Strass et stigma entretien avec Morgane Merteuil

Plutôt que de pénaliser les clients des prostitués, Morgane Merteuil, secrétaire générale du Strass (le Syndicat du travail sexuel), préconise l’auto-organisation des travailleuses et travailleurs du sexe. Celle-ci passe par la lutte contre le patriarcat et contre les répressions policières mais suppose également de refuser les attitudes protectrices des sauveurs de prostituées et autres abolitionnistes.

Qu’est-ce que le Strass ? Pourquoi un syndicat spécifique ? Est-ce que ça ne tourne pas à une forme de séparatisme vis-à-vis des autres luttes ? Historiquement, y a-t-il une filiation du Strass avec le collectif français des prostituées, ou ailleurs avec l’English Collective of Prostitutes ?

En 1975, à Lyon, il y a eu une vague de répression [à la suite d’un scandale conduisant à l’inculpation et l’incarcération de politiques et policiers locaux pour proxénétisme] et plusieurs assassinats de travailleuses du sexe. La seule réponse de la police a été d’arrêter certaines d’entre elles. Alors les prostituées de Lyon ont occupé l’église Saint-Nizier. Elles ont occupé ensuite d’autres églises en France. Cela a inspiré les collègues anglaises qui ont fondé l’English Collective of Prostitutes avec Selma James et Niki Adams, qui sont encore actives aujourd’hui.

Le Strass a été fondé lors des assises de la prostitution en 2009. Ce sont des journées organisées tous les ans pour les travailleuses du sexe, et depuis l’année dernièreparles travailleuses du sexe. On a décidé de la création d’un syndicat et non d’une association, parce que la plupart des associations qui défendaient les droits des putes étaient des associations communautaires (des associations de santé ou de service à la personne), qui font un bon travail, mais pas celui d’un syndicat. Ces associations sont constituées à parts égales de travailleuses du sexe et de travailleurs sociaux.Nous avions besoin d’une structure construite par et pour les travailleuses du sexe, pour qu’elles prennent le pouvoir dans ce débat dans lequel elles n’avaient jamais pu faire entendre leur voix. Concrètement, le but était de mettre en place une action plaidoyer pour s’opposer à la répression du travail sexuel, de créer une auto-organisation, une autodéfense face à l’exploitation.

La stigmatisation des travailleuses du sexe est telle que, si on avait voulu rejoindre un syndicat existant, il aurait fallu se battre pendant des décennies avant d’être considérées comme légitimes. Dans les syndicats on compte beaucoup d’abolitionnistes [pour l’abolition de la prostitution] qui ne reconnaissent pas la légitimité des travailleuses du sexe à s’organiser pour défendre leurs conditions de travail. Pour les abolitionnistes, nous ne sommes légitimes que si on vient leur demander de l’aide pour sortir de ce travail. Ensuite, il y a une stigmatisation qui rend difficile pour les travailleuses du sexe de se sentir légitime à l’intérieur d’un syndicat, de parler de leurs problèmes. Il y a une barrière depuis très longtemps entre le mouvement des travailleurs et les travailleuses du sexe. La première étape, c’est de créer la possibilité de parler entre nous, ce qui a déjà ensoi une portée politique parce qu’on se sent plus fort, on se laissera moins faire face aux clients, aux proxénètes… Cela permet de s’émanciper du stigma, de l’isolement, de parler du travail. Ailleurs, si on raconte notre journée, les gens ne vont pas comprendre et trouver ça sale. On va dire : « ah la la, mon client il puait, sa bite était tordue… » C’est compliqué.

L’auto-organisation du travail sexuel est rendue difficile par la loi. Travailler ensemble sur un même lieu est considéré comme du proxénétisme. D’ailleurs la plupart des affaires de proxénétisme résolues par la police concernent des travailleuses du sexe qui travaillent ensemble, par exemple dans un salon de massage ! Comme le bail est au nom de l’une, c’est elle qui tombe et les autres sont considérées comme la victime.

La stigmatisation des travailleuses du sexe est telle que, si on avait voulu rejoindre un syndicat existant, il aurait fallu se battre pendant des décennies avant d’être considérées comme légitimes.

Pourquoi le terme « travailleuses du sexe » ? Le Strass comprend-il aussi des hommes ?

