Volontaire sans interruption entretien avec Joëlle Brunerie-Kauffmann
C’est en tant que jeune médecin que Joëlle Brunerie-Kauffmann s’est mise à défendre le droit à l’avortement. Pour ne pas laisser les femmes risquer leur vie alors qu’il est possible de faire autrement. Militante au MLAC (mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), au GIS (groupe information santé), elle a formé des médecins à la méthode Karman (IVG par aspiration) et signé en 1973 le manifeste des 331 médecins déclarant pratiquer des avortements quand l’Ordre des médecins s’opposait à toute légalisation. Elle continue à les pratiquer après le vote de la loi Veil en 1975. À la Ligue des droits de l’Homme ou comme responsable du centre d’IVG de l’hôpital Béclère de Clamart, elle n’a eu de cesse depuis les années 1960 de se battre pour que les femmes françaises ou étrangères, majeures ou mineures, riches ou pauvres, aient le choix de décider pour elles-mêmes de leur sexualité et de leur vie. À sa grande surprise, elle s’est retrouvée le 1er février dans la rue pour défendre à nouveau ce droit.
Le gouvernement espagnol revient sur le droit à l’avortement ; en France, les manifestations « réactionnaires » se sont multipliées. Quel regard portez-vous sur ces événements ?
Je n’en reviens pas, de ce qui se passe en Espagne. Jusqu’à présent, on y envoyait les grossesses dépassées car l’IVG y était possible légalement jusqu’à 22 semaines. La loi n’a heureusement pas encore été votée, mais il y a eu à nouveau des cas d’avortements clandestins : des femmes n’ont pas osé se rendre dans les centres, alors même qu’elles en ont encore le droit. Quelle terreur ! Je n’ose pas croire que ce texte puisse vraiment passer. Mais le Parlement a eu l’occasion il y a quelques semaines d’écarter le projet de loi, et il l’a maintenu. Celui qui a proposé cette réforme n’est pourtant pas de la droite extrême !
En France, les manifestations de droite de ces derniers mois racontent toujours la même histoire : « tu n’as pas le droit d’être homosexuel », « tu n’as pas le droit d’adopter… ». Qu’il s’agisse de divorce, de PACS, d’avortement, de mariage pour tous, c’est chaque fois la liberté des autres, la perte d’une maîtrise, qui semblent déranger. Et j’ai l’impression que pour eux, la source de ces « dangers », de ces « dérèglements », se trouve presque toujours chez les femmes. Cette idée continue d’exercer une grande influence, même si le modèle familial a profondément changé.
Encore aujourd’hui, des femmes et des hommes à chapelets viennent mettre des autocollants « Assassins » sur les plaques des gynécologues. Il est impossible de parler avec eux… ils sont dans une telle rage ! Je m’interroge : de quoi ont-ils peur ? On dirait qu’ils perdent quelque chose à chaque liberté gagnée par les autres. Mais il me semble que malgré tout, peu à peu, on gagne sur eux : on leur a quand même fait avaler la mixité à l’école, le divorce, l’IVG, le PACS, le mariage gay. Il y a des choses sur lesquelles on ne pourra par revenir !
Vous dites souvent qu’ « une femme qui ne veut pas d’enfant n’en aura pas ».
Lors d’un voyage en Roumanie après la chute du mur, j’ai vu des femmes prêtes à risquer leur peau pour ne pas avoir d’enfant. Des années auparavant, quand l’avortement était illégal en France, à l’hôpital Beaujon, qui desservait des lieux de prostitution comme la Place Clichy, j’avais vu des femmes se relever la nuit pour se mettre des sondes, dans les toilettes. On leur disait « Vous risquez votre vie, ne faites pas ça ! ».
Mais pour certaines femmes il est tout simplement impossible d’avoir un enfant. Parce qu’elles sont seules, parce qu’elles n’ont pas de travail, parce qu’elles ont peur, ou parce qu’elles n’en veulent pas, tout simplement. Bon nombre des opposants à la loi Veil en 1975 ont reconnu depuis que c’est une loi de santé publique. Il y aura toujours des femmes qui avorteront. À se débrouiller toutes seules, comme elles le peuvent, elles risquent de mourir, ou de devenir stériles. Ce que permet le droit à l’avortement, c’est d’abord d’éviter qu’elles meurent.
Pour moi, l’impulsion du combat en faveur de l’IVG était une réaction médicale avant d’être une réaction féministe.
Comment les médecins réagissaient-ils avant 1975 à la question de l’avortement ?
Quand j’étais étudiante, le public des facs de médecine était très majoritairement conservateur, voire réactionnaire. Il n’y avait pas d’enfants d’ouvriers, ou si peu. Dans mon année, au début des années 1960, on était deux à être « de gauche » ! Et l’Église et ses principes pesaient encore beaucoup. Je n’arrive vraiment pas à comprendre comment les médecins ont pu supporter si longtemps la détresse des femmes, et les effets des avortements artisanaux. Dans les hôpitaux, on renvoyait chez elles les femmes qui ne voulaient pas poursuivre leur grossesse. Elles devaient se débrouiller pour déclencher elles-mêmes une fausse-couche, et le faisaient avec n’importe quoi. Les services des urgences étaient remplis de femmes, il y avait des choses abominables, des cas de tétanos… Pour moi, l’impulsion du combat en faveur de l’IVG était une réaction médicale avant d’être une réaction féministe.
