Vacarme 68 / Cahier

Avez-vous pris votre comprimé ?

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Vous vivez aux États-Unis, aujourd’hui. Vous êtes parent, attentif et démuni — comme tous les parents du monde peut-être — et un jour, vous poussez la porte du cabinet d’un pédopsychiatre. Vous n’êtes pas né-e de la dernière pluie, vous savez que la frontière qui borde la norme est un tracé culturel. Mais vous ne vous attendiez pas à ce qu’elle vous borde d’aussi près. Vous ne vous attendiez pas non plus, en passant « de l’autre côté », à tomber au cœur d’un western, avec l’industrie pharmaceutique dans le rôle du propriétaire du ranch, et la médecine dans celui du mercenaire.

Un mercredi du mois de novembre 2012, à 17h30, dans Bellevue, banlieue huppée de Seattle dans l’État de Washington, nous sortons, mon ex-mari et moi, de notre première consultation avec le pédopsychiatre recommandé par de nombreux médecins de la région. Le diagnostic est posé après vingt-cinq minutes d’entretien dont quinze passées seules avec notre fils : notre enfant est dépressif. On ressort avec un papier en main : 10 mg de Prozac par jour, tous les jours, ordonnance renouvelable. Que notre fils ait besoin d’aide, c’est la raison de notre venue, mais que le diagnostic de la dépression soit établi en vingt-cinq minutes et qu’il soit traité par 10 mg de Prozac, nous laisse stupéfaits. L’ordonnance est rapidement jetée. On ne s’en servira pas. Nous cherchons ailleurs, en nous fiant à nos intuitions et en prenant l’avis de quelques amis dans la profession. Ils confirment : diagnostic délirant et dangereux. Nous nous tournons alors vers le psychologue scolaire et la psychothérapie. Second diagnostic : enfant anxieux, angoisse de séparation, résultats scolaires en adéquation avec un état d’anxiété aigüe. Des séances de psychothérapie hebdomadaires et un protocole d’accompagnement à l’école sont fixés. Dès les premières séances, on note une amélioration sensible. L’année d’après est marquée par quelques résurgences d’épisodes douloureux, mais les manifestations spectaculaires de détresse sont derrière nous. On s’en réjouit, bien entendu, mais un étonnement subsiste : cette « disparition » des symptômes, sans que jamais les liens entre ce malaise et l’histoire familiale, la filiation et le mythe, la parenté et la culture n’aient été établis, nous questionne. Quid de notre parole ?

Par ailleurs, bien que le spectacle de la souffrance de notre fils semble être « une affaire du passé », s’ensuivent de nombreuses convocations à l’école, conséquences directes du second diagnostic. La machine à redresser les symptômes nous a presque enjoints à cocher toutes les cases qui établissent aux États-Unis le cas du Trouble du déficit d’attention (TDA). Oui, notre fils :

souvent ne parvient pas à prêter attention aux détails ou fait des fautes d’étourderie dans les devoirs scolaires, le travail ou d’autres activités ;

a souvent du mal à soutenir son attention au travail ou dans les jeux ;
semble souvent ne pas écouter quand on lui parle personnellement ;

souvent ne se conforme pas aux consignes et ne parvient pas à mener à terme ses devoirs scolaires, ses tâches domestiques ou ses obligations professionnelles ;

a souvent du mal à organiser ses travaux ou ses activités ;

souvent évite, a en aversion, ou fait à contre-cœur les tâches qui nécessitent un effort mental soutenu ;

perd souvent les objets nécessaires à son travail ou à ses activités ;

souvent se laisse facilement distraire par des stimuli externes ;

a des oublis fréquents dans la vie quotidienne.

Oui, notre fils serait le patient idéal pour une petite dose quotidienne de Ritaline. Les résultats du questionnaire sont incontestables. On en oublierait presque qu’il n’a que dix ans, qu’il vit tantôt chez son père, tantôt chez sa mère, dans deux familles recomposées, bi-culturelles, bilingues, et que depuis le divorce de ses parents, il ne passe jamais plus de cinq jours consécutifs avec l’un ou l’autre et qu’à chaque séparation surgit l’angoisse de leur disparition. On en oublierait qu’il aime qu’on lui lise les histoires du petit Nicolas, qu’on fasse les guignols et qu’il déteste les devoirs. La Ritaline, on ne s’en servira pas non plus. Notre fils ne fera pas partie des 12 % de garçons de dix ans aux États-Unis qui prennent des stimulants pour traiter le déficit d’attention ou l’hyperactivité.

« Mon dieu, arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire » (Molière)

Tout a commencé dans les années 1950 au cours desquelles le concept d’assurance-santé est né aux États-Unis. Après de nombreuses batailles politiques et d’âpres débats, le pays a choisi, parmi les différentes solutions envisagées, le principe de l’assurance-santé financée par les employeurs. En 1958, 75 % des travailleurs actifs reçoivent ainsi une assurance maladie, soit sept fois plus qu’en 1945. Un acquis social, certes, mais qui laisse sur le bord du chemin les chômeurs, les jeunes et les retraités. En 1965, Lyndon Johnson signe, avec les programmes Medicare et Medicaid, la prise en charge des personnes âgées de plus de 65 ans, des handicapés et des plus démunis. Les deux programmes sont financés par des fonds publics. Un second acquis social, mais qui n’est pas sans conséquence sur le monde médical, en particulier sur le secteur de la psychiatrie. Qui dit assurance-santé, dit inspection, rentabilité, homogénéisation. En effet, l’explosion des souscriptions aux assurances-santé mène les assureurs à réglementer le système de remboursement. Première cible : les psychiatres et la psychothérapie. Quoi de plus opaque que les multiples pratiques psychiatriques, quoi de plus inopérant, économiquement, qu’un traitement quarante-cinq minutes par patient ? Le calcul est vite fait : les assurances-santé cessent de rembourser progressivement analyses et psychothérapies. Aujourd’hui, moins de 25 % des visites chez le psychiatre impliquent une séance de psychothérapie. Prendre appui sur l’avènement de la pharmacothérapie en constitue l’une des clés et une aubaine, sans conteste. Une aubaine que Marcia Angell, médecin de formation, ne cesse de dénoncer, depuis près de quarante ans, dans la prestigieuse revue New England Journal of Medecine (NEJM) dont elle a été la rédactrice en chef, et plus récemment dans de nombreux ouvrages qui mettent à mal le système de santé américain, la recherche médicale et l’industrie pharmaceutique. Elle contribue aussi régulièrement à The New York Revue of Books pour laquelle elle passe au crible les dernières publications médicales. Depuis une quinzaine d’années, elle s’est tout particulièrement intéressée à la réforme de la psychiatrie aux États-Unis, une réforme radicale initiée et forcée par les assureurs et qui a conduit l’ensemble du corps médical et de l’industrie pharmaceutique à redéfinir la question des troubles mentaux. Une date et un homme peuvent être symboliquement retenus comme point de départ : en 1977, Melvil Shabsin, directeur médical de l’American Psychiatric Association (APA), lance une campagne nationale pour « remédicaliser la psychiatrie ». C’est qu’il s’agit de redorer le blason d’une spécialité laminée financièrement et largement discréditée par l’ensemble du corps médical américain. Aux États-Unis, utiliser l’interlocution verbale comme premier outil thérapeutique, ce n’est pas être médecin. Le médecin, c’est celui qui ausculte ou opère, celui qui prescrit et peut faire œuvre de science, c’est celui qui maîtrise dosages et combinