Une lettre de Philippe Corcuff
Lyon, le 13 septembre 2002
CherEs amiEs de Vacarme,
Je souhaite exprimer quelques réactions quant à votre intéressant numéro de l’été 2002 (n°20) consacré notamment à l’analyse du 21 avril et de ses suites. Je ne reviendrai pas sur les analyses sociologiques de Stéphane Beaud, Annie Collovald et Frédérique Matonti, qui me sont familières et avec lesquelles je converge largement. Je voudrai tout d’abord clarifier les malentendus que l’article de Michel Feher (« Les divisions de la gauche mouvementée ») fait planer sur mon article paru dans Libération le 10 mai 2002 (« Répondre aux barbaries par une nouvelle social-démocratie »). Feher assimile ma position à celles qui rabattent l’antifascisme sur l’anticapitalisme et écrit : « Une pareille antienne est développée par Philippe Corcuff – Libération du vendredi 10 mai – pour qui seule “la promotion d’une version rénovée du clivagede la justice sociale” est en mesure de résorber le “clivage national-racial” dont se nourrit Le Pen. Autrement dit, un “mouvement social” requinqué et soutenu par les forces politiques “vraiment” de gauche serait la condition nécessaire et suffisante pour faire reculer le Front national » (p.38). Cette présentation ne correspond pas à mes cadres intellectuels, et ce pour plusieurs raisons :
L’hypothèse d’une compétition entre un « clivage de la justice sociale » (riches/pauvres, patrons/ouvriers, etc.) et d’un « clivage national-racial » (Français/étrangers au sens des apparences « ethniques ») prend sa source dans les problématisations constructivistes des groupes sociaux (Edward P. Thompson, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Gérard Noiriel, etc.) s’inscrivant en rupture avec la pente économiste des différents marxismes (voir le chapitre 4, « Construction des groupes et catégorisation sociale », de mon petit livre sur Les nouvelles sociologies, Nathan, 1995). Dans cette perspective, les clivages dominants dans une société seraient liés à un double travail symbolique et politique d’unification relative d’intérêts divers à partir des expériences quotidiennes des acteurs. Si la contre-révolution libérale a été un facteur de recul du « clivage de la justice sociale » et d’avancée du « clivage national-racial », ce n’est pas l’élément exclusif ni même principal, selon moi. Les luttes symboliques (autour des représentations les plus légitimes) et l’activité politique (de représentation politique) ont un rôle primordial. Par ailleurs, le processus de racialisation n’est en rien réduit à l’exploitation économique, puisque je précisais dans Libération que « le travail de politisation porté par le FN s’est de nouveau branché sur des processus quotidiens d’ethnicisation traversant des secteurs populaires délaissés, voire méprisés, par la gauche gouvernante ». C’est parce que la double question de la racialisation et du fascisme ne se réduit pas pour moi à l’anticapitalisme que j’ai appelé clairement à voter Chirac au deuxième tour dans Charlie Hebdo.
Ce que je suggérais comme pouvant être « une version rénovée de la justice sociale » ne renvoyait pas « en dernière instance » à une analyse économique du capitalisme, du libéralisme et de la mondialisation, mais à une sociologie de la pluralité des modes de domination et de leur imbrication complexe dans une formation sociale donnée, dans le sillage notamment des conceptualisations de Pierre Bourdieu. J’écrivais ainsi : « La perspective d’une autre répartition des richesses devrait s’élargir au-delà de la seule inégalité économique : inégalité hommes/femmes, ressources culturelleset scolaires, dimensions symboliques (possibilités d’accès à la dignité et à la reconnaissance), capacités d’intervention politique, qualité de l’environnement et de l’alimentation, etc. » Et j’ajoutais comme autres pistes (non exclusives) : la nécessité de « répondre aux défis de l’individualisme contemporain » comme d’« intégrer un mouvement social issu de l’immigration ».
