Pratiques militantes

Obscures, les règles d’interpellation des institutions européennes le sont plus que toutes autres. Comment s’adresser à elles, lorsqu’au suffrage, mode premier du lien politique, elles n’accordent qu’une part de simple figuration ? Sait-on, par exemple, interpeller sans parlement, ou si peu ? Sait-on, au fond, parlementer avec des représentants déliés de tous représentés ?

Nous avons voulu interroger quelques unes des associations entrées dans l’arène européenne. Comment procèdent-elles ? Comment s’en saisissent-elles ? Les mobilisations de masse dans des enceintes bornées par l’élection et la destitution se transposent-elles par exemple sans encombre à l’échelle européenne ? Partagées entre lobbying et manifestation, réseaux et agoras, expertises et mises en cause, les pratiques militantes de saisie de l’Europe ouvrent peut-être à de vrais moyens de faire de la politique.

Nous avons adressé un questionnaire à quelques collectifs qui se sont frottés à l’Europe, sur leurs pratiques d’interpellation et d’intervention, à quelques uns de ces collectifs qui, locaux ou mondiaux, professionnels ou universels, revendiquent une part du politique d’Europe.

1. Quels sont pour vous les enjeux d’une action politique au niveau européen et pourquoi vous êtes vous engagés à intervenir auprès de l’Europe, de ses institutions, à cette échelle, dans cet espace politique ?

2. Quelles sont les pratiques que vous avez développées afin de mener à bien une action à l’échelle européenne ? Quelles sont les cibles privilégiées de vos actions (Parlement, Commission, Conseil, etc.) ? Quels sont les outils auxquels vous avez recours ? Quelles sont les alliances que vous sollicitez ? Quelle articulation voyez-vous entre l’action à l’échelle européenne et celle au niveau national ? Quels types de relation entretenez-vous avec les responsables des institutions européennes ? Comment votre action semble-t-elle perçue ? Quelles appréhensions avez-vous des actions politiques qui peuvent être menées au niveau européen par les mobilisations opposées ?

3. Quels sont pour vous les défis à relever par la société civile au niveau européen ? Quels sont les problèmes qui se posent, les lacunes à combler ou les propositions qui peuvent être faites ?

Greenpeace

Greenpeace est une ONG qui lutte contre les problèmes écologiques les plus critiques : protection des océans et des forêts anciennes, abandon des combustibles fossiles et promotion des énergies renouvelables pour arrêter la perturbation du climat planétaire, désarmement nucléaire et fin des contaminations radioactives, élimination des substances chimiques toxiques, prévention de la dissémination des OGM.

1. De manière très pragmatique, l’Union Européenne constitue de plus en plus le niveau d’action pertinent pour les citoyens français ou européens déterminés à agir dans le domaine de l’environnement.

Les politiques environnementales nationales sont la déclinaison des politiques élaborées au niveau de l’Union. La France n’étant pas vraiment un modèle, ses politiques environnementales se sont considérablement enrichies par ailleurs par l’apport desautres États membres, en particulier du Nord de l’Europe. Enfin l’Union Européenne apparaît souvent sur la scène internationale comme affichant dans ce domaine des positions plutôt progressistes.

La prise en considération de l’échelon communautaire est donc d’abord fondée sur une analyse très pratique des mécanismes d’élaboration des décisions. Elle correspond aussi à la conviction qu’on peut dans cet ensemble géopolitique construire un mode de satisfaction des besoins et des attentes qui ne nuise pas aux autres sociétés, dans le reste du monde, qui n’hypothèque pas la satisfaction des besoins des générations futures.

2. Nous travaillons à l’échelon européen comme nous travaillons aux autres échelons, national ou international, en mettant en œuvre un mixte d’actions de confrontation, d’expressions et de mobilisations publiques, et d’opérations plus classiques de lobbying. Notre stratégie consiste à construire des rapports de force en s’appuyant sur les acteurs industriels ou institutionnels qui sont prêts à engager les changements que nous préconisons. Dans ces alliances peuvent figurer les États membres qui nous paraissent plus progressistes que d’autres.

La dimension internationale de Greenpeace permet de dessiner une carte européenne des tendances sur chacun des sujets que nous abordons : à partir de cette « carte » nous définissons les stratégies de confrontation et de lobbying les plus adéquates. Il n’y a pas de méthode standard et nous adaptons nos stratégies àla thématique traitée. La seule règle de méthode est peut-être de bien connaître nos interlocuteurs et de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas des ennemis a priori – Greenpeace n’a d’ailleurs pas d’ennemi «  a priori  ». Quand une entreprise ou un décideur fait des choses intéressantes pour l’environnement, nous le disons. Si le même décideur ou si la même entreprise opte pour des pratiques préjudiciables, nous le dénonçons.

