Actualités

chroniques de Cannes (1)

Au royaume de Cannes, les smokings sont rois

par

Au royaume de Cannes, les smokings sont rois

Arthémis Johnson, en direct du Festival de Cannes. Première chronique.

Avant les films, il y a la ville. Et, à peine, la mer, cachée derrière les yachts qui sont comme de gros camping cars des riches et qui font barrage entre le large et le reste. Restent les palmiers et les bureaux de films sous tentes pointues, les terrasses, les marchands de lunettes de soleil. Les plages privées bâchées de plastique, derrière dansent des happy few sous les regards de badauds qui ne peuvent les rejoindre. Entre, des anomalies qui sont, pour les habitués du festival, des habitudes, ou encore des habitus de parades, d’éventails, de chapeaux, de serre-têtes fleuris, de lunettes de soleil gigantesques comme des oreilles de souris rabattues sur les yeux, et des badges, des badges qui dansent autour des cous (jamais vu autant de badges, des badges de toutes les couleurs, des badges qui dansent, le mien aussi danse et, entre vous et moi, soyons clair, mon badge est jaune, la plus petite puissance qui soit, avant le néant, au royaume de Cannes).

Surtout, qui dansent, des femmes et des femmes.

Pourquoi remarquer les femmes ? Elles sont vêtues de plein soleil comme on se vêt le soir. Des talons. Des robes longues et des bustiers. Des traines. Des couronnes de fleurs. Des pochettes lamées. Et encore je vous parle, au mieux, de femmes badgées, de femmes accréditées, pas des stars terribles que je ne cherche même pas à voir, je vous parle de la femme commune de Cannes, la femme commune qui a à voir avec le cinéma, mais qui n’en est pas une, de star, seulement une lumière de la ville, une star du trottoir de Cannes.

Et les plus belles sont celles qui sont le mieux vêtues.

A Cannes, l’habit fait la beauté. Parce qu’elles sont très nombreuses, ces femmes vêtues pour contredire l’ordre cosmique de la succession des nuits et des jours, et que la foule est dense, alors ce qui est beau est ce qui tranche, et ce qui tranche, c’est la qualité. La qualité qui fait le style. Je n’ai pas pu apercevoir une femme belle en basket et en jean. Aucune comme cela. Il y en a sûrement, mais elles ne sont pas visibles parmi ces grandes fleurs qui ondulent, perchées, robes longues, fluides, bustier. Avec elles, ou en groupes, ou parfois seul, comme un animal aux poils soyeux égaré, l’homme qui les accompagne ou qui marche d’un pas pressé le long d’une façade en stuc, passe en noir. Pour eux, les hommes, c’est une autre règle que celle qui prévaut pour les femmes. Ne sont vus que ceux qui se ressemblent tous, que ceux qui sont vêtus de noir, entièrement, chemise blanche, nœud papillon. On voit la femme, quand elle se différencie par son élégance-extravagance, par la quantité d’argent mise dans la tenue, on voit l’homme lorsqu’il se fond dans la ritualité sombre obscure du smoking.

Bêtement, je pense à une scène spectaculaire du Titanic. Quand la mer entre d’un seul jet dans la grande salle de réception qui bascule, alors que tous les hommes sont en haut-de-forme, smoking, debout, face à elle. Grande scène de désastre.

Photo Lola Frederich

Arrivée là, les badges sont oubliés. La musique monte vers ce que je devine être les marches, et que ma guidesse nommée délicieusement Lola, héroïne de Jacques Demy égarée à Cannes, m’interdit d’aller mater, « parce que c’est ignoble », tandis que je fais la queue en plein cagnard pour voir Jauja, le film de Lisandro Alonso (Un Certain Regard). Tout à l’heure, je passerai devant une sortie de stars, quand les stars ne sont pas encore là. Cohue. Motards. Voitures de luxe vides qui attendent leur bête sortie de la jungle lumineuse. J’interroge une femme sur l’identité de ceux qui vont sortir par cette double-porte vacante posée entre deux plantes vertes. Elle répond : « J’aimerais bien le savoir. »

Trois jeunes filles assises à même le sol. Elles viennent de Marseille. Elles attendent depuis douze longues heures d’apercevoir Justin Bieber. Justin Bieber ! À la place, elles verront Paris Hilton. Moi aussi, par hasard, en sortant des chiottes du bâtiment de la Quinzaine des réalisateurs, en empruntant l’escalier du fond, je sortirai au bord d’une entrée d’hôtel de luxe, encore personne, et je croiserai la route de la toute petite Barbie blonde qu’on nomme Paris Hilton. À cette occasion, je ferai d’ailleurs connaissance de ces trois jeunes filles, mes trois jeunes muses, mes trois jeunes amies éphémères amoureuses de Justin Bieber. Au royaume de Cannes, les jeunes filles sont heureuses de rêver aux images puissantes, à leur incarnation saisissante.

Donc, je fais la queue, j’attends sous le soleil en mangeant une glace, un sorbet au citron, et je réfléchis à Cannes-Versailles, Cannes-promenade du bois de Boulogne, Cannes-calèches, Cannes-Saint-Tropez, Cannes-Fleurs, et Cannes-Smoking.

