Vacarme 67 / Cahier

Paris/Taipei, Taipei/Paris conversation avec Chue Boisetelle, acupunctrice

Ton corps ne t’appartient pas. Il n’appartient à personne d’ailleurs, c’est un genre de logement à titre gratuit. S’il connaît des dommages (vol-incendie-explosion-dommages dûs aux fumées-dommages causés par des liquides-tempête-vandalisme-ouragan-grêle) ou si tu négliges son entretien, tu vivras dans l’inconfort. Pour toi viendra l’heure d’appeler madame Chue Boisetelle. Non, elle ne travaille pas dans le bâtiment. Elle est acupunctrice. Elle est née à Taipei, et c’est à Taipei qu’elle s’est formée, à la fin des années 1970, auprès d’un Maître de la médecine traditionnelle chinoise. Mais c’est en France qu’elle a mis en pratique ses savoirs, en marge de l’institution médicale, sans rendre de compte à qui que ce soit. Conversation avec une dame à la croisée des mondes.

Il n’y a pas de plaque en laiton sur votre porte d’entrée, et vous n’apparaissez pas dans l’annuaire des pages jaunes. Pourtant depuis vingt-cinq ans, vous soignez des gens. Comment arrive-t-on chez vous ?

Le contact se fait toujours de la même façon : la personne souffrante a un ami d’ami qui a un ami qui me connaît, et qui suggère mon nom. Ceux qui m’appellent sont avant tout des personnes qui en ont assez de vivre avec leurs douleurs, qui n’en sont plus à se demander s’ils croient, ou ne croient pas à la médecine que je pratique. Bien sûr, il arrive qu’un patient me dise : « C’est ma sœur qui a voulu que je vous appelle. » Très bien ! Cela n’est pas un problème : tant que le désir d’être soulagé est là, il y a quelque chose à tenter.

Évidemment je ne dispose pas d’échographies, de scanners, ni même de bilan sanguin pour établir mon diagnostic. Alors, avant même de le toucher, je demande au patient de me dire comment il se sent. Je le fais parler, je le regarde ; une grande part de mon diagnostic se fait comme ça. La médecine occidentale ne procède pas différemment d’ailleurs. Je me souviens du cardiologue marseillais qui a su dire à mon beau-père, juste en le regardant bouger, laquelle de ses artères était bouchée …
Quand on rencontre quelqu’un, on reçoit, sans y prêter attention, un grand nombre d’informations qui nous permettent de déclarer, par exemple, qu’« untel est sympa ». Je fais pareil, sauf que mon attention à moi est plus méthodique, mes classifications plus fines. Je cherche à savoir quel est le « type » de cette personne, comment elle dysfonctionne, et de quelle manière je vais pouvoir l’aider.

La seule mention d’une douleur est rarement une indication suffisante. Les douleurs chroniques sont comme des lits de rivière, que des causes d’origines multiples alimentent, par ruissellement. Certains points d’acupuncture agissent comme des vannes : on ouvre les vannes de l’énergie, on voit là où ça ne passe pas, là où ça bloque, et on avise. La médecine traditionnelle chinoise ne parle pas de « psychologie » ou de « psychosomatique » ; [la partie du texte qui sera visible] elle cherche seulement à comprendre la cause de la douleur, et à la traiter, pour que la personne se sente mieux. On n’utilise pas non plus le terme de « guérison », car après cette douleur, il y en aura sûre-ment d’autres. On n’utilise pas plus le mot « patient », qui donne une idée passive de l’état de malade. On dira : « quelqu’un qui ne fonctionne pas bien »

Traditionnellement, on préfère intervenir aussi peu que possible. La médecine chinoise ne cherche pas à gommer un symptôme, mais à rétablir un bon fonctionnement global du corps. Les soins — tant les plantes médicinales, qui sont des poisons, que les aiguilles de l’acupuncteur, qui sont des agressions infligées à l’organisme — portent à conséquence. De plus, quantité de paramètres interagissent avec le traite-ment : l’habitat du patient, son alimentation, ses habitudes horaires… Aucun médecin ne peut affirmer catégoriquement, dès la première consultation, comment l’organisme va réagir — quels vont être les effets secondaires, pourrait-on dire. L’habitude taïwanaise, c’est de voir le malade à intervalles rapprochés — tous les deux ou trois jours — pour ajuster le traitement. Mais ici, en France, j’ai dû adapter ma pratique, parce que je ne veux pas que la personne se sente « bloquée » par une médecine « qui ne va pas de soi ». Je ne fixe pas le rendez-vous suivant, et je pense mon traitement en fonction de cet aléa.