3. La société civile européenne doit relever deux types de défis. Il s’agit pour nous aujourd’hui de positionner nos messages, nos attentes et nos campagnes dans la dimension spécifiquement européenne, au sens où nous devons veiller, en même temps que nous poussons nos différents sujets sur le terrain environnemental, à favoriser la construction d’une Europe de la démocratie, de l’émancipation des individus, de respect des autres, de l’environnement et des générations futures.

L’autre défi serait de prendre en considération les tensions internes à l’Europe (relations Est-Ouest, préservation des acquis en matière de services publics, repérage des meilleures pratiques pour les développer et les systématiser…), de façon à construire un espace européen marqué par la recherche de l’équité, de la paix et de la solidarité. Et de promouvoir dans le même mouvement une ambition européenne sur la scène internationale, susceptible de porter au-delà des frontières européennes des initiatives de solidarité, un modèle d’éco-développement effectivement soutenable, et de contribution à la paix.

Sandro Mezzadra

Sandro Mezzadra est enseignant à l’Università degli studi de Bologne, est membre de la «  Table migrants  » des forums sociaux italiens.

Mon engagement politique s’est concentré ces dernières années sur la question des migrations et de la condition des migrants et des exilés. D’un point de vue très général, je crois que ces thèmes obligent à réfléchir sur un point souvent considéré comme marginal dans le débat politique : les frontières de la citoyenneté européenne, qui est en train de voir le jour de façon contradictoire. Les mouvements migratoires qui défient quotidiennement le régime de contrôle des « frontières extérieures » de l’Union Européenne défini par les conventions de Schengen et de Dublin, nous rappellent combien ces frontières sont arbitraires, et nous mettent au défi de penser de façon innovante le rapport entre Europe et Monde : cela me semble un enjeu fondamental à l’ère de la globalisation.

Comme beaucoup d’activistes qui travaillent avec les migrants d’Europe, j’ai souvent pu vérifier que les institutions de l’Union Européenne (en particulier les divers comités issus du traité de Schengen, mais aussi le Conseil et la Commission elle-même) sont les principales responsables d’une harmonisation des politiques migratoires de chaque pays membre dans un sens restrictif et répressif. J’ai donc participé sans relâche aux contestations de sommets comme ceux de Tampere (octobre 1999) et de Séville (juillet 2002).

Une part significative de mon engagement politique est consacrée à la création des conditions d’une coordination efficace des groupes qui se battent pour les droits des migrants en Europe. Même si les positions critiques à l’égard des institutions européennes prévalent à l’intérieur de ces groupes, il faut souligner que la critique ne tourne jamais autour d’une opposition « nostalgique » (nationaliste) au processus d’unification européenne, mais considère plutôt celui-ci comme un état de fait qui ouvre aussi sur une série d’opportunités positives. Les tentatives de construction d’une opposition européenne aux politiques migratoires européennes font même montre d’une attention toute particulière au nouvel espace public européen, et d’une volonté de le qualifier positivement à travers l’action des mouvements sociaux.

Et donc, de plus en plus fréquemment, les interlocuteurs vers lesquels nous nous tournons ne sont pas nationaux, mais européens (en particulier la Commission et le Parlement de Strasbourg), et les plates-formes qui sont élaborées à l’intérieur de luttes et mouvements « locaux » s’inscrivent dans un plan plus général, qu’on peut définir comme celui de lacitoyenneté européenne.Il faut aussi remarquer que, presque toujours, ces mêmes instances bureaucratiques de l’Union Européenne (auxquelles j’ai personnellement eu à faire, comme activiste et comme chercheur), sont beaucoup plus attentives aux questions liées aux migrations que les instances bureaucratiques équivalentes à l’échelle nationale.

Avocats Européens Démocrates (AED)

Confédération de syndicats et d’organisations d’avocats ayant un même idéal démocratique, constituée en 1987. L’AED entend défendre les droits des citoyens en préservant l’indépendance des avocats à l’égard de tout pouvoir, politique, social, économique ou ordinal. Elle entend aussi, sur le plan international, faire respecter les droits de la défense. Elle œuvre également afin que tous les justiciables aient accès aux recours juridictionnels, nationaux et internationaux.