Finalement, je rentre. Je verrai le film. Je verrai aussi Viggo Mortensen, qui nous parle de foot. Ce n’est pas grave, on ne comprend rien. On applaudit. Comique quand on pense à son rôle de paternel à la ramasse métaphysique dans le film d’Alonso. Tous — Viggo, Paris — me paraissent plus petits et plus minces qu’à l’écran. Mon voisin m’explique que la pellicule fait grandir de 10 centimètres et grossir de 8 kilogrammes. Tout s’explique. Nous admirons des avortons grandis artificiellement. Mais ce sont des humains comme nous. Lola n’a pas cette chance. Elle ne verra pas le film. Il faut dire que son accréditation est une accréditation professionnelle. Lola n’est que cinéaste. Les journalistes, ou pseudo, comme moi, passent avant elle. Toute cette puissance, pour que le régime médiatique marche à plein régime… même les tout petits poissons à badge jaune comme moi ont le droit de toucher à cette puissance. Même moi, le jaunet, je passe avant elle. Logique de Cannes.

Cette femme, tout à l’heure, qui me dira qu’elle ne sait qui elle attend et qui elle veut voir, mais qui attend et qui veut voir, en dépit de tout et malgré tout, je l’ai rencontrée après avoir vu le film d’Alonso.

Mais elle était déjà entrée dans le film sans le savoir, avant notre rencontre, puisque nous vivons tous dans un grand film qui déborde les écrans et se renverse sur la vie matérielle. Le cinéma recouvre le monde de nappes épaisses de sens : même Cannes. Cette femme est l’énième personnage du film existentiel d’Alonso. Un film constitué en course initiatique dans le désert — un père cherche sa fille au cours d’un western métaphysique décalqué de La prisonnière du désert de Ford. Le film est une immensité de désert des Tartares qui s’anamorphose en parc de château chic puis en épaisseur moussue bordant le fond d’un cours d’eau dans un pays du Nord. Ce que je vois n’est pas ce que je crois voir. Ce père, qui perd sa fille, n’existe pas. Cette jeune Ingeborg qui fuit dans le désert en compagnie d’un soldat déserteur qui s’appelle Corto n’est pas déshonorée par un officier disparu pour vivre avec les Indiens, et qui égorge tous les êtres fantomatiques de passage qui croisent le père. Le moment n’est pas l’existence, ou la perte de l’existence, c’est la prise de conscience que l’existence n’existe pas. Le père comprend que sa fille n’existe pas non plus et nous l’accompagnons dans cet apprentissage du néant. Il ne sait plus quel est l’objet de sa quête. Mais la quête est là. Tout cela est connu par cœur. C’est l’histoire de toutes les grandes histoires initiatiques. Au royaume de Cannes, l’initiation prend une saveur particulière. Qui existe ? Qui n’existe pas ? Quel Indien ou quel puissant va surgir derrière ce palmier susceptible de m’emporter ailleurs ? Où ?

Photo Lola Frederich

Le monde est grotesque et fascinant.

C’est la démesure.

Alors, on se raccroche aux robes longues et aux smokings.

Mais la jeune fille du film d’Alonso s’appelle Ingeborg et elle est habillée comme ces jeunes filles rares dans les western qui sont des jeunes filles bien rangées : celles qu’on voit dans le fond des scènes de duel au flingue, avant de devenir des matrones, des patronnes de quincaillerie dans ces futures grandes villes de l’Ouest dont le cinéma documente mythiquement la naissance. Pour s’intéresser à elles, il faudrait que Clint ou Steve ou James, pose le regard sur elles, ce qui n’arrive pas. Ou alors, elle est cet autre soi de Claudia Cardinale dans Il était une fois de l’Ouest : avant de découvrir toute sa future famille assassinée, même le petit, Ingeborg ferait sensation à Cannes en raison de l’anachronie délirante de sa robe, et de la bifurcation insensée qu’elle inflige à son existence, en abandonnant de nuit les colons blancs exterminateurs pour rejoindre les Indiens et se perdre avec eux : Paris Hilton qui s’écrabouille dans la gouttière de Cannes, emmenée dans le panier à salades avec les trois jeunes Arabes que j’ai vu se faire embarquer sur la Croisette ? Ils étaient assis très sagement entre deux palmiers. Lola m’explique que Cannes est densifiée de caméras de surveillance. Un voleur de téléphone portable a trois minutes de vie libre après avoir commis son forfait. Même si Paris Hilton prenait la Gare Bifur, ça ne marcherait pas. On serait encore dans le cinéma. Alors que le film d’Alonso réussit à ne plus en être, à nous mener autre part. Quelle force.

Demain, Guett. Le procès de Viviane Amsalem. Une femme israélienne qui essaye de divorcer pendant plus de cinq-années car son mari ne veut pas. Et aussi toute l’attention sera portée aux serviteurs des puissants : les portiers, les serveurs, les chauffeurs, les gardiens, les flics, tous ceux qui ne sont pas blancs au Royaume de Cannes et avec lesquels nous parlons.