« Un mai long de dix ans »*

En Italie, à partir de 1968, la violence politique et l’agitation sociale augmentent sans discontinuer jusqu’au début des années 1980.

À Milan, le 12 décembre 1969, une bombe explose dans une banque du centre-ville, Piazza Fontana. Plusieurs anarchistes sont arrêtés. L’un d’entre eux, Giuseppe Pinelli, cheminot, meurt en « tombant » du quatrième étage du siège de la police judiciaire pendant un interrogatoire mené par le commissaire Calabresi. Assez rapidement, les indices orientent l’enquête vers les milieux d’extrême droite, malgré les « efforts » du gouvernement pour maintenir les accusations sur les anarchistes interpellés. Quand cette enquête menace d’aboutir, le ministère de la Justice déplace le procès au tribunal de Catanzaro, en Calabre.

Dès juin 1970 paraît Strage di Stato [1], une contre-enquête sur l’attentat de Piazza Fontana publié anonymement : menée par une trentaine de militants de gauche, elle révèle une collusion de l’extrême droite avec une partie de l’appareil d’État.

Cet attentat, perpétré par des néo-fascistes, inaugure ce qu’on nommera plus tard « la stratégie de la tension ». Celle-ci consiste, par des manipulations des services secrets sur des groupes d’extrême droite, à attiser un climat social violent, permettant à l’État de prendre des mesures de plus en plus répressives et de verrouiller toute contestation sociale. Pendant toutes les années 1970, des attentats aveugles, stragi di stato(ou « massacres d’État »), se succédent : des trains déraillent (en 1970 et 1974), des bombes explosent lors de manifestations ou dans des lieux publics (1973, 1974, 1976, 1978, jusqu’à celle de Bologne en 1980).

L’attentat de la Piazza Fontana, suivi d’autres bombes aveugles, a porté un premier coup d’arrêt à « l’automne chaud » de 1969 : des grèves massives étaient alors menées dans les grandes usines du nord du pays grâce à une mobilisation souvent spontanée des jeunes ouvriers ayant émigré du sud du pays [2].

Une sorte de « rencontre » entre étudiants et jeunesse ouvrière a alors lieu, et des structures communes sont créées, très radicales, qui échappent en grande partie au contrôle du mouvement ouvrier « traditionnel ». Bientôt des groupes armés se forment avec une forte composante ouvrière. Cependant, durant la première moitié des années 1970, aucun assassinat politique n’est commis : les actions se limitent à des enlèvements temporaires de cadres et de dirigeants d’entreprises. Mais à partir de 1976, les groupes armés engagent une bataille « contre le cœur de l’État » (slogan des Brigades Rouges) et les partis de gouvernement, sans pour autant délaisser le terrain social. La violence atteint alors un niveau particulièrement élevé.

En mars 1977, à la suite de la mort d’un jeune manifestant tué par la police, des manifestations à Rome et à Bologne se transforment en véritable guérilla urbaine. Les armes à feu circulent dès lors massivement parmi les militants du movimento.

La tension monte à son comble dans le pays en 1978 avec l’enlèvement, puis l’exécution par les BR d’Aldo Moro, homme d’État etprésident de la Démocratie-Chrétienne. L’État recourt alors à des lois « d’exception » (la plupart élaborées par le démocrate-chrétien Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur) permettant de vaincre les groupes armés en sortant du cadre normal d’un État de droit à l’occidentale, et réprime toute agitation sociale.

Le 7 avril 1979 a lieu une grande rafle dans les milieux d’extrême gauche, au cours de laquelle sont arrêtés la plupart des leaders de l’Autonomie Ouvrière, dernière « tendance » d’un mouvement qui a connu son apogée avec les manifestations de 1977 [3]. Parmi eux, Oreste Scalzone, dirigeant du groupe Potere Operaio, et le philosophe Toni Negri, accusé d’être un « cerveau » des groupes armés. Au moment où cette politique répressive s’abat sur le movimentoen général, le ministère de l’Intérieur estime officieusement à plus de 100 000 le nombre de sympathisants du mouvement armé. Une justice politique des plus sévères se met en place, qui juge autant les actes que les affinités intellectuelles.

On a comptabilisé plus de 600 sigles de groupes ayant utilisé des méthodes violentes. Au total, près de 20 000 personnes sont poursuivies par justice italienne, et plus de 5000 condamnées et incarcérées, parfois seulement pour « délit de subversion ».

*Selon le mot d’Erri De Luca.

Notes

[1Réédité le 12 décembre 1999 par les Editions Odradek, Rome, trente ans plus tard. Ce petit éditeur italien est l’un des rares à réaliser un véritable travail historique sur ces années.

[2Les « operaïstes » italiens donnent à cette figure ouvrière nouvelle la dénomination « d’ouvrier-masse ».

[3Cf. Una sparatoria tranquilla, per una storia orale del ‘77, collectif (témoignages) : un des premiers livres sur cette épisode peu documenté. Publié chez Odradek en 1997.