1. Les enjeux actuels auxquels est confrontée l’AED sont directement liés aux modalités de la construction européenne. Tout d’abord, c’est dans le cadre du « troisième pilier » mis en place par le Traité de Maastricht de 1992 puis maintenu par le Traité d’Amsterdam de 1997 sous le titre de « Dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale » que s’élaborent désormais les normes pénales européennes. Mais ce par le biais d’une coopération intergouvernementale d’où sont exclus tant les Parlements nationaux que le Parlement Européen, ce qui se traduit non seulement par un déficit démocratique mais également par un coup d’arrêt à l’intégration européenne telle qu’on la connaissait jusqu’à présent avec le « premier pilier » (voir page 35).

Il est urgent de mettre un terme à cette dérive en instaurant un contrôle démocratique fort, sous peine de voir se multiplier des textes élaborés par les seuls exécutifs, tels que la Convention Europol, entrée en vigueur en 1998, ou la décision-cadre du Conseil européen du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, textes dont les conséquences sont préoccupantes quant aux droits et libertés fondamentales garanties par la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme. Nous pensons, comme le dit le Parlement Européen dans un rapport de 1999, que « le déficit judiciaire du troisième pilier et du système de Schengen (…) n’est pas le fruit d’un oubli mais d’un choix politique précis ».

Ensuite, il est essentiel que les travaux actuels de la Convention sur l’avenir de l’Europe ne soient pas confisqués par un petit nombre d’experts, pour ne déboucherin fine que sur le plus petit commun dénominateur des différents systèmes des États membres. L’AED fait siennes les réflexions du ProfesseurSupiot : « Pour que l’Union Européenne cesse d’être une simple communauté d’États et devienne une société politique, il faut qu’un consensus existe sur les valeurs fondatrices de cette société, c’est-à-dire sur des principes à valeur constitutionnelle dans lesquels tous les Européens soient susceptibles de se reconnaître ».

2. L’action de l’AED prend différentes formes. À l’instar de ses organisations membres, l’AED s’est donné pour objectif d’intervenir à l’échelle européenne, voire internationale, auprès des diverses institutions. En janvier 1999 elle a rencontré à Strasbourg les nouveaux membres de la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour débattre avec eux du nouveau règlement intérieur de cette juridiction. En avril 1999 elle a rencontré à Bruxelles Francesco De Angelis, Directeur de la DG 20 (Direction Générale des Relations extérieures) de la Commission Européenne, pour un examen critique du « Corpus Juris portant dispositions pénales pour la protection des intérêts financiers de l’Union Européenne », qui prévoit entre autres la mise en place d’un Parquet européen.

L’AED organise chaque année des colloques sur un thème d’actualité : en octobre 2000, « La convention Europol : l’émergence d’une police européenne ? » ;en juin 2001 un colloque à Berlin sur la Charte des droits fondamentaux adoptée quelques mois auparavant à Nice ; en octobre 2002, l’AED et le MEDEL (confédération européenne d’associations de magistrats) se sont réunis à Bruxelles pour analyser la décision-cadre du Conseil européen du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme.

Le rôle de l’AED est également pédagogique vis-à-vis des organisations nationales membres, qu’elle informe régulièrement sur les textes européens en cours d’élaboration ou d’ores et déjà adoptés. Pour reprendre l’exemple de la décision-cadre du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme, il est clair que les nouvelles infractions visées dans ce texte se retrouveront rapidement dans les législations nationales des États membres. Il s’ensuit qu’une réaction limitée à l’échelle nationale et déconnectée de l’échelon européen n’aurait aucun sens.

Enfin l’AED a également pour mission de soutenir les éventuelles actions menées par ses organisations membres. C’est ainsi qu’en février 2003 elle a soutenu le projet de référendum initié par le syndicat des avocats italiens, tendant à l’extension du droit à la réintégration du salarié licencié abusivement.

3. Face à la mondialisation la société civile doit désormais définir les éléments fondamentaux de son contrat social. Nous sommes convaincus qu’il existe une spécificité du modèle européen reposant sur le principe de solidarité. L’affirmation d’un tel modèle européen doit désormais échapper aux seuls « spécialistes » et faire l’objet d’un débat au grand jour. En d’autres termes, l’enjeu est celui de la réappropriation du politique par les citoyens de l’Europe.

CABIRIA

CABIRIA travaille depuis 1993 dans deux directions : des actions de santé sur le territoire de la prostitution lyonnaise (prévention du VIH/sida, des hépatites et de la toxicomanie ; accès au séjour et aux droits sociaux), et un programme de recherche sur le travail sexuel associant, à parité, prostitué(e)s, personnels de santé et chercheurs.