Sex worker est un terme créé en 1978, lors d’un congrès féministe, par Carol Leigh, une travailleuse du sexe et activiste féministe américaine de longue date. Le mouvement féministe était alors très anti-porn [1]. Parler de « travail du sexe » a permis de déstigmatiser les pratiques, et de faire reconnaître la légitimité des femmes travailleuses du sexe dans le mouvement féministe. Dès le départ donc, les « travailleuses du sexe » désignaient les prostituées, mais aussi les actrices porno, les performeuses, celles qui bossaient dans les peepshows, etc.

Ce terme met aussi en avant la dimension économique, la dimension de travail, absente dans celui de « prostituée », qui est un terme qui individualise beaucoup (« c’est juste une meuf qui a raté sa vie », « une femme de mauvaise vie ») et donc dépolitise complètement le problème. Parler de travail sexuel permet enfin de faire reconnaître qu’il ne concerne pas que les femmes.

Parmi les adhérents, il y a des hommes, même s’ils sont minoritaires. Thierry Schaffauser par exemple, qui tapine et a fait du porno, est l’un des co-fondateurs. Au départ, c’est un mouvement mixte : même si ce n’est pas la même chose d’être une femme cis [2], une femme trans, un homme trans, ou un sans-papier, cela fait partie des différents statuts qui peuvent s’accumuler et s’articuler.

On a reproché au Strass de ne pas être un syndicat représentatif et de représenter seulement les travailleuses les moins précaires. Est-ce une critique fondée ? Et un syndicat a-t-il besoin d’être représentatif ? De manière générale quelles sont les personnes représentées par le Strass ?

C’est infondé. Qu’est ce que c’est la représentativité ? Il faudrait que je gagne combien pour être représentative ? D’un côté, on nous reproche de ne pas être représentatives parce qu’on serait payées au moins 6000 euros par mois et de l’autre on affirme qu’une prostituée rapporte 30 000 euros par mois à son proxénète. C’est complètement aberrant.

Les personnes représentées sont celles qui travaillent dans l’industrie du sexe et fournissent un service d’ordre sexuel, en tant que travailleuses. C’est un métier qui peut s’exercer de multiples manières : salariée, indépendante, en coopérative, intermittente (comme les actrices porno et les performeuses). Mais il n’y a ni boss, manager, et on n’accepte pas non plus ceux qui font les sites Internet pour éviter de devenir un syndicat trusté par les proxénètes, comme c’est arrivé en Angleterre à l’International Union of Sex Workers.

Il faut sortir de la volonté de fixer les identités des travailleuses du sexe. Quand j’ai commencé, j’étais la caricature de la pauvre étudiante forcée de se prostituer pour payer ses études, mais je ne me vivais pas comme ça, et je suis maintenant passée dans la catégorie travailleuse indépendante libérale. Les personnes survivent comme elles peuvent. J’ai beau être indépendante, je donne quand même deux cents euros par mois aux proxos du site Internet pour pouvoir passer des annonces. La représentativité, je n’y crois pas. On ne représente personne d’autre que soi-même. On représente le Strass, et nos revendications sont des revendications très basiques de droits humains. Ce n’est pas la revendication d’une élite, notre priorité c’est la lutte contre l’exploitation.

Concrètement comment se passent le travail au Strass, les permanences ? Des personnes viennent-elles vous voir pour vous demander comment sortir de la prostitution ?

Oui. Très souvent ce sont des personnes migrantes qui exercent faute de papiers. Parfois elles peuvent faire un autre travail, mais les conditions d’exploitation sont telles qu’elles préfèrent le travail sexuel, en pensant : « quand j’aurais mes papiers je ferai quelque chose de mieux ». Donc nous les aidons à obtenir leur régularisation. Mais nous leur proposons aussi des outils pour qu’elles puissent faire ce qu’elles choisissent de faire. On n’est pas dans une démarche du type « tu te mets là, tu fais ça… », maison leur dit plutôt : « on va t’aider à avoir des papiers et une fois que tu les auras, tu auras plus d’outils à ta disposition pour savoir ce que tu veux faire et comment y arriver, et on t’aidera dans la démarche ».

On est là pour répondre à toutes les questions. Ensuite, pour défendre les personnes et leurs droits face aux patrons qui les exploitent, aux violences, notamment aux violences policières, on a deux juristes à mi-temps qui sont débordées, et des travailleuses du sexe bénévoles pour ce qui ne requiert pas des qualités de juriste (par exemple des accompagnements à la préfecture). Notre démarche n’est pas seulement d’être « au service de », le syndicat est un outil dont les personnes doivent s’emparer pour être ensuite à même de se défendre, il ne s’agit pas simplement d’être défendue par le syndicat.

