Vacarme 21 / Chroniques

Un ermite frivole

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Où son âme présente un défaut cardinal  : il avoue à demi-mot mal se porter lorsque en réalité il ne ressent rien – que ce soit envers son travail, ceux qui l’entourent, ou s’il constate la vacance de ces désirs qui d’ordinaire le taraudent (ceux-là, en grande part, sont très hauts). Au lieu d’admettre la platitude de cette neutralité atroce – de cette désactivation intérieure dont n’importe quel être souffre de façon récurrente – il fait ses allusions avec une voix basse qui laisse accroire que oui, il souffre, mais que non, il ne veut pas en parler ; que oui, de terribles épreuves l’assiègent, mais que son stoïcisme les tient en respect. Voici un mode particulier de la plainte  : laisser deviner le pire à force d’entrebâiller à peine son discours ; laisser comprendre par le son. Tenir autrui pour un bon-entendeur, alors qu’en réalité on exige de lui qu’il en soit un, car on n’a ni le courage d’avouer la minceur de ses troubles ni un caractère suffisamment spartiate pour les couvrir de silence. (Il n’est pas le moins du monde un médecin  : les soirs où la vergogne ne l’étouffe plus, pour évoquer son état il parle de «  la stridence…  », croyant se dédouaner par l’emploi de tournures poétiques.) Entre ces deux couardises, il ne se trouve d’espace que pour une jonglerie orale, un travail autour du soupir qui, seul, est sérieux et ne connaît pas de relâche ; il se trouve également un mépris de l’autre qui s’allie à une foi considérable placée en l’imagination de l’autre. Quant aux tracas qui sont les siens ? Essentiellement des remords, touchant à des choses dont l’ermite n’a pas la lucidité de sentir à quel point elles sont infimes  : sa solitude, son entregent, sa délicatesse, son pouvoir.

Cette hygiène mentale calamiteuse ne l’empêche pas de mener sa mince barque, et à l’inverse, nul ne peut questionner son endurance. Une fois que l’on a reconnu à quel point elle repose sur un vide moral et une indigence intellectuelle qui ont pour ambassadeurs quelques tics de langage résonnant aux mêmes pivots d’une conversation toute faite (car il dispose d’un propos et d’un seul), cette rage de poursuivre s’impose comme une énigme. Il y a mille façons de tenir ses sens en exaspération, mais la presque totalité d’entre elles devrait ressortir d’un usage uniquement privé, or, lui étant l’homme d’une ou deux obsessions, un automatisme semble diriger son âme dans les moments où il la donne en partage, et on se convainc que, solitaire, il doit être identique à cet individu qu’il nous a montré  : sourcilleux, cabré, faussement étourdi, faussement absorbé par telle idée qui vole autour de lui, certainement abattu et convaincu de l’être, puis fasciné par ce constat qui le réduit, d’ailleurs, à ne rien penser du tout quand il est seul à sa table de travail – une échéance dont on s’aperçoit, dès lors qu’on le fréquente, qu’elle tombe rarement.

A-t-il des ambitions ? La réponse est oui. Elles sont voilées  : quand il évoque ce qu’il veut, une construction s’ébauche, un but se révèle (celui-ci est bien né, il vaut un effort), et soudain mon ermite se tait. On veut continuer à entendre, on dit  : «  Alors… alors ?  » On reçoit un silence qui contient de l’hostilité, et celle-ci n’est pas, loin s’en faut, dirigée contre l’interlocuteur. Néanmoins on spécule au sujet de cette interruption, là est le drame, du moins le défaut. Ce mutisme abrupt prétend-il signifier quelque chose ? À quoi bon avoir entamé cette phrase pour la clore aussi précocement ? Comme si, dans le cours de son déroulement, elle (et ce qu’elle implique) avait cessé d’intéresser l’orateur (qui, rappelons-le, s’exprimait au sujet de lui-même). Mais, tandis que l’on s’interroge, le bougre a mué  : il parle maintenant de tout autre chose – un fait d’actualité, une musique – il va sans réserver la moindre transition d’un compartiment à l’autre de son vaste savoir et le ton est devenu docte, les références sont là. On revient sèchement à soi-même pour se souvenir que cet homme n’est pas simplement un moulin à paroles (ce que nous avons cru qu’il était au moment où nous étions dans l’œil de son silence). Cet homme qui place des œuvres entre nos mains, pointe en elles sans se donner de mal ce qui nous les fera juger grandes ; preuve que sa vindicte est un assaut lancé contre lui-même. Lorsqu’il se tait, certes l’impuissance y est pour quelque chose (elle dont nous ne connaîtrons jamais la nature), mais également un impérieux besoin de se rabrouer, de plaquer un quelconque fer sur ses joues, ses épaules, ou de placer entre les mains de ceux qu’il croit capables de juger son effort une raison intacte et fulminante de tenir celui-là pour une pacotille.