Avant cinq ans, les enfants n’ont presque pas besoin d’être soignés ; c’est comme une châtaigne, ou un gland : le germe pousse et se nourrit de la graine, il n’a besoin de rien d’autre. Quand la graine est épuisée, alors, il faut soigneusement alimenter la pousse par des apports extérieurs. Pres-que tout le monde naît avec cette base, cette base d’énergie à entretenir. Il vaut mieux en prendre soin : on peut faire tomber un immeuble en une heure, le reconstruire demande plus de temps. Si, à partir de leur cinquième année et jusqu’à la fin de leur vie, les gens menaient une existence régulière et sobre, s’ils se couchaient avec le soleil, s’ils se nourrissaient de façon équilibrée, s’ils ne connaissaient ni le stress ni les émotions fortes, le médecin n’aurait rien à faire. Mais personne ne vit ainsi. Et je ne conseillerais à personne de se couper de son milieu, de sa famille, de ses amis, pour tenter de vivre ainsi : pour tout ce qui touche à la santé, au corps, qui est terrain mouvant, je me méfie des décisions radicales. La médecine que je pratique se propose, tout au contraire, d’accompagner, de corriger, de compenser les disharmonies du mode de vie.

Comment expliqueriez-vous ce que c’est que l’énergie ?

Je ne cherche pas à l’expliquer. En revanche je peux la faire ressentir. Pour qui n’y a jamais fait attention, cela semble magique ! J’ai souvent constaté comme il serait facile d’ouvrir une secte ici.

Vous l’expliquez-vous à vous-même ?

Expliquer, c’est-à-dire ? Donner une explication physiologique à l’« énergie » ? Je ne pense pas que le corps se résume à ce que l’on sait de sa physiologie. Il y a des cercles de savoirs, il y a des intersections entre les cercles, mais il me semble vain de vouloir caler ces cercles les uns sur les autres. Le terme utilisé en chinois, 氣 (Qi), n’a pas d’équivalent en langue française. Si on observe les signes qui le composent, il faudrait le traduire par « vapeur au-dessus du riz ». Je me représente l’énergie comme une cheminée que l’on alimente, pour que la chaleur circule.

Mon fils est étudiant en médecine, et par ailleurs, je lui enseigne ce que je sais. En cours, on lui demande d’apprendre par cœur le nom de chaque vertèbre ; alors, quand je lui affirme que l’angle entre le pouce et l’index correspond à l’angle du cou et de l’épaule, ou encore, que pour soulager un genou dans un plâtre on peut piquer le coude, il a du mal à l’entendre. Mais si un jour, dans sa pratique de médecin, il se trouve bloqué, la pensée analogique l’aidera peut-être à trouver le détour qu’il faut pour soigner.

Un même point d’acupuncture peut servir à trente soins différents, selon l’ordre dans lequel on aborde les points, l’inclinaison de l’aiguille, la profondeur du piqué, si on plante lentement ou rapidement, si on laisse l’aiguille en place longtemps… Ce sont des paramètres auxquels je faisais peu attention quand je soignais des Taïwanais ; mais les Occidentaux ont souvent une énergie instable : si on ne veut pas les laisser complètement groggy, il faut être précautionneux. En France, je préfère piquer les gens le soir ; ensuite, ils dorment.

Quand on plante, on sent l’énergie de la personne. Parfois l’énergie du patient « mord » l’aiguille : il y a une contraction du muscle, l’aiguille devient difficile à bouger ; parfois l’énergie du patient repousse l’aiguille, et celle-ci est éjectée. Parfois encore, on a l’impression de planter l’aiguille dans le vide… c’est terrifiant. C’est le cas notamment des patients qui ont suivi une chimiothérapie. Il arrive aussi qu’une sorte d’« électricité » passe dans l’aiguille, et la rende inutilisable ; au toucher, on sent que le métal a été altéré, cela fait comme des écailles, comme de la peau de requin. Le coton s’y accroche quand on désinfecte les aiguilles en fin de séance.