1. Dans nos actions de prévention/santé sur le terrain, nous travaillons avec des jeunes femmes prostituées venues des pays de l’Est (depuis 1999) et d’Afrique anglophone (depuis 2000). Face à une attitude des autorités de plus en plus répressive — au niveau gouvernemental avec la loi sur la sécurité intérieure, comme au niveau local avec l’arrêté municipal anti-prostitution pris en août 2002 par le maire PS de Lyon –, il est important de faire passer nos idées au niveau européen en nous alliant avec des associations de pays plus ouverts (Espagne, Italie, Belgique par exemple). Ceci nous permettrait de contourner la loi Sarkozy et de discréditer la politique française vis-à-vis de ses partenaires.

De même que nous luttons pour leur régularisation en France, nous aidons les prostituées étrangères à acquérir des qualifications. En effet, comme nous savons qu’un retour dans leur pays d’origine –le plus souvent sous contrainte de nos polices – n’améliorera en rien leur situation, il nous semble opportun de permettre qu’elles retrouvent une expérience positive de leur processus migratoire en favorisant leur accès,via la régularisation et le soutien, au marché de l’emploi et à la formation en France. Elles pourraient ainsi ensuite, si elles le souhaitent, retourner plus fortes dans leur pays, et participer aux changements pour l’ensemble des femmes, par une nouvelle position acquise en tant que femme. Cette action peut être comprise comme une aide technique au développement favorisant les actions positives en faveur de femmes – ce qui n’est presque jamais le cas dans les politiques de développement.

De leur côté les associations locales (Bulgarie, Albanie, Russie) aident les femmes migrantes prostituées, quand elles rentrent, à affronter l’hostilité de la société civile et la quasi-impossibilité de trouver un travail. Nos liens interassociatifs nous permettent de nous opposer aux rapatriements forcés, qui font le jeu des réseaux mafieux.

2. Cabiria est le coordinateur français du programme Europap (santé/épidémiologie) de la DG 5 (Santé et droits des consommateurs), et participe au programme Tampep (dont le coordinateur français est le PASTT – Prévention Action Santé Travail pour les Transgenres), où se retrouvent des associations analogues à la nôtre, suisses par exemple.

Dans le cadre du programme DAPHNE de la DG 10 (Justice et Affaires Intérieures, « Programme d’actions préventives de la Communauté européenne visant à lutter contre la violence envers les enfants, les jeunes gens et les femmes »), nous avons lancé en janvier 2003 un programme sur « Les stratégies des femmes migrantes face aux violences et au trafic » avec des partenaires espagnol (LICIT, à Barcelone), italien (Comité pour les droits civils des personnes prostituées), autrichien (MAIZ, association communautaire de migrantes à Linz) et bulgares. Nos partenaires français sont l’association Griselidis (Toulouse) et le laboratoire Simone/Sages (Université du Mirail-Toulouse).

Ce travail interassociatif renforce la constitution d’un discours commun sur la prostitution et les droits des personnes prostituées, face au lobby abolitionniste très présent au niveau européen, et permet de faire circuler l’information sur les droits des travailleurs du sexe, et sur celui des migrants.

Il y a consensus, au sein de nos réseaux européens, sur la nécessité de mener conjointement l’action envers nos représentants nationaux et les représentants de nos pays dans les instances européennes.

3. Nos préoccupations à moyen terme sont de consolider le réseau, de faire des alliances larges et indépendantes des clivages, et de synthétiser et diffuser l’énorme masse d’informations à laquelle nous avons accès, tant au niveau des institutions qu’à celui du réseau interassociatif, en particulier via notre site.

« Everyone is an Expert »

« Everyone is an Expert » est une association temporaire d’activistes de différentes villes allemandes qui participent au réseau No one is illegal, aux campagnes Deportation Class (contre les expulsions) et aux camps noborder.

1. Par nature, toute politique des frontières et des migrations excède et transgresse les restrictions et les limitations inhérentes à l’État-nation. Dès le début de la campagne « No one is illegal », il a été clair pour nous que faire référence, dans nos actions, aux limites nationales et aux politiques des États n’avait aucun sens.Trois raisons à cela :

a. Les migrants traversent en permanence les frontières, pas seulement celles de ce qu’on appelle la « forteresse Europe », mais celles interne à l’Europe. Un réseau transnational, à tout le moins européen, est nécessaire pour leur apporter les diverses formes d’aide et d’assistance que l’État-nation refuse et criminalise.