Comment a été introduite la méthode Karman, médicalement moins lourde que le curetage ?
C’est une patiente journaliste qui, en 1972 (l’avortement était alors encore illégal), est revenue d’Inde en me disant qu’un homme y faisait des avortements avec des seringues. Il est venu à Paris et nous a expliqué sa méthode, très simple, à tel point qu’on s’est demandé pourquoi on avait tant attendu ! Elle consiste à décoller l’œuf et les vaisseaux par aspiration, de façon à faire clamper l’utérus, ce qui évite l’hémorragie. On s’est entraîné avec du matériel de fortune, car tout le matériel médical était sous clé dans les hôpitaux. On est allé acheter des tire-lait au BHV, les ouvriers de Lip nous ont fabriqué des aspirateurs avec des pompes à vélo inversées ! Cette méthode s’est développée par la pratique militante. La faculté de médecine ne voulait pas en entendre parler. Mon directeur de thèse, le docteur Palmer, nous a tout de même fait venir fin 1974 à un colloque pour nous faire publier sur la méthode Karman, alors que c’était une pratique illégale…. On était sûr de ce qu’on faisait, les femmes nous faisaient confiance, mais l’institution restait rétive. Cela s’est passé de la même manière ensuite pour la pilule abortive [La RU486, à ne pas confondre avec la pilule du lendemain qui stoppe l’ovulation mais n’est d’aucune utilité si elle a eu lieu].
Aujourd’hui, la pilule abortive permet de contourner l’interdiction de l’avortement dans les pays où c’est illégal. Le mouvement Women on Waves affrétait il y a quelques années des bateaux qui accostaient devant les côtes d’Irlande ou du Maroc pour faire des avortements en dehors du territoire national. Il diffuse désormais la pilule abortive, notamment en Amérique du Sud. Via un site web, les femmes envoient les résultats de leurs analyses sanguines, la date des dernières règles, et Women on Waves envoie la pilule avec le bon dosage. C’est de la télémédecine, au fond. Mais il y a aussi des trafics clandestins, avec des produits frauduleux.
Comment expliquez vous que, en France, de moins en moins de centres acceptent de pratiquer des IVG au-delà de 12 semaines d’aménorrhée, alors que le délai légal est de 14 ?
Pour mémoire, la loi Veil, à l’origine, n’autorisait l’avortement que jusqu’à 10 semaines. On protestait alors, la loi n’était pas suffisante. Mais il faut reconnaître que Simone Veil avait réussi quelque chose de révolutionnaire : imposer que la femme décide seule, alors qu’en Suisse par exemple il fallait passer devant un jury, généralement masculin, qui évaluait la légitimité de l’avortement. C’était proprement insupportable. En introduisant dans la loi la notion de « détresse », on évitait à la femme cette étape qui consistait pour elle à se justifier. La loi Aubry, en 2001, a ensuite porté le délai légal à 12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée. Beaucoup étaient alors opposés à cet allongement, y compris de grands noms de la gynécologie comme René Frydman ou Israël Nisand. La raison de cette opposition n’était pas médicale. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui concernant la prise en charge des avortements au delà de 12 semaines. On peut encore aspirer à 14 semaines et au-delà, même si c’est plus difficile. L’argument généralement invoqué est : « les équipes ne vont pas vouloir ».
Au-delà de ces résistances, y a-t-il assez de centres pour que les délais soient tenables ?
Non, il n’y en a pas assez. De nombreux médecins ne veulent pas faire d’IVG, pour différentes raisons, pas seulement idéologiques. Depuis le début, l’avortement est surtout pratiqué par des médecins militants. Après le vote de la loi, quand il a fallu passer de l’interdiction à la recherche de médecins sachant pratiquer ces avortements qu’il fallait bien faire, ceux qui se présentaient étaient des médecins militants, souvent des généralistes d’ailleurs. À l’hôpital Béclère de Clamart, nous avons ouvert un centre en 1975 avec l’aide du MLAC 92 (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception). C’était un centre autonome rattaché à la maternité du docteur Papiernik, qui avait pris cette décision : il n’avait pas très envie de se pencher sur nos activités, mais il nous laissait libres. La situation des centres autonomes est souvent difficile, aujourd’hui encore. La question n’est pas seulement idéologique. Ces centres font aussi de la prévention et de la contraception, et il arrive que des services de gynécologie redoutent cette concurrence, ou jalousent le fait qu’on y travaille autrement que dans un service de médecine classique, en prenant par exemple le temps d’écouter les femmes.
C’est un acte qui n’intéresse pas beaucoup les gynécologues, techniquement. Vouloir le pratiquer suppose que l’on s’intéresse à l’histoire des femmes.
Les généralistes peuvent-ils faire des aspirations dans leur cabinet ?