Pensez-vous pouvoir tout soigner ?

La médecine chinoise est surtout préventive : elle sait activer les défenses immunitaires, rendre l’organisme plus résistant... Mais elle est impuissante contre le virus du rhume, ou du sida.
Mon maître m’a enseigné que, dans environ 25 % des cas, mon soin sera sans effet. Non pas que le patient soit incurable, ou que je manque de compétence, mais parce qu’entre lui et moi, « ça ne va pas ».

Cette personne doit chercher un autre médecin ?

Oui.

Mais, le patient incurable, existe-t-il ?

À l’époque où j’étais apprentie, nous travaillions en équipe. Nous étions quatre-vingts, je pensais : « Donc, les fameux 25 % d’incompatibilité s’annulent ? » Et puis, une dame en fauteuil roulant s’est présentée à notre consultation, et elle est revenue, plusieurs semaines de suite : les effets de nos soins n’étaient pas à la mesure de notre investissement… Notre maître est finalement intervenu : nous ne pourrions pas la guérir, mais nous pouvions, et nous devions l’accompagner, faire en sorte qu’elle se sente moins mal, moins seule avec sa douleur.

Un jour que j’étais à Taipei, en touriste, une jeune femme m’a affirmé : « À Taïwan, on paye son médecin tant qu’on est bien portant. Et l’on ne le paye plus le jour où l’on est en mauvaise santé. » Je n’ai pas compris si c’était une façon d’imager la différence entre médecine occidentale et médecine chinoise, ou bien une réalité.
Cela a pu être vrai dans de petites communautés. Ce qui reste vrai, c’est que l’argent n’est pas le seul échange possible.

Quand j’avais quinze ans, les journaux parlaient beaucoup des conflits dans le Triangle d’or (entre la Birmanie, le Laos et la Thaïlande) et de la difficulté d’acheminer là-bas des médicaments. Je voyais mon père, qui était un grand médecin, soigner avec si peu de choses — évidemment, on ne fera pas repousser un bras amputé, mais il y avait tellement d’autres maux — et je me disais « ce serait merveilleux, si on pouvait envoyer là-bas des gens comme mon papa ». Mon envie d’apprendre cette médecine a commencé là.

Ici, en France, il m’arrive de faire payer certaines personnes parce que je vois que le soin « n’ira » pas sans cela. Il m’est même arrivé de demander très cher, mais ensuite, j’ai perdu beaucoup de temps à m’en justifier auprès de moi-même, alors que le payeur, lui, était sûrement déjà passé à autre chose... En général, je préfère ne pas demander d’argent. Pour mon confort, probablement.

Traditionnellement, les secrets de la médecine chinoise se transmettent de père en fils. Or je suis une fille, et une fille de bonne famille ne tripote pas des corps.

Si je mourais de faim, je demanderais à me faire payer, qui n’a pas besoin d’un gagne-pain ? Il se trouve que je ne suis pas dans le besoin. Et ce que j’ai appris ne m’a pas coûté d’argent — peut-être l’équivalent de dix euros, pour l’achat de livres. Aujourd’hui, je distribue ce que j’ai reçu gratuite-ment de mon maître, et de mon père.
Traditionnellement, les secrets de la médecine chinoise se transmettent de père en fils. Or je suis une fille, et une fille de bonne famille ne tripote pas des corps. Enfant, j’ai été soignée par mon père : je l’ai vu penser et agir, cependant il a toujours refusé de me transmettre un savoir structuré. Ma très grande chance a été de rencontrer Chen Yikui, le maître auprès de qui je me suis formée.

Comment s’est déroulée votre formation auprès de Chen Yikui ?

À cette époque-là — on était en 1976-1977 — Chen Yikui avait une quarantaine d’années, et la médecine traditionnelle chinoise ne se portait pas bien. Les malades préféraient se tourner vers les médecines occidentales, dont les effets se voient plus rapidement, et les « fils de maîtres » avaient de moins en moins envie de prendre la relève.

