Avant-propos

Avec l’annonce, le 21 avril 1998, de sa propre dissolution, ce qui restait encore de la Fraction Armée Rouge voulait sans doute, en Allemagne, clore une période historique, se dissocier du passé, écrire un autre avenir. Cette annonce, frappée de la kalachnikov sur fond d’étoile, fut alors accueillie par un silence de plomb. D’emblée, le procureur général Nehm et le futur chancelier Schröder s’unirent pour affirmer que le danger terroriste, qu’incarnaient notamment les groupuscules d’extrême droite, et aujourd’hui le 11 septembre, s’écrivait toujours au présent : les dispositifs législatifs d’exception, pris au plus fort des procès de 1977, étaient définitivement consacrés.

Ce qui s’exerce ainsi sous la tutelle rassurante des « dispositifs antiterroristes », ces termes qui se présentent comme d’humbles techniques circonscrites, c’est la faculté de prolonger une dernière fois le passé proche. Dans la grammaire anglaise, il y a un temps pour cela : le passé continu, past present continuous. Dans les régimes politiques européens d’aujourd’hui, il y a un mode pour cela : la procédure pénale en matière de lutte contre le terrorisme.

À l’origine de ce dossier, deux événements d’échelle et de portée différentes : l’extradition effective par les autorités françaises de Paolo Persichetti vers l’Italie et son inculpation au chef d’appartenance à une organisation terroriste ; la tenue en Grèce du procès du « 17 novembre », ce groupe qui pratiqua l’assassinat politique de 1975 à une période très récente. Deux procédures qui interviennent dans un présent pourtant débarrassé de la violence politique qui était celle des années 70-80, deux instructions par lesquelles le passé est sommé de s’expliquer. Exploitant, par le mécanisme pénal de la repentance, les divisions politiques et les rancœurs personnelles au sein des anciens mouvements, remodelant continuellement l’espace d’invocation du droit, la justice érige les salles d’interrogatoire et d’audience en lieux exclusifs d’écriture de l’histoire de la violencepolitique.

L’Europe qui se protège du terrorisme s’immunise de ses héritages et impose l’amnésie de son passé proche. Les incarcérations de Paolo Persichetti et d’Alexandre Yotopoulos, parmi d’autres, referment sur l’Europe politique le sceau d’une justice pénale d’exception qui s’en réclame, avec l’assentiment des législateurs. La lutte européenne contre le terrorisme empêche ainsi tout à la fois l’écriture et le deuil de la violence politique. La violence soustraite à la raison froide de l’histoire s’embaume alors, encore une fois, de toutes les mythologies du complot et du secret, qui sont toujours ses premières racines. Les chambres d’instruction dictent leurs conditions à la mémoire : restrictions opposées à la défense, rachats individuels, dénonciations repenties, défausses sans fin. La violence politique militairement défaite avait à craindre de l’histoire. Mais l’histoire attendra. La justice « antiterroriste », aujourd’hui, achève la lutte. En Italie et en Grèce, elle écrit au présent la puissance des États.