On fait des tournées et on est en lien avec d’autres associations qui relaient les informations sur les travailleuses du sexe (Médecins du monde, le Bus des femmes) dont, inversement, on relaie les actions. Un de nos objectifs est de nous porter partie civile à côté des victimes pour faire reconnaître le fait que si elles sont victimes de violences ce n’est pas seulement parce qu’elles sont étrangères, par exemple, mais que c’est lié au statut du travail sexuel en France et à sa répression.

On sensibilise sur Internet également, on envoie régulièrement des fiches sur les droits des travailleurs pour que chacun s’empare de ces outils. On l’a toujours dit : le Strass ce sera ce que les travailleuses du sexe en feront.

Cela marche plus ou moins bien selon les possibilités des personnes, parce qu’évidemment tout le monde n’a pas la possibilité matérielle de s’inscrire dans une démarche de lutte. Quand tu es sans-papier, tu te fais arrêter quatre fois par semaine, tu as tes enfants à nourrir, tu n’as pas la possibilité de prendre du temps pour militer. Mais ça marche assez bien, on a eu des succès, par exemple à Boulogne où certaines se sont auto-organisées pendant un moment pour créer une mutuelle et payer un avocat en cas d’arrestation de l’une d’entre elles. Car même si les proxénètes, les clients violents et les agresseurs en tous genres sont une menace, la crainte principale vient des violences policières.

Ce n’est pas la revendication d’une élite, notre priorité c’est la lutte contre l’exploitation.

Quelle est la logique de la répression policière ?

La répression relève d’une démarche hygiéniste : ces femmes qui racolent ostensiblement sur les trottoirs, ça ne se fait pas. Il y aussi une chasse aux pauvres et aux migrantes, et de manière générale contre ceux dont on ne veut pas dans la ville. Cela rejoint la chasse aux Roms, les exclusions des femmes qui portent le foulard dans l’espace public. Là où s’articulent les dimensions de race, de classe et de sexe. On a affaire à une population sur laquelle il est possible d’agir en toute impunité parce que ce sont des personnes qui sont beaucoup plus vulnérables, très isolées.

La logique de gentrification veut qu’on enlève les putes quartier par quartier pour les rénover. La prostitution est toujours une variable d’ajustement. Dans le traitement législatif qui en est fait, on réprime un phénomène, en oubliant les personnes qu’il y a derrière. Et nous, pendant qu’ils cherchent à endiguer le phénomène, on récupère les personnes qu’on a cherché à endiguer.

L’expulsion des sans-papiers est aussi une variable d’ajustement, dans cette logique.

Oui, bien sûr. C’est à cause de cette politique du chiffre qu’à chaque fin d’année les rafles de putes se multiplient. En décembre c’était l’horreur, on sentait bien que c’était le moment d’atteindre les quotas.

Que signifie s’émanciper pour les travailleuses du sexe ? Est-ce que l’émancipation passe par la sortie de la prostitution ?

Sortir pour aller où ? Tu me donnes ce que je gagne pour rester chez moi, bouquiner et préparer la révolution, là je suis d’accord. Mais ce n’est pas ce que proposent les abolitionnistes. Ils proposent que j’aille à Pôle Emploi, pour me remettre à la situation où j’étais avant d’être pute. Ça ne marche pas, les filles retournent au tapin très vite. Dans les centres de réinsertion, tu apprends à faire un CV pour être exploitée, sous-payée.

Je pense que tout le monde ne met pas le même sens derrière le terme d’émancipation. Moi, je dirais que c’est s’émanciper du travail, en se battant le mieux possible contre l’exploitation pour favoriser ses chances d’être le moins aliénée possible par le travail. Quand tu as des conditions de travail pourries, tu t’en sors de moins en moins et tu es de plus en plus dépendante et aliénée par ce travail — que ce soit le travail sexuel ou le travail en général. Beaucoup de travailleuses du sexe s’entendent là-dessus, surtout celles qui ont travaillé dans d’autres industries avant. Entre travailler 40h pour un SMIC et un patron qui te touche le cul ou poser tes horaires et tes conditions… C’est un moyen d’échapper à l’aliénation du travail classique.

Ce que je reproche aux abolitionnistes, c’est de ne pas être assez abolitionnistes : ils veulent juste abolir la prostitution, pas l’exploitation. On leur reproche d’essentialiser la condition de la prostituée et d’invisibiliser la condition de travailleuse. Le but est de nous forcer à faire quelque chose qui va être pire, ailleurs, mais qui ne sera pas de la prostitution. Seulement on aura toujours les mains du patron au cul.

