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chroniques de Cannes (4)

Des palmes vertes dans notre vie (à Cannes)

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 Des palmes vertes dans notre vie (à Cannes)

Arthémis Johnson, en direct du Festival de Cannes. Quatrième chronique.

Still the water de Naomi Kawase
Snow in paradise d’Andrew Hulme

Donc, les végétaux.
Les végétaux cannois.
Comme la littérature, le cinéma change le monde et un très grand beau film devait changer Cannes en profondeur, au-delà de ce que pouvait imaginer Arthémis Johnson, au-delà de tout. Même le regard, et son dispositif, devaient être métamorphosés. Finies les circulations entre l’écran et le monde, les échos, les points de contact, les lignes de fuite, les allers et retours, les Palaces.
Finies les Rolls Royce.
Et même les Alpina.

Qu’est-ce qui se passe ? Comment on se fait embarquer dans un grand film dont on sait pourtant en le regardant qu’il appartient au genre du « grand beau film », comme on sait que tel livre appartient au genre du polar ou de la littérature-monde, etc. ? Il paraît qu’il y a des livres-Prix Nobel, ou des livres-Pulitzer, comme il y a des films-Palme, des films Palme d’or, palmes vertes, tranquilles, calmes, qui flottent dans l’air insulaire, après des typhons destructeurs (en souterrain, le tsunami), sur l’île d’Amami, au sud du Japon filmé par Naomi Kawase. La grandeur comme genre. La grandeur comme beauté.
Et on s’abandonne.
On lâche.

Photo Lola Frederich

C’était la première fois les marches de Cannes. Première projection officielle. On grimpe le tapis rouge, on sait qu’on entre dans la télévision mais c’est une connaissance abstraite. Ensuite, des ouvreurs et des ouvreuses très stressés qui doivent faire rentrer le plus vite possible au moins 5000 spectateurs dans la grande salle du Palais. Et on finit au poulailler, et tout ce qui se passera ensuite — la montée des marches par l’équipe du film puis leur entrée dans l’orchestre puis les saluts à la fin de la projection, les larmes des acteurs, et de Naomi Kawase elle-même, l’ovation longue, prolongée, continue mais douce — tout cela sera vu ensuite en temps réel sur l’écran immense qui surmonte les spectateurs. Ce n’est pas gênant. On a le sentiment de participer à l’événement quand même car on a tous vécu au même moment dans le même noir le film et aussi ce qui se passait à l’écran, avant et après, y entrait — la montée des marches — en sortait — la descente des marches. C’est comme au théâtre. Il y a un cercle magique de la scène au parterre et on applaudit le film à égalité avec tous, en haut, en bas. C’est un grand moment.

Et quand on sort, tout ce qui est vert dans la ville fait sens. Une étrangeté. On comprend à quel point en -600 avant J.C., le moment phénicien du royaume cannois pour Arthémis, la baie devait être merveilleuse, aussi, avec ses palmiers danseurs, ses énormes plantes grasses, immobiles, comme des plantes carnivores, ancestrales, patientes, dans le sous-bois de l’Amazonie. Même la poussière des voitures sur les feuilles hérissées de piquants aux carrefours, contre un pan de mur en ruines, pas repeint du moins, fait signe vers une nature retirée et secrète dont les derniers représentants, les végétaux cannois, conservent, comme des concrétions vivantes de mondes disparus — car la luxuriance, la profusion des palmes vertes sont définitivement perdues dans la ville — une part du mystère cosmique que recèle tout grand spectacle de la nature. Cette transcendance vivante des arbres, ce toucher sensible des teintes infinies de vert.
Après les filles, les feuilles.

Photo Lola Frederich

Ce sentiment d’une disparition est un sentiment d’époque. C’est aussi un grand désastre au Japon. La beauté de la végétation de l’île d’Amami, qui est en soi un hommage à la beauté hypnotique du cinéma, contient sa disparition. Il y avait un défi dans le fait de filmer une immense beauté naturelle, la mer, même ses profondeurs, les vagues, un typhon, bordée d’une végétation et d’un vent qui l’anime dont on ne se lasse jamais durant ce long film, à filmer cette immensité depuis sa disparition advenue dans son passé. Comme si le cinéma, les histoires que racontent les films, était un fétiche assez puissant pour contrer ce qui est advenu irrémédiablement : moins les saccages provoqués par une catastrophe naturelle incommensurable (le tsunami) que le pourrissement lent de toutes ces beautés naturelles qui nous entourent et contre lequel nous sommes si démunis (Fukushima). Mais le film, avec intelligence, ne fait qu’effleurer, effeuiller le désastre, en se rapprochant tout doucement de nous, de notre vie, de ce qui fait qu’elle devra s’arrêter un jour et que, plus grave, bien plus grave, elle devra s’arrêter chez les gens que nous aimons. Et qu’il n’y aura rien à faire contre, que nous serons alors aussi démunis que s’il s’agissait de lutter à mains nues contre un typhon.

