. Elle n’avait pas encore fait l’expérience des pays arabes. Jeune, elle était gênée, parfois effrayée par ces regards : elle se rappelait encore du visage de l’homme qui avait fait semblant de lui mordre le sein dans une rue du Vomero. Comme la plupart des femmes, elle avait cru que la liberté commencerait avec la fin de ces petites violences, méfaits dérisoires et devenus ordinaires, qui réclamaient quand même des attitudes inhabituelles : s’accroupir sans jamais se pencher en avant lorsqu’on porte une mini jupe, ne pas oublier son soutien gorge en été, etc. Mais maintenant les regards qui ne lui étaient plus destinés s’étaient comme retournés et collés à l’intérieur, encore plus implacables et prêts à souligner – avec la même volupté que celle qui suivait les courbes du corps – les marques et les affaissements de la peau, les vaisseaux éclatés sur les jambes, le blanchissement des cheveux.

On ne vieillit pas régulièrement, lui avait dit son père : de temps en temps se produisent des chutes, inattendues et irréversibles. Comme si les modifications hormonales se concentraient autour de quelques points de la vie, accélération, stagnation. Chaque accélération était un point de non-retour. À quarante et un ans, son corps s’était effondré, vaincu par l’effort qui l’avait maintenu jusque-là. Cela avait coïncidé avec la certitude qu’elle n’aurait pas d’enfant. Si elle avait eu un conseil à donner aux autres femmes, elle leur aurait suggéré de passer ce cap enceinte ou avec un petit enfant, pour prolonger de quelques années l’insouciance.

Jusqu’à présent elle croyait que la différence entre les hommes et les femmes n’était qu’un lieu commun. Un fait, qui à force d’être répété devenait une irréalité voire un mensonge. Les lieux communs ont la propriété de ne toucher que la surface imperméable de la peau, mais s’ils s’avèrent, étonnent par leur violence. À présent, elle savait que la différence des sexes existait vraiment : entre les hommes et les femmes et non entre les mâles et les femelles, comme sa proximité avec les chats le lui avait appris. Elle avait lu quelque part que parmi les mammifères, seules les femmes et les éléphantes étaient ménopausées. À présent, elle savait que les femmes vieillissaient avant les hommes, pour ce qui est de leur corps en tout cas. Pendant les rapports sexuels, il lui arrivait souvent de penser que les questions essentielles entre hommes et femmes n’étaient qu’une affaire de temps. Imprégné de temps, le plaisir des hommes suivait une ligne droite, prête à s’interrompre, à s’arrêter selon la courtoisie ou la nécessité, puis reprenant son cours vers sa fin, l’atteignant inexorablement. Du point A au point B. Comment peut-on, se demandait-elle, continuer à éprouver du plaisir alors qu’on ne peut oublier la fin ? Pour elle les choses étaient différentes : elle ignorait quand commençait et quand finissait son plaisir, il était là ou pas. Si ça se passait bien, elle avait l’impression de pouvoir continuer indéfiniment, sa force augmentant au fur et à mesure. Les hommes s’épuisaient, elle jamais. Chaque fin lui paraissait imposée, et même dans les circonstances les meilleures subsistait le doute de pouvoir recommencer, si quelqu’un le voulait, son corps serait-il capable d’inventer une nouvelle force, pour s’épuiser encore plus. Aucune femme ne connaissait sans doute la mesure de ce « plus », pour cela elle aurait dû multiplier à l’infini le nombre d’hommes. C’était sans doute ce rapport singulier au temps, une certaine éternité contenue dans leur plaisir qui rendait le corps des femmes si altérable. Comme une peau claire qui ne supporte pas le soleil parce qu’elle ne connaît que les ombres du nord, les corps des femmes étaient surpris par le passage du temps comme par les pires intempéries.

[…]

Les deux heures d’avion qui séparaient Bruxelles de Florence n’étaient pas les mêmes que celles du train entre Rome et Naples ou celles passées à regarder un film d’Ozu. Elles étaient plus longues. Le corps avait la mesure interne de la vitesse et savait de façon évidente que le temps de l’avion était artificiel et inhumain. Temps accéléré que le corps était capable de mesurer et traduire grandeur nature, c’est-à-dire de surface, comme il pouvait traduire grandeur nature les petites maisons, les collines et les fleuves vus d’en haut.