Y a-t-il des groupes de parole autour des conditions de travail, de ce qu’on accepte ou pas ?

La question des limites que pose chaque travailleuse du sexe est très compliquée et très intime. Certaines personnes ne veulent pas parler de leur pratique parce que ça ne regarde pas les autres. Poser des limites suppose aussi d’être en position de pouvoir le faire. Se fixer pour but que les travailleuses du sexe puissent poser des limites et valoriser celles qui le font, peut invisibiliser l’expérience de celles qui ne peuvent pas refuser. Qu’une telle accepte la sodomie ou pas, on n’en a rien à foutre, ce qui compte c’est qu’elle aille bien et qu’elle ne se sente pas forcée ; ou alors si elle se sent forcée, la question est de comprendre pourquoi. Parce qu’il y a moins de clients ? Comment ça se fait ?

Les pratiques sont toujours le symptôme d’autre chose. Quand je travaillais en bar, au début il y avait des trucs qu’on faisait et d’autres qu’on ne faisait pas. Quand il y avait moins de clients, certaines se mettaient à faire ce qu’on n’acceptait pas au début. On en rediscutait, parce que quand le client s’habitue, il impose ses désirs (il n’accepte plus de rapport avec capote par exemple), et quand tu lui dis non, il fait jouer la concurrence. Du coup, on s’aidait pour qu’aucune ne cède au client, parce qu’il a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de lui. Et cela marchait. Mais ça demande de développer des liens de solidarité, de sortir d’une logique concurrentielle qui existe partout, et à plus forte raison chez les travailleuses du sexe précaires. Le syndicat a aussi quelque chose à faire à ce niveau là. Instaurer un esprit de solidarité plutôt que de concurrence : comment faire pour se partager des clients, ce qui est interdit parce que c’est du proxénétisme, mais qui se fait de manière informelle parce que les putes se connaissent, par exemple ?

On a accusé le Strass de faire le jeu du libéralisme en étant contre l’abolition de la prostitution, de participer à une réification des corps et des désirs …

C’est complètement idiot de croire que dans une société capitaliste néo-libérale, il y aurait des sphères qui pourraient lui échapper. Les relations sexuelles ont une valeur d’échange, elles participent directement des flux du capitalisme, et il faut le prendre en compte. Lutter contre ne passe pas par un décret ou une déclaration. Finalement, c’est refuser de le prendre en compte qui fait le jeu du libéralisme. Notre but est d’insérer les travailleurs du sexe dans le cadre de la législation, afin d’assurer la même protection à tous les travailleurs. Par exemple, il est très difficile pour une travailleuse du sexe de trouver un logement parce que son propriétaire sera considéré par la loi comme un proxénète. Donc elle se tournera vers le marché clandestin, et là c’est le libéralisme le plus fou qui règne. La question n’est pas morale, elle est économique.

Ce que je reproche aux abolitionnistes, c’est de ne pas être assez abolitionnistes : ils veulent juste abolir la prostitution, pas l’exploitation.

Comment les femmes qui ne sont pas des travailleuses du sexe peuvent-elles être impliquées dans ces luttes ?

Il faut construire une réflexion globale radicale. Les travailleuses du sexe n’ont pas la même expérience du patriarcat que d’autres femmes, parce que les modalités de l’oppression sont différentes. Il faut mener des réflexions dans lesquelles il ne soit plus question seulement des travailleuses du sexe mais qui visent à un horizon universel, pour arriver à un mouvement plus collectif et plus fort.

Le sexe est devenu une monnaie d’échange comme une autre. Il y a une fétichisation de la sexualité, où s’articulent patriarcat et capitalisme. On observe une injonction à la sexualité en tant que chose désirable, marchandise à acquérir. Derrière cela, on trouve toute une économie financière (tu investis pour te rendre désirable), et une économie des sentiments. La précarité affective est très difficile à vivre pour beaucoup, car on est sans arrêt placé face à des modèles d’épanouissement ; or s’épanouir, c’est s’épanouir sexuellement, amoureusement. Finalement, l’industrie du sexe, c’est celle où les choses sont les plus cash : on parle d’argent, point.

Vous avez écrit une tribune avec Rokhaya Diallo, dans laquelle vous évoquez le rejet des prostituées et celui des femmes voilées. Comment vous positionnez-vous par rapport à cet autre combat ?