On ne peut pas lutter à mains nues contre un typhon. On ne peut pas retenir nos parents qui vont partir. C’est l’histoire de Still the water de Naomi Kawase. Mais l’impossibilité de la lutte n’équivaut à aucune résignation. On comprend qu’elle est liée indécidablement et mystérieusement à tous les commencements. Les vagues prennent leur énergie à des centaines de kilomètres au large et les hommes qui nagent en elle, avec elle, ne nagent que leur courbe finissante, l’énergie accumulée dans l’immensité se mêlant à eux, ils s’unissent seulement à ce prix l’un à l’autre. Il ne faut pas en dire plus, excepté que dans Still the water, les hommes sont des vagues aussi (sont parlés et filmés comme tels), et eux-aussi, comme elles, doivent s’échouer. Toute la question est de savoir comment nager jusqu’au rivage. Comment nager la vague jusqu’à sa fin. Arthémis que fascinent depuis des années les hommes qui dansent sur les vagues, qui a lu tout ce qui pouvait être à sa portée concernant cette pratique très ancienne qui consiste à suivre la courbe d’une vague en harmonie avec elle s’est littéralement arrêtée de respirer à ce moment du film.
Ici, il faut s’arrêter un moment.

Photo Lola Frederich

Le film de Kawase décrit un monde animiste dans lequel la mort lente d’un animal peut faire directement sens dans notre existence. La femme, ou la vague, qui meurt sous nos yeux en écho à cet animal est chamane. Elle meurt entourée de sa fille et de l’homme qu’elle aime en écoutant une musique jouée par un vieil Orphée assis en tailleur à ses pieds. Ses mains esquissent des gestes de danse et sa mort est une transmission du secret de la vie à sa fille. Je ne vous raconte ici qu’une part du film, il y a beaucoup beaucoup de choses à découvrir dedans et qui ne se résume aucunement en ces quelques lignes de narration que je m’autorise à vous faire. En d’autres mots, le cinéma semble là nous transmettre ce qui manque en proposant un récit idéalisé de ce que nous allons tous vivre sans doute très loin, bien loin de la splendeur naturelle de la nature de l’île d’Amami et aussi, sans doute, peut-être, aussi loin du discernement, de la générosité, de la beauté de cette femme chamane qui ne veut pas partir sans emporter avec elle l’assentiment de sa fille à son départ, comme un ultime don. Sans doute se rejoue ici assez vulgairement la présence sensible du religieux immanent à l’art, et qu’on soit irrémédiablement athée n’y change rien, à cette comédie du sensible immanent qui nous touche. Mais, surtout, ce qui passe du film à nous, c’est ce que nous ne vivrons jamais. C’est ce qui nous manque car la mort se joue toujours dans un paysage, comme toutes choses, comme l’amour, et qu’indiscutablement nous ne vivrons jamais sur l’île d’Amami, nous n’aimerons jamais sur l’île d’Amami, nous ne mourrons jamais sur l’île d’Amami. Dans un sens comme dans un autre, cette résolution possible est interdite et, plus qu’un don du cinéma à nos existences, j’ai entendu que se jouait sensiblement dans ce film ce qui ne sera jamais nôtre. Étrangement, le grand beau film devrait nous combler, et là il nous creuse. C’est ce qui a été dur, je présume, pour les 5000 spectateurs du Palais. Très dur. On ressort rincé de Still the water — avec le mauvais jeu de mot, même. Rincé comme les feuilles vertes des arbres multicentenaires, énormes, baignés par la pluie diluvienne, dont on comprend qu’ils nous regardent bien plus que nous saurons jamais les regarder. D’où l’attention aigüe et stupide portée désormais par Arthémis Johnson aux cactus et aux palmiers de Cannes. Depuis qu’elle est sortie de la projection, elle ne les regardera plus jamais comme avant.

Dans toute cette histoire, ce manque désigné en creux par le film ne doit pas nous désespérer car c’est un manque juste. Nous ne sommes pas chamanes. Nos parents ne sont pas chamanes. Et tout le monde n’a pas un vieil Orphée dans sa famille. C’est une évidence. Et nous ferons face, le jour venu, sans les béquilles du sublime, sans les béquilles du grand mystère de la nature et de l’océan. Du moins, nous essayerons. Si Still the water est un grand beau film, c’est aussi parce qu’il ménage une voie sensible pour ceux-là mêmes qui sont privés de son histoire. C’est ténu. C’est un désir d’aimer (je ne vous dis pas tout ce que raconte le film à ce sujet, c’est aussi très beau). Un désir d’aimer justement, de laisser le temps, de participer au monde, à sa matière sensible, de toutes les manières possibles, et si la part du mystère qui nous reste demeure reculée, enfouie dans les livres et dans les films, comme d’autres plantes immobiles, s’il faut aussi lumineusement laisser grandir les palmiers et leurs palmes sauvages qui bercent nos têtes, nos fronts, nos yeux, alors laissons. Et allons. Et on fera le mieux qu’on pourra dans le paysage qui nous sera alloué, dont nul ne peut dire à l’avance la nature. Je m’habituais à voir une mosquée à la place d’une usine (Rimbaud).

Difficile ici de vous parler maintenant de Snow in Paradise d’Andrew Hulme (Certain Regard) qui est un premier film très réussi, mais qui, en tant que tel, fait replonger efficacement dans le fracas de la fin des haricots. De tous les haricots. De toutes les manières possibles aussi. Reste ainsi pas grand chose pour le frichti de la fin, c’est comme ça.

C’était la dernière chronique d’Arthemis Johnson au Festival de Cannes 2014.

Photo Lola Frederich