Chen Yikui désespérait de voir cette science se perdre. En ouvrant une école de médecine traditionnelle pour tous, il a levé contre lui trois fronts : les vieux maîtres, scandalisés que les secrets ancestraux puissent être divulgués ; ceux qui souhaitaient amener l’acupuncture vers les standards modernes ; et les « convaincus de la médecine occidentale », qui n’accordaient tout simplement aucun crédit à ces pratiques… Cela n’a pas empêché les volontaires d’affluer : des jeunes, des vieux, des femmes…

Et des Occidentaux ?

Dans l’école de Chen Yikui, il n’y avait pas d’Occidentaux. Pour qui n’a pas grandi en Asie, ç’aurait été un enseigne-ment compliqué. Je vous donne un exemple : le socle de l’acupuncture traditionnelle, c’est l’astrologie. La méthodologie enseignée par mon maître se propose d’utiliser l’heure de naissance du patient pour orienter le soin. Souvent, il arrive que le patient ne connaisse pas son heure de naissance ; alors, en remplacement, on prend… l’heure de son rendez-vous avec le médecin. La rationalité occidentale résiste à ce genre de pensée ! Mais un Taïwanais aura moins de peine à l’entendre, à cause d’un fond culturel bouddhiste : je te rencontre parce que nous devions nous rencontrer, parce que nous nous sommes déjà rencontrés…

…dans une vie précédente ?

Ailleurs. On ne sait pas. On ne pose pas la question. Il n’y a rien à trouver dans les hasards.

Expliquez-nous la façon dont on utilise l’heure de naissance.

Ce sera une explication très, très grossière. L’heure de naissance détermine l’élément dominant de la personne (eau, terre, feu, fer, bois) et sa tendance (yin ou yang).
Ce qui est yin a généralement besoin d’être renforcé, et ce qui est yang, d’être déforcé, pour parvenir à un équilibre. Une personne « feu » sera renforcée par ce qui est « bois », et déforcée par ce qui est « eau ».

Les organes du corps et les aliments sont eux aussi classés par élément « eau, terre, feu, fer, bois ». On active certains organes, on en calme d’autres ; on prescrit certains aliments, on en évite d’autres… Là où tout se complique, c’est que la classification en éléments d’un même aliment évolue en fonction de sa maturation, de sa couleur, du cru et du cuit, et même du mode de cuisson ! La médecine traditionnelle use de ces paramètres pour arriver à une harmonie du corps.

Je m’amuse de voir la médecine occidentale découvrir pièce par pièce ce que la médecine chinoise utilise, depuis très longtemps, de façon empirique.

Je m’amuse de voir la médecine occidentale découvrir pièce par pièce ce que la médecine chinoise utilise, depuis très longtemps, de façon empirique. Récemment, il a été a mis en évidence la présence de neurones dans nos intestins [1], plus de 80% de la sérotonine en circulation dans l’organisme serait sécrétée là… Et entre un cerveau et une masse intestinale, l’analogie de forme est troublante, non ?

Chen Yikui affirmait qu’il était possible de changer la personnalité d’un individu en modifiant son alimentation. Pour nous en convaincre, il nous a demandé de nous plier à une expérience. Il a prescrit à chacun, en étudiant nos « heures de naissance », un régime à base d’organes d’animaux (car c’est dans les organes que les « éléments » sont à leur plus haute concentration). Moi, j’ai eu du rein de porc. Cru, le rein de porc ! On a congelé nos « prescriptions » en petits cubes à avaler chaque matin avec un grand verre d’eau, pendant deux mois. Au bout d’un mois et demi, j’ai pu constater que, dans certaines circonstances précises, je ne réagissais pas comme à l’ordinaire… Selon les apprentis, les résultats ont été plus ou moins spectaculaires, les temps de réaction ne sont pas les mêmes pour tous les organismes, mais enfin, cela nous a ouvert des pistes de travail.

Anne Cheng écrit que « l’important est de “savoir comment” plutôt que de “savoir que” », et que « le disciple n’est pas un cerveau dans lequel on verse du savoir. Quant à la personne du maître, si elle a bien valeur d’exemple, elle importe moins que la trace qu’elle laisse. (…) Ceux qui se réclament de l’enseignement confucéen ont du souffle (en chinois, on dirait du qi 氣). Ils inspirent, au sens le plus littéral du terme. [2] » Qu’en pensez-vous ?