b. À la fin des années 90, les frontières instaurées par la Convention de Schengen et les États membres de l’Union ont défini le cadre d’une collaboration à l’échelle européenne : du traité d’Amsterdam à la réunion de Tampere, de l’accord de Schengen aux différentes tentatives pour créer des bases de données centrales comme le SIS (Système d’Information Schengen) ou EURODAC (fichier des empreintes digitales des demandeurs d’asile). Il nous est vital d’opposer une résistance à la base à l’européanisation silencieuse du système de frontières.

c. Enfin, toujours à la fin des années 90, on est passé de l’ « immigration zéro » à un système de contrôle postmoderne substituant à la notion exclusive de frontière des États-nation une multiplicité de frontières virtuelles – une organisation des frontières dont la fiction voudrait moins exiger des preuves d’identité que filtrer la force de travail nécessaire à la surexploitation d’un marché globalisé.

Le but général du réseau noborder est de diffuser l’idée d’une Europe ouverte, qui cesse de se sécuriser et se fermer sur elle-même. Une Europe dont le monde entier se saisisse. Composée de tous ceux qui sont là ou veulent y être. Une Europe sans frontières, où l’intérieur et l’extérieur sont si intimement liés qu’elle est indissociable du monde.

2. Bien sûr, notre idée de l’Europe n’adviendra pas par les canaux traditionnels dulobbying ou des pressions sur les décideurs. Ce pour quoi nous nous battons est beaucoup trop radical pour les appareils politiques et la plupart des ONG, car cela implique un changement fondamental dans la conception de l’Europe. Contrairement au discours majoritaire, que la gauche partage, pour nous les migrants ne sont pas une minorité, une menace, sorte de matière à légiférer ; ils ne sont pas non plus des victimes. La question première est celle du respect de leur autonomie, pas de savoir pourquoi ils franchissent les frontières.

Les camps noborder, organisés depuis 1998 aux frontières intérieures et extérieures de l’Union européenne, procèdent d’un désir de trouver les réponses adéquates au nouveau système de contrôle et de surveillance, là précisément où il est apparu. De la Finlande au détroit de Gibraltar, de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie à l’aéroport international de Francfort, de Strasbourg au sud de l’Italie, une douzaine de camps ont été organisés, qui ont rassemblé de 300 à 3000 activistes. Pour faire la preuve, explicitement et allégoriquement, d’une volonté commune : ébranler, percer, fissurer, franchir et passer outre la frontière. Pour détourner la frontière par tous les moyens et médias, pour changer définitivement les perspectives, et partager des approches différentes : des stratégies diverses et des tactiques multiples, des motivations sérieuses et une sacrée dose d’humour.

Noborder, ce sont aussi des campagnes politiques comme Deportation Class, qui a permis de pointer le maillon faible de la chaîne des expulsions et de s’attaquer, par des méthodes nouvelles, à la complicité des compagnies aériennes. La collaboration pro-active entre migrants, artistes et activistes aux histoires et aux motivations diverses ouvre de nouveaux espaces de militance créative. Elle produit de nouvelles formes de résistance qui procèdent de l’assouplissement et de la dérégulation des conditions de production de la subjectivité, et qui opèrent par l’expérimentation et l’intervention à ce niveau précis. Il peut en résulter une Europe dont la diversité, la multiplicité et la richesse ne se feront pas sur le dos du reste du monde, mais contribueront à une globalisation digne de ce nom.

Nous recherchons donc toutes les formes d’alliances temporaires avec tous ceux qui considèrent la liberté de circulation comme le plus fondamental et le plus actuel des droits de l’homme.

3. Certains camps récents comme Strasbourg, ou le Forum Social Européen de Florence ont révélé que cette capacité de coopération entre de très nombreuses personnes peut rapidement imploser et se transformer en son contraire : une incapacité paralysante à communiquer. Pour que le mot « multitude » signifie plus que la somme de tous ses participants, les différents mouvements doivent autant que possible être liés les uns aux autres. Notre combat ne doit pas rester intellectuel. Il doit mener à des interventions ponctuelles, préparées par quelques-uns, mais réalisées et portées par le plus grand nombre.

Cela exige, au niveau européen, d’inventer et de développer des modèles d’organisation qui s’adaptent à des situations en perpétuel changement. Il ne s’agit plus d’exprimer une lutte commune, de donner une image unifiée ou l’apparence d’une solidarité unidimensionnelle, d’une unité de façade ou d’une sous-culture secrètement unifiante, mais de montrer qu’il existe une compréhension profonde et une volonté absolue de reconnaissance des différences. De création de groupes flexibles, où des approches différentes s’enrichissent. Il s’agit là de communication politique au meilleur sens du terme : la pratique de réseau conçue comme un ensemble de négociations fondées sur l’évolution des points de vue, le sien et celui des autres. Cette approche ne se fonde pas sur de fausses références au bien et au mal, mais sur une quête incessante de ce qui la fonde : une solidarité [être-ensemble] temporelle à la fois raisonnable et pratique.