Ces deux sujets sont ceux qui divisent le féminisme : le travail sexuel depuis quarante ans, le voile depuis dix ou quinze ans. Ça a été très violent, il y a vraiment eu une polarisation de positions irréconciliables.

… qui est d’ailleurs une polarisation de toute la gauche …

De toute la gauche féministe. Quand on a écrit la tribune avec Rokhaya Diallo, certains l’ont interprétée en disant : « vous êtes en train de dire qu’une pute et une femme voilée, c’est pareil. » Non, pas du tout. On dit que les personnes qui se battent contre le voile et celles qui se battent contre le travail sexuel emploient la même rhétorique. C’est le même discours : « je vais te sauver de ton aliénation » ; « parce que tu dis que tu l’as choisi, tu légitimes l’oppression qui s’exerce sur celles qui sont forcées, donc tu es une agente du patriarcat ». Les réactions sont immédiatement très violentes : si tu n’es pas avec nous, tu es une traître et on va te trasher encore plus que le patriarcat lui-même.

La question n’est pas de savoir si la prostitution ou le voile sont émancipateurs ou pas, parce que cela dépend des oppressions particulières qui s’exercent sur chacune. Et le voile n’est pas comparable à la prostitution d’autant que nilevoile, nilaprostitution n’existent ; ce qui existe, c’est un mouvement anti-prostitution et un mouvement anti-voile, qui ont des terrains communs. D’ailleurs on trouve très souvent les mêmes personnes dans les deux mouvements.

Dans les deux cas, il s’agirait de rejeter ces femmes pour rabattre tous les problèmes sur une catégorie de population et dire ainsi que, chez les autres, tout va bien ?

Oui. Quand on dit que les travailleuses du sexe sont particulièrement victimes de la domination masculine, c’est une manière d’exonérer les hommes non-clients de leur participation au patriarcat. Comme « Zéro macho [3] » par exemple : ils ont décidé qu’ils n’étaient plus des oppresseurs. Il faut arrêter ces conneries ! D’autant plus que les raisons pour lesquelles les mecs ont signé, c’est finalement, je résume, parce qu’ « une pute ça ne me fait pas bander ». Ils ont besoin d’être désirés. Donc tout se joue, de nouveau, par rapport à leur bite ; on reste dans une légitimation des luttes par rapport au désir des hommes.

Je rêve du moment où on arrêtera de parler de prostitution.

Vous avez signé une tribune en tant qu’« anti-clients », qu’est-ce que ça veut dire ?

Cela veut dire : avoir conscience du fait que les clients ne sont pas nos alliés. Moi, moins j’en fais, plus je suis contente, moins j’ai à m’investir dans mon travail, et plus je suis contente aussi. La lutte, ce n’est pas pour que les clients puissent continuer à nous baiser, c’est pour qu’on puisse refuser, parce que sinon cela revient à placer la lutte du point de vue des hommes, à dire que la lutte des travailleuses du sexe est une bonne chose parce qu’elle fait du bien aux hommes. La lutte des travailleuses du sexe est une bonne chose parce qu’elle fait du bien aux travailleuses du sexe. Ce sont elles, l’objet et le sujet de leurs luttes, pas les clients.

C’est ce qui est très dur, ce qui fait que nous sommes très incomprises ; on finirait par avoir envoie d’envoyer chier tout le monde : les clients qui veulent nous sauver, les clients qui veulent nous aider, les nanas qui disent « oui c’est vrai, on est toutes des putes ». Souvent ces gens se rattachent au combat des prostituées pour faire valoir leurs propres intérêts. Or l’objet principal de la lutte ce sont les travailleuses du sexe : évidemment cela croise d’autres catégories, il n’y a jamais que des travailleur/ses du sexe, mais aussi des femmes, des pédés, des migrantes… Notre angle d’attaque est que toutes ces personnes sont concernées par le travail sexuel. Et on n’accepte pas qu’on vienne nous dire quel angle d’attaque on doit privilégier pour mener le combat qui nous semble juste.

Mais on arrive petit à petit à poser les termes du débat, et on popularise un nouveau paradigme pour approcher ces questions-là. Il ne s’agit pas de gagner une position hégémonique. Je rêve au contraire du jour où ces catégories auront disparu, et où on pourra aborder les vrais problèmes de manière radicale. Je rêve du moment où on arrêtera de parler de prostitution.

Notes

[1Très opposé à la pornographie.

[2Femme de genre et de sexe féminin.

[3Zéro macho est une association d’hommes abolitionnistes.