Ces réflexions s’inscrivent dans un cheminement intellectuel déjà ancien d’éloignement vis-à-vis du « marxisme » et d’abandon de la notion de « dernière instance » (que jouerait l’Économique sur le reste des rapports sociaux) et même de la catégorie philosophique de « totalité » (et de son corollaire socio-politique : « le système »). C’est notamment ce qui me sépare théoriquement de la grande majorité de mes camarades de la LCR (voir mon article dans Critique communiste, la revue de la LCR, intitulé : « Le pari d’une social-démocratie libertaire, entre totalité quasi-divine et émiettement post-moderne », n°159-160, été-automne 2000). Pour moi, il n’y a pas uncapitalisme (au sens principalement économique) qui structurerait « en dernière instance » la plupart des rapports sociaux, mais des capitalisations (économique, certes, mais aussi culturelle, politique, etc.) et des dominations (dont la domination masculine, la domination hétérosexuelle, la domination raciale, etc.), à la fois autonomes et en interrelation dans une formation sociale. C’est pourquoi il y a aujourd’hui un enjeu intellectuel et politique important à (re-)penser du global en s’émancipant de la prétention à saisir « la totalité », et donc sans écraser la pluralité. Par exemple, Michael Hardt et Antonio Negri ne me semblent pas relever ce défi dans Empire, dans la mesure où ils se contentent de juxtaposer la « dernière instance » marxiste (du côté du Capital/Empire, l’Empire étant une sur-totalité, car n’ayant même plus d’extérieur) et la pluralité d’inspiration nietzschéenne (du côté de la Multitude). Si la double inspiration marxiste et nietzschéenne avait permis d’interroger les impensés de ces deux traditions intellectuelles (comme les facilités marxistes de « la dernière instance » et de « la totalité », d’une part, et les risques d’émiettement nietzschéen, d’autre part), les résultats auraient pu être davantage heuristiques. Les pistes de Michel Foucault dans L’archéologie du savoir (Gallimard, 1969), appelant, contre les totalisations resserrant « tous les phénomènes autour d’un centre unique », une généralisation qui « déploierait au contraire l’espace de dispersion » (p.19), me semblent plus suggestives. Peut-être que le vocabulaire politique de la gauche radicale devrait remplacer des termes comme « unité » et « unification » par des mots comme « convergences », « coordination » ou « traduction » (pour emprunter une notion à la sociologie des sciences de Michel Callon et Bruno Latour, qui a des proximités avec la notion d’« intercesseurs » chez Gilles Deleuze).
Mais si j’ai dit plus haut que ce numéro de Vacarme est intéressant, c’est que ce genre de malentendu y est périphérique. Je voudrai souligner deux points particulièrement cruciaux pour l’avenir de la gauche en général et de la gauche radicale en particulier. En premier lieu, Michel Feher propose une analyse éclairante des cristallisations en cours autour du conflit israélo-palestinien, en introduisant une distinction « entre deux visions du “mal” sécrété par la modernité : celle qui privilégie le racisme colonial et celle qui privilégie le racisme génocidaire » (p.41). Les réponses dogmatiques, les hésitations ou les silences au sein de la gauche radicale vis-à-vis des guerres en ex-Yougoslavie ont aussi été symptomatiques de ce problème. Feher a raison d’avancer qu’on ne peut pas « laisser l’herméneutique anti-génocidaire aux libéraux » (p.44). Peut-être est-il temps de reconsidérer les repères éthiques pouvant servir d’appuis à la double critique du racisme colonial et du racisme génocidaire, et en particulier un humanisme qui se serait débarrassé de la figure abstraite, intemporelle et uniforme de l’Homme. Un autre défi se dessine ici : la ré-invention d’un humanisme différent de l’humanisme classique, dans le sens où il intègre les critiques philosophiques et sociologiques de cette figure traditionnelle, sans abandonner la notion d’« humanité » comme horizon régulateur. Ici Maurice Merleau-Ponty et Claude Lévi-Strauss m’apparaissent plus utiles que Foucault, sans parler de la rhétorique radical-chic de l’« humanisme anti-humaniste » ou « post-humain » de Hardt et Negri.
Enfin, je voudrais saluer l’effort d’auto-analyse critique réalisé par Pierre Zaoui (« La vie à tous les étages : à propos du peuple et des minorités »). Ce qu’il tente avec lucidité pour « la gauche minoritaire » n’est presque jamais fait par « la gauche généraliste » (y compris les organisations minoritaires de cette « gauche généraliste »). Une piste me semble avoir, tout particulièrement, une grande portée pour la redéfinition de la gauche radicale : « Il est donc peut-être temps d’en finir avec ces grands rêves des années 1970 qui opposaient mouvement à organisation. » (p.33). Là encore, la survalorisation du constituant par rapport au constitué chez Hardt et Negri dans une politique sans parti (ou même anti-parti) passe à côté du défi, comme la focalisation traditionnelle de nombreux secteurs de « l’extrême-gauche » sur les moments de « crise » et d’effervescence et leurs difficultés à penser les ambivalences du routinier, des habitudes, de l’institutionnalisation ou de la gestion en se libérant du geste exclusif de la diabolisation.
J’espère qu’un débat pourra se prolonger entre nous autour de ce que pourrait être une gauche radicale et sur les outils intellectuels les plus adéquats dans cette perspective.
Philippe Corcuff