Causes Communes

Causes Communes est une association belge dont le but est l’activation de solidarités à partir des compétences locales, sur le plan international.

1. Nous nous sommes tout d’abord engagés dans l’Europe et pour l’Europe, mais sans l’Europe. Notre histoire est ancienne : elle remonteà avant la chute du mur de Berlin, en 1988. À cette époque-là, l’Europe centrale et orientale était un continent noir. Ainsi, l’action que nous avons menée pour contrer le plan de systématisation des villages de Roumanie commandité par le président Ceausescu s’est-elle déroulée à l’écart des institutions, alors même qu’elle prenait en compte une dimension presque encore inconnue à l’époque, et certainement déconsidérée : la dimension locale inter-européenne. Ce sont en tout environ 6000 communes de quatorze pays européens qui, en une année, s’affilièrent à cette initiative. C’était la première fois qu’un tel mouvement se faisait jour, mêlant agit-prop, solidarités directes, échanges de compétences, travail politique par le bas, etc. La dimension locale semblait indispensable, elle était un vecteur essentiel – car elle incarnait aussi le politique – dès lors que les institutions étaient absentes. C’est seulement en 1989 que l’Europe nous a en quelque sorte rejoints. Notre slogan « Plus de communes dans l’Europe, plus d’Europe dans les communes », indique à suffisance comment nous pensions organiser une circulation entre le « bas » et le « haut » de l’Europe. En 1999, après les guerres de Bosnie et du Kosovo, où nos réseaux locaux ont largement continué d’être activés, c’est l’Europe qui nous a désengagés. La dimension locale était désormais acquise, on pouvait décharger l’« associatif » d’une « mission » qu’il s’était assignée, les idées pouvaient intégrer pleinement le champ politique. C’était à la fois une victoire absolue et une défaite totale. C’est pourquoi j’emploie ici le passé pour relater cette expérience.

2. Le manque d’information et de pratique des institutions, après la chute du mur, en même temps que la sensation, pour les fonctionnaires et politiques européens, de participer à une aventure absolument passionnante, ont contribué à ouvrir assez largement le champ des possibilités de créativité et d’imagination, notamment en matière de rédaction de programmes, de fourniture d’expertise, de rédaction de mémos, de rencontres nombreuses et suivies au sein de comités de coordination, etc. Ce temps permettait de prendre langue sans trop de problèmes, avec la Présidence ou les députés comme avec les agents de terrain. Aussi bien n’avions-nous pas de « cible privilégiée ». Au sein du Conseil de l’Europe, par exemple, nous avons ainsi vu se constituer autour d’une idée que nous avions soumise, un « comité de pilotage » mêlant associatifs, élus locaux et agents. Ce n’est qu’un exemple, comme peuvent l’être la participation à des groupes de travail inter-partis au Parlement ou la collaboration ponctuelle à des groupes de réflexion autour de la Présidence. Ces pratiques se sont distendues au fur et à mesure que les compétences internes de l’institution s’affinaient, jusqu’à disparaître totalement, renvoyant à une relation classique « bailleur-baillé », parfaitement inopérante en ce qui nous concerne.

3. Nous cultivons assez peu d’illusions sur la possibilité de rénovation des institutions. La société civile est désormais devenue un agent parmi d’autres du fonctionnement de l’institution. À vrai dire, il faudrait inventer une « zone d’objectif zéro », sans cahier des charges, sans programmatique, sans modèle non plus, où expérimenter de nouvelles alliances, en matière culturelle par exemple. L’ingénierie qui s’est progressivement installéene permet que la création de cadres, mais pas d’espaces. Aussi bien, les frontières se sont-elles déportées à l’intérieur même de l’institution.