C’est très exact. Plus trivialement, je peux rapporter ceci : parmi les étudiants de Chen Yikui, il y avait des « espions » qui suivaient les cours pour rapporter à d’autres maîtres ce qui s’élaborait dans notre école. Chen Yikui le savait, bien sûr, et il ne s’en formalisait absolument pas. Il souhaitait précisément que les savoirs soient remis en mouvement et circulent.

Son enseignement était pensé ainsi : d’abord, deux mois de cours intensifs, des pages et des pages de points à apprendre par cœur. Puis des cours tous les soirs, pendant deux ans (sans que l’étudiant n’ait à débourser un centime). Enfin, chaque week-end, des consultations. Ces consultations étaient le contrat, la contrepartie : les étudiants de Chen Yi-kui s’engageaient à donner des soins gratuits les samedis et dimanches de 8h à 19h. On appelle ça le « yi-zhen » — « on ouvre notre porte ». L’idée était double : que les élèves se forgent une pratique, et aussi, qu’ils en fassent le compte-rendu au maître, pour lui permettre de vérifier à grande échelle certaines de ses hypothèses de médecin. Ensuite, nous étions bien sûr les premiers à bénéficier du résultat de sa recherche.

Au début, ces « yi-zhen » avaient lieu dans notre école, à Taipei, puis nous nous sommes rendu compte que la gratuité ne suffisait pas à déplacer une population large. Alors, nous nous sommes fait prêter d’autres espaces, des salles de mairie, des salles d’associations, des locaux appartenant à des églises protestantes ou catholiques, à des temples bouddhistes, taoïstes, ce qui a élargi notre consultation à toutes les catégories sociales. Dans chacun de ces lieux, nous nous installions pour quatre semaines, et nous recevions tous ceux qui le souhaitaient. Certains venaient par curiosité, ou parce que c’était gratuit. D’autres venaient pour se faire tripoter par de jeunes filles — Chen Yikui les repérait assez vite et donnait ses directives : « celui-là, tu lui fais ça, ça, ça. » Il nous indiquait des points sans conséquence sur la santé, mais très douloureux. « Après, il ne reviendra pas vous embêter ».

On voyait aussi de « vrais » malades. Chaque consultation mobilisait trois ou quatre apprentis ; le maître, ou un de ses disciples, était toujours à proximité, pour assurer notre diagnostic.

Ça a été une petite révolution, aux conséquences indirectes diverses : Chen Yikui, trop contesté à Taïwan, a été contraint de migrer. Il a ouvert une école aux États-Unis, une autre au Canada, ce qui a évidemment modifié le cours de sa recherche. Autre conséquence, l’université de Taïwan s’est décidée à ouvrir des sections de médecine traditionnelle — même en France, à l’Institut Pierre et Marie Curie, cette médecine est enseignée aujourd’hui. Seulement les habitudes de cloisonnement universitaire conviennent mal à ce genre de savoirs. Acupuncture, shia-tsu, tai-chi, qi-gong, pharmacopée traditionnelle, astrologie, acupression, feng-shui sont différentes approches d’une même appréhension du corps, et travaillent en écho les unes aux autres. Nul ne peut être spécialiste en tout, mais je n’imagine pas un médecin sérieux se limitant à une seule de ces disciplines.

Je suis moi-même le produit de cette approche. À quinze ans, j’ai étudié la danse, l’opéra chinois puis le ballet mo-derne, avec Lin Hwai-Min, le fondateur du collectif Cloud-Gate. Il disait : « Le ballet est occidental ; notre corps d’Asiatique ne sera jamais aussi bon à ça que le corps d’un Occidental ; pour apporter quelque chose à cet art, il faut qu’on le nourrisse de ce qui nous est spécifique. » C’est en m’initiant au tai-chi que j’ai eu connaissance de l’école de Chen Yikui, et que j’ai rejoint son groupe.

Vous avez évoqué la réticence de votre père à vous transmettre sa science : comment a-t-il réagi à votre décision ?

