Vacarme 23 / Chroniques

Que reste-t-il du reste ?

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Du reste, que reste-t-il ? Cela veut dire : reste-t-il quelque chose de ce qu’on nomme le reste ? Mais cela veut dire aussi : par ailleurs, en nous éloignant de notre propos précédent, que reste-t-il ? (en ce sens on dit aussi « au reste », et la nuance entre les deux est au reste bien difficile à saisir…).

Selon le premier sens, il faut supposer que le reste a disparu ou du moins subi un dommage ou une diminution notable. On demande donc : qu’en reste-t-il ? Pourquoi donc le reste aurait-il perdu de sa substance au point qu’on se pose cette question ? Parce que le reste est déjà par lui-même une diminution de substance. Il ne forme pas une nouvelle substance : il n’est que le reste d’une substance antérieure, et celle-ci dans son reste à la fois subsiste et disparaît. Un reste de pain n’est pas exactement du pain : il ne convient pas à l’usage normal du pain. Sans doute, il permet d’analyser la composition du pain originel, mais cette analyse n’est pas un usage. On peut manger ce reste, mais il ne nourrira pas convenablement. À la fin, on le donne aux chevaux ou on l’émiette pour les poules.

Du reste, il ne peut tendanciellement rester que cet émiettement, cet effacement.

On passe alors au second sens : si nous en avons terminé avec le premier, que reste-t-il à dire ? Il ne reste rien : lorsque le reste est usé, et les restes du reste, il ne reste rien d’autre. Il reste rien : rien est le reste ultime de tous les restes, l’effacement de toute trace.

Mais rien n’est pas le pur néant. Rien est la chose même : le mot vient de reset signifie d’abord « quelque chose ». Nous disons bien « ajoutez à ce plat un rien de sel ». On dit aussi dans le même sens un « soupçon » : un « rien » est ce qui permet de soupçonner la présence de quelque chose, son ombre, sa trace à peine perceptible. Mais ce quelque chose n’est pas aucune chose : c’est la chose même dans son évanouissement encore en train de s’évanouir.

Que reste-t-il de toute chose ? Rien : le soupçon qui nous met sur la trace d’une présence. Il nous en reste si peu que c’est comme si ce n’était rien. Mais il en reste assez pour que ce soit quelque chose, une chose en laquelle le « quelque » l’emporte sur la « chose », mais en l’emportant ainsi il maintient vaguement, en tremblant et en trébuchant, la présence d’un présent disparu. Il reste quelque chose de toute chose. Il en faut bien peu pour nous faire oublier ce reste, mais il en faut tout aussi peu pour nous le faire à nouveau soupçonner.

Aucune présence ne s’abolit et chacune d’elles reste. Sa restance est un rien de présence. Ou bien peut-être faut-il dire : la présence de rien. Mais cette présence en reste est aussi ce qui revient lorsque sont usés tous les programmes du présent (agir, parler, penser, goûter, toucher, produire). Le reste résiste. Son rien occupe les lieux vidés de la mémoire ou de l’espoir. Le reste nous blesse. Aucun reste ne subsiste sans faire une blessure, et c’est cela qui reste du reste : l’ombre de la présence et la clarté des larmes.

Une larme reste, une goutte, une larme, un soupçon d’humeur. Larme de vin au fond du verre, larme de plaisir dans les draps, et pleur salé resté séché sur la joue.