Collectif sans Ticket (Bruxelles)

Collectif sans Ticket est un groupe d’usagers des transports publics. Parmi leurs modes d’intervention : les opérations Free Zone, la «  carte de droit aux transports  », l’assemblée des usagers, des publications (Le livre-accès, Éditions du Cerisier, 2001)…

1. Le Collectif sans ticket (CST) n’a jusqu’ici pas engagé de travail spécifique par rapport aux institutions européennes ou avec celles-ci. Si nos activités dans le champ des transports nous conduisent à éprouver de-ci de-là l’empreinte des politiques de l’Union Européenne, passées (adoption du Trans-European Network par exemple) ou en débat (mise sur le marché des transports urbains), les mécanismes et les codes en œuvre à cet échelon ne dessinent pas une carte sur laquelle notre démarche prend appui. Ce niveau de décisionet de discours ne nous a pas jusqu’à présent fourni d’attaches propres à développer des pratiques plus libres, plus vivantes. Tout au plus « l’Europe » remplit-elle, pour certains des acteurs locaux, régionaux etc. avec qui nous interagissons, un rôle de paravent, d’instance d’invocation, qui leur permet d’amoindrir leur propre responsabilité.

La dimension européenne des territoires de lutte et de coopérations que nous parcourons se tisse plutôt de micro-relations, d’amitiés et d’échanges humains activateurs d’intérêt envers les projets des uns et des autres, par delà les frontières administratives. Des formes de circulation entre « archipels » voient alors le jour, des perspectives d’alliances aussi, avec des réseaux désormais proches, particulièrement en France et en Espagne, circulations et alliances qui s’inscrivent dans les corps et la connaissance mutuelle. Ces modalités d’échanges et de coopérations informelles à travers l’Europe peuvent à certains moments se cristalliser sur des luttes et des points précis.

2 & 3.

Notre regard se porte sur l’échelle et les enjeux européens à partir de l’ancrage très singulier, local, des questions que nous travaillons, celles de l’accès aux équipements collectifs,du revenu et des nouvelles formes de luttes. À cet égard, nous tentons de ne rien prédéterminer quant aux « cibles » sur lesquelles intervenir et aux modalités d’action pertinentes. Selon les circon-stances,travailler avec un groupe de parlementaires européens, organiser une action directe ou rédiger un rapport peuvent être autant d’initiatives appropriées… ou inopportunes. Autre exemple : des poursuites judiciaires ont été entamées en octobre 2000, au niveau des plus basses juridictions pénales belges, à l’encontre d’usagers des CST assumant le fait de s’être déplacés en train avec notre « carte de droit aux transports » en guise de billet. De condamnations en recours, une perspective a pris corps peu à peu, celle de propulser l’affaire devant la Cour de Justice de Luxembourg, dans la mesure où les conditions d’accès des usagers aux services ferroviaires belges contreviennent selon nous aux dispositions de trois articles du Traité instaurant la CEE. Ainsi, les jugements stéréotypés du Tribunal de Police situé dans notre quartier nous livreront-ils peut-être bientôt l’opportunité de façonner un objet juridique européen et d’associer à cette construction des groupes et organisations d’autres pays. Cela, de proche en proche, sans préméditation en somme.

L’essentiel à nos yeux est qu’une action ou un contact soit de nature à amplifier la puissance des acteurs sur la situation qu’ils vivent, à y dégager des lignes qu’irrigue un peu de liberté, de jeu pour l’avenir, y compris si cette liberté exige, pour venir à la surface, qu’une rupture soit provoquée.

Si nous essayons de ne nous interdire aucune modalité d’intervention, il est cependant clair que cette « politique des situations » nous conduit à privilégier l’attention envers les processus plutôt que la convergence sur des objectifs à atteindre, et qu’elle nous incite à tendre l’oreille vers le niveau « micro » plutôt qu’à envisager le « macro ». Nous sommes dès lors assez peu friands des formes d’organisation fréquemment proposées par les composantes du « mouvement social » sur le plan européen – grandes coordinations, plates-formes fédératrices en vue de tel événement etc. Les dynamiques que parviennent ou non à enclencher ces appels à la mobilisation illustrent d’ailleurs la prépondérance des singularités des territoires concernés : alors que les enjeux politiques affichés sont sensiblement identiques, des rassemblements européens organisés sur des territoires « vides » comme Bruxelles ou Nice réunissent quelques dizaines de milliers de personnes. Barcelone ou Florence, elles, en voient affluer dix fois plus.

AC ! (Agir ensemble contre le chômage)

AC ! est un réseau de collectifs qui luttent pour la défense des droits des chômeurs et des précaires, avec comme exigence centrale un revenu garanti pour tous avec ou sans emploi.