Nous nous sommes bagarrés pour qu’on puisse les faire en cabinet ou dans des dispensaires. Mais la loi de Simone Veil précise bien que l’IVG doit avoir lieu dans un hôpital : l’enjeu était de contrôler. On a continué à le faire de façon militante en cabinet, mais progressivement on a arrêté : dès lors que ce n’était plus collectif, nous étions plus exposés. Puis, quand l’IVG a été remboursé, c’est devenu absurde car nous ne pouvions pas le déclarer… Très récemment, des centres de planification ont obtenu l’autorisation d’en faire : cela a mis du temps ! Aujourd’hui c’est aussi un moyen de désengorger l’hôpital. Mais même la pilule abortive RU486 est très codifiée, surveillée médicalement, ce qui est une bonne chose, par ailleurs. Les femmes ne peuvent pas s’en procurer comme elles veulent, contrairement à ce qu’affirment ses adversaires. Reste à savoir ce que cela fait d’avorter toute seule, d’attendre, chez soi, parfois plus de 24 heures… Souvent, les femmes préfèrent ce moyen car il n’y a pas d’intervention extérieure.
Comment percevez-vous les nouvelles générations de médecins qui pratiquent l’IVG ? Est-il facile d’en recruter ?
Seuls des médecins engagés choisissent de le faire. Ce n’est pas un acte rentable, et heureusement : les dépassements d’honoraires sont interdits, on ne fait pas des IVG par intérêt financier. C’est un acte qui n’intéresse pas beaucoup les gynécologues, techniquement. Vouloir le pratiquer suppose que l’on s’intéresse à l’histoire des femmes. Or, aujourd’hui les médecins sont formés de manière très technique. Si on ne les forme pas à l’accueil des femmes, si on ne leur explique pas, cela peut être douloureux pour tout le monde. Pour que tout fonctionne bien, le rôle du chef de service est fondamental. Je me rappelle une anesthésiste disant à une jeune femme qui pleurait au moment de faire son IVG : « Pourquoi tu pleures, tu n’as qu’à le garder, ton gosse ! » Quand on a une équipe un peu resserrée, cohérente, que les personnels s’entendent pour apprendre à accueillir les femmes et être à leur écoute, ça se passe bien.
Comment expliquez-vous la quasi-stagnation du nombre d’avortements en France, à un peu plus de 200 000 chaque année ?
On ne sait pas pourquoi le chiffre est stable. Ce qui m’intrigue beaucoup, c’est pourquoi ces femmes sont enceintes. Il y a de nombreuses causes psycho-sociales. Auxquelles il faut ajouter les faiblesses de la politique de contraception : pour les adolescentes, la prise en charge est vraiment mauvaise ; sur le stérilet existe un discours en partie faussé (selon lequel il serait contre-indiqué aux femmes nullipares, notamment) ; on remarque aussi depuis quelques années une méfiance à l’égard de la contraception hormonale, certaines femmes défendent un retour aux méthodes naturelles…
Les luttes des femmes se sont-elles déplacées ?
Les inégalités qui perdurent sont sociales, et les femmes sont particulièrement touchées. Quand j’étais vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, je me sentais plus concernée par le travail sur les inégalités sociales que par celui sur le droit des femmes. Les femmes de ma génération ont passé beaucoup de temps à lutter pour leurs libertés personnelles : avortement, contraception. Et pendant ce temps, nous ne nous sommes pas assez occupées de politique. Il est temps de s’y mettre !
Le slogan « mon corps m’appartient » a-t-il encore du sens aujourd’hui ?
Bien sûr ! C’est un slogan pour les femmes, mais aussi pour apprendre aux enfants qu’on ne touche pas à leur corps sans leur consentement. Ce qui importe, et ce contre quoi il faut encore lutter, c’est le fait que l’avortement reste vécu comme quelque chose de mal, et comme un échec. Les femmes ne disent d’ailleurs pas ce qu’elles font, quand elles avortent. On a vraiment besoin de leur rappeler que ce n’est qu’une étape dans leur vie ! Bien sûr, les choses bougent pour elles, dans leur façon de prendre en main leur destin, leur rapport au travail, à la famille. Mais, sur l’IVG, cela n’a peut-être pas beaucoup changé.
Comment voyez-vous l’avenir, après les manifestations du 1er février dernier pour dénoncer le projet de loi espagnol ?
À mon époque, la liberté sexuelle n’existait pas pour les filles, au contraire des garçons chez qui elle était bien vue. Les filles enceintes se mariaient. L’absence de liberté était totale, la sexualité était tenue sous une chape de silence. On vivait en régime patriarcal, avec une mainmise des hommes sur les femmes : jusqu’aux années 1970, ouvrir un compte en banque ou accepter un emploi n’était pas possible pour une femme sans l’accord du père ou du mari ; dans l’enseignement supérieur, de très nombreuses écoles étaient réservées aux garçons… Quand on est parti de si loin, on ne peut qu’être optimiste : les femmes de la manifestation du 1er février dernier étaient si nombreuses et si mobilisées, elles avaient l’air d’être si bien… À l’aune de ce qui a été conquis, il y a sûrement une forme d’irréversibilité.