Cette mesure interne du corps était sans doute l’effet d’une comparaison entre soi-même et le reste. De fait, il se produisait avec le temps ce qui se produisait dans l’enfance, avec l’espace. Les distances semblaient énormes comme si elles étaient toujours rapportées à la taille d’un enfant, à la longueur de ses jambes et de ses pieds. Se rendre dans la rue d’à côté, pour voir le nouvel appartement dans lequel elle allait habiter quand elle aurait cinq ans, lui semblait un très long chemin, et la perspective dont elle ne voyait pas le bout, une montée infinie, de même les maisons à cinq étages, l’imposante école de ses grandes sœurs. Aujourd’hui, au contraire, les villes n’étaient faites que de petites rues toujours plus courtes et plus étroites comme si son corps n’avait jamais cessé de grandir suivant le mouvement du temps. Pourtant un jour – ses parents le lui avaient montré – l’espace recommencerait à s’agrandir et même les petites distances deviendraient beaucoup trop grandes pour être traversées à pied.

Son corps avait une mesure interne. À sept, huit ans, elle regardait les magazines de ses sœurs déjà adolescentes : les mannequins lui semblaient des adultes, presque vieilles, des mères. Encore maintenant, après tant d’années, elle se souvenait parfaitement de l’une d’elles, blonde au nez un peu aquilin : elle avait l’air d’une dame de quarante ans alors qu’elle ne devait en avoir que vingt-cinq. La publicité des produits ménagers à la télévision, lessives, couches, biscuits, était faite par des mères sans âge et asexuées. Puis, non loin de ses quarante ans, ces femmes dans les journaux et ces ménagères à la télé, avaient commencé à rajeunir et à récupérer toute leur sensualité. Aujourd’hui elles étaient devenues des jeunes filles en fleur, parfois si jeunes, qu’elle finissait par avoir honte comme si les magazines montraient des photos érotiques d’enfants. En fait la pédophilie n’était que le résultat du vieillissement généralisé de la société qui regardait la jeunesse avec des yeux presbytes. Même les années étaient devenues plus courtes. Non parce que les changements étaient rares et l’ennui envahissait tout. Non parce que l’attente avait cessé d’attendre l’homme de sa vie ou la première grossesse, mais parce que les années s’écoulaient à des rythmes différents, objectivement différents.

Une amie lui avait donné une explication qui l’avait provisoirement convaincue : puisque le temps n’est qu’une comparaison ou une relation, chaque fragment, une année, un mois, un jour, était rapporté à l’ensemble de la vie vécue. Pour un enfant d’un an donc, une année est sa vie tout entière et un mois la douzième partie. Pour un jeune de vingt ans, une année est la vingtième partie de sa vie tandis que pour un vieux de quatre-vingts ans, une année est quatre fois plus courte que pour ce jeune. Même le temps nécessaire, celui de la grossesse par exemple, se raccourcissait avec l’âge. Sans expérience dans ce domaine, elle n’était pas seule à le penser. Quand, à quarante-quatre ans, son amie avait accouché à terme de son troisième enfant, beaucoup de ses proches lui avaient demandé s’il ne s’agissait pas d’un prématuré.

Mais après ce voyage en avion elle était définitivement persuadée que le temps n’avait aucune mesure objective et qu’il changeait en fonction de la vitesse – c’est-à-dire de l’âge – à laquelle la vie s’écoule. Les années ne cessaient de se raccourcir, maintenant Noël arrivait juste après l’été et le carnaval au printemps, comme si les deux hémisphères se rapprochaient de plus en plus. En revanche, les années passées et futures n’étaient que des durées indéterminées qui s’allongeaient ou se rétrécissaient selon les cas. Si quelqu’un avait deux ou trois ans de plus qu’elle, la différence devenait dérisoire, mais prête à s’étirer face à quelqu’un de plus jeune. Ceux ou plutôt celles qui avaient deux ou trois ans de moins qu’elle habitaient dans un univers lointain et encore paisible. Le présent et le futur n’avaient pas la même mesure : le passé proche s’hypertrophiait, le lointain se contractait en un point. Le futur lointain – dans dix ans, dans vingt ans – était une durée infinie, le proche, l’année prochaine était déjà là. Les quarante-trois ans qu’elle avait à présent étaient déjà les quarante-cinq ans qu’elle aurait en l’an 2000 et les quarante-deux ans de l’année dernière était déjà sa jeunesse perdue. Peut-être ne s’agissait-il que d’une rigoureuse méthodologie qui consistait à conformer l’âme au pire.

Post-scriptum

Traduit de l’italien par Suzanne Doppelt et Antonella Moscati