1. Après un développement essentiellement centré sur la politique économique, jusqu’à l’adoption des critères de Maastricht (qui sont, avec l’impératif fortement teinté de monétarisme de résorption des déficits publics, au principe des dogmes de la réduction du coût du travail et de l’ « activation des dépenses passives »), l’Europe projette d’accroître sa dimension politique en se dotant d’une Constitution. Pour des dizaines de millions de précaires européens, il est plus que jamais crucial que soient enfin formellement pris en compte une série de droits sociaux fondamentaux. Car, depuis le traité de Nice en 1998, la logique à l’œuvre consiste à affirmer au niveau central européen des droits « de principe », pendant que les droits sociaux réels (allocations chômage, logement, santé, formation et conversion, retraites...) risquent d’être remis en cause à la faveur de leur régionalisation. On retrouve cette logique dans l’actuel projet de décentralisation du gouvernement Raffarin : la transformation du RMI en Revenu Minimum d’Activité (RMA) prévoit la départementalisation de l’insertion et donc du contrôle des allocataires, et, partant, leur mise au travail forcé en fonction des besoins des employeurs. Cela signifie la restriction de droits collectifs au profit d’une gestion de plus en plus individualisante et atomisante des précaires, dont l’objectif est leur intégration forcée dans l’emploi salarié (PARE en France, plan Hartz en Allemagne, New Deal en Angleterre, tentative de réforme Aznar en Espagne…).

2. La bataille pour le revenu et les droits sociaux est un moment central de la prise en main par les précaires de leur propre mobilité, sur le marché de l’emploi comme sur le territoire. Pour les plus précarisés d’entre nous, les sans-papiers, nous défendons tant la liberté de circulation que le droit à l’installation, avec l’accès égal à l’ensemble des droits sociaux. Il s’agit de modifier les conditions faites aux travailleurs mobiles, immigrés et/ou précaires, en travaillant à l’abolition des dispositifs de contrôle de cette mobilité (le Système d’Information Schengen, par exemple, fonctionne d’ores et déjà comme une frontière mobile et permanente à n’importe quel point du territoire européen ; le suivi de la traçabilité de catégories entières de la population peut être actualisé en temps réel par une simple équipe de police). Nous avons besoin de conquérir de nouveaux droits qui seront à même d’ouvrir, pour tous les précaires et donc pour l’ensemble de la population, de nouveaux espaces de liberté. C’est pour cette raison que nous avons rejoint l’appel pour la régularisation de tous les sans-papiers en Europe et participé au campement noborder à Strasbourg en juillet dernier.

Les mouvements de précaires européens travaillent depuis plusieurs années à l’élaboration et à l’affirmation de revendications communes, que nous avons portées avec les « Marches Européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions » lors des sommets européens et des conférences intergouvernementales, dès juillet 1997 (50 000 manifestants venus de toute l’Europe à Amsterdam), puis à Cologne, Nice, Bruxelles, Séville… Mais cette élaboration commune est difficile. Le montant du revenu garanti européen, par exemple, posait problème en raison des grandes disparités locales, économiques et sociales. Nous nous sommes accordés sur un montant égal à la moitié du produit intérieur brut (PIB) par habitant. Ce qui équivaut aux salaires minimum légaux ou pratiqués et lie, loin de tout misérabilisme, le montant du revenu à la richesse sociale d’ensemble et non aux inopérants calculs d’un quelconque « seuil de pauvreté ».

Depuis Florence et Porto Alegre, nous participons au réseau NoVox, qui a vocation à constituer en Europe et au-delà une alliance des « sans » (sans-papiers, sans logis, sans revenu, sans terre...) et à imposer leur présence et leur parole dans les grandes rencontres internationales de l’ « altermondialisation ». En vue du Forum Social Européen de Saint-Denis de novembre prochain, nous préparons deux semaines d’action en avril et en octobre. À l’issue de la seconde, le 30 octobre, nous participerons, partout où c’est possible, à la journée d’action annuelle pour le revenu garanti en Europe.

3. Face à la tendance générale à l’ « activation des dépenses passives » qui tient lieu de politique sociale européenne, la difficulté à construire un mouvement tient beaucoup au fait que l’émergence de la précarité comme norme d’emploi reste le point aveugle d’une conception syndicale du travail (assimilé à l’emploi) et de son supposé envers, le chômage. Cette vision dominante commence pourtant à être partiellement remise en cause. Le développement des luttes de salariés précaires en France, ou, du côté syndical, la première grève générale contre les projets de restriction des droits des chômeurs et précaires en Espagne en juin 2002, tout comme les inéluctables débats tactiques au sein des luttes face à la multiplication des plans sociaux (la défense de l’emploi est-elle vraiment une forme praticable de préservation des garanties salariales ?) démontrent amplement que les intuitions et l’expérience des mouvements de chômeurs et précaires sont porteuses d’avenir, parce qu’elles articulent résistance à l’exploitation, critique de l’emploi et ouverture à un nouveau développement.