Je ne lui ai rien dit ! Et puis ma mère a eu une douleur chronique dans le genou que mon père n’arrivait pas à faire disparaître complètement. Timidement, j’ai proposé d’essayer quelque chose… et je l’ai traitée par l’acupuncture. Avec succès. « Ah ? Tu préfères te faire soigner par ta fille que par moi ? » a demandé mon père. Ce fut son seul commentaire. Plus tard, il m’a offert ses aiguilles, des aiguilles anciennes, en argent, précieuses et extrêmement fines — les aiguilles communes sont maintenant en inox.

Quelle était la pratique de votre père ?

Mon père travaillait surtout par acupression. Le président de Taïwan en personne le faisait chercher en voiture officielle. Autant dire qu’il était à l’abri de la « crise de la médecine traditionnelle ». Avant lui, mon arrière-arrière-grand-père avait fait fortune dans la pharmacopée traditionnelle ; mais fortune et secrets de fabrication se sont perdus à la génération suivante, car son fils — mon arrière-grand-père — est mort très tôt, peu de temps après lui, laissant un enfant en bas âge — mon grand-père. Mon père est né dans une fratrie de treize enfants, il n’a pas toujours mangé à sa faim, et son premier métier a été réparateur de mobylettes. J’avais deux ans quand il a eu un grave accident de moto, qui lui a fait perdre la vue. Il a intégré alors une formation de masseurs : à l’époque cette profession était réservée aux aveugles. L’accident a été la chance de sa vie.

Et vous, quel accident vous a conduit en France ?

J’ai épousé un Français ! À mon arrivée ici, il m’a été plusieurs fois demandé d’animer des stages de formation pour médecins généralistes. J’ai toujours refusé, à cause de la durée ridicule de la formation, qui est de trois mois. Trois mois, et on peut inscrire « acupuncteur » sur sa carte de visite ? C’est une folie. Un jour, un ami médecin m’a appelée : « Dis-moi, l’acupuncture, c’est bien pour soigner l’asthme ? Je te pose la question parce que mon patient, qui est allé voir un acupuncteur, a maintenant les poumons remplis d’eau… » Pour l’asthme, le point le plus couramment utilisé se trouve au niveau du plexus. Ce qu’une formation de trois mois ne dit pas, c’est que, sur ce point, il ne faut jamais planter l’aiguille tout droit. Il ne dit pas non plus comment choisir l’inclinaison qui conviendra à tel ou tel patient. Or, c’est de première importance. À Taïwan, l’importation de la médecine occidentale ne se fait pas non plus sans ratés : comme les Taïwanais ont coutume de retourner voir leur médecin plusieurs fois pendant la durée de leur traitement, des antibiotiques sont prescrits pour deux jours seulement. Le patient, qui se sent subitement mieux, néglige le rendez-vous suivant... Le résultat est catastrophique.

À l’inverse, certains médecins utilisent la pharmacopée traditionnelle à la manière occidentale, c’est-à-dire, déjà conditionnée en sachets, en gélules, pour une cure de deux ou trois mois…. Et de plus en plus de gens souffrent de cal-culs des reins. Il y a un vrai marché du « lavage de rein » à Taïwan ! La raison en est que la pollution de l’environnement charge en métaux lourds les plantes habituellement utilisées pour ces remèdes. Et comme le traite-ment est continu, l’organisme n’a pas de répit et ne peut rien éliminer — alors qu’il suffirait d’une préparation en kit, à laver et à préparer soi-même, « à l’ancienne », et de s’en tenir à des prises ponctuelles, pour résoudre ce problème… Je ris et je me désole de voir les savoirs attrapés ainsi, « par le petit bout ». Le « dialogue culturel » n’est jamais si simple ! En temps que Taïwanaise vivant ici, je vois la rigueur que je dois exiger de moi-même pour ne pas céder à la tentation de la transposition… Ce que j’apprends à mon garçon (à certains de mes patients, aussi, je l’espère), c’est que d’autres logiques sont possibles, et qu’elles peuvent peut-être être efficientes ici. A minima, que cela cohabite, déjà, c’est bien.

Notes

[1Le ventre notre deuxième cerveau diffusé sur Arte, documentaire de Cécile Denjean (France 2013, 55 min).

[2Vincent Casanova, Ariane Chottin et Stany Grelet, « Le ressac de l’histoire. Entretien avec Anne Cheng », Vacarme n° 52, été 2010, p. 12.