Vacarme 23 / Chroniques

La langouste / éloignés ensemble

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Cousine du crabe mais de forme allongée et sans pince, la langouste à épines reste tapie dans les fentes rocheuses, diaprée comme un joyau, agitant ses longs fouets flexibles, ses antennes et ses antennules. Qu’attend-elle ? Les rencontres l’assomment. Elle n’est jamais tout à fait prête. Timide comme un gant, palpant l’eau, griffant le flux et le reflux des marées, la plupart du temps elle renonce à sortir. Elle nage seulement par élans comprimés pour assurer sa subsistance, ou sa défense / Au bout du village il y avait un homme, grand, qui vivait dans un réduit sans lumière avec une machine à laver. Il sortait de temps en temps pour aller au café, boire et fumer avec d’autres hommes. C’est là qu’il faisait ses comptes – la soustraction ne tombait jamais juste – Quand va-t-on commencer à vivre ? C’est si difficile de mesurer l’éloignement. La juste distance ne se trouve pas quelque part. Peut-on être éloignés ensemble ? Entre la surface et la profondeur, la langouste hésite, la lumière l’attire. Ou bien est-ce son penchant pour le piège, qu’elle partage avec les pêcheurs, qui la pousse dans leur nasse à livrer son sang bleu ? Son ouïe capte les sons dissociés. Elle tend vers eux son visage plein d’épines, aux yeux effroissetés comme deux petits sacs d’encre – rêve de répondre / Au moment où la langue allait chuter, l’obstination vous est venue de chercher les mots justes. De vous rendre dans leur logement et de vous asseoir en attendant qu’ils approchent. / Un jour, la langouste sort, après un coup de tempête. Elle quitte sa planque avec une décision que rien n’arrête. Elle se rend, hardie, au rendez-vous qui est le sien. Pour chacune c’est le sien, car bientôt toutes arrivent, et se placent en file indienne. Les corps tuilés se touchent, se lient par le contact, les antennes de l’une posées sur le dos de celle qui la précède, elles préparent un départ. Un voyage très lent dont on ne sait rien. Elles ne partent pas pour se reproduire, pour se nourrir ou pour changer de domicile. Qu’est-ce qui les fait tout à coup compter l’une avec l’autre ? – Toutes sortes de coquillages bivalves s’agrippent encore au bord de la langue, retiennent des morceaux d’algues, des particules organiques, des choses qu’on n’identifie pas mais qui existent, certaines depuis longtemps. Lorsque les coquilles s’ouvrent, il n’y a rien à comprendre. Une fois vides, elles se détachent et filent / Au fond de l’eau, les langoustes marchent. Leur chaîne vivante s’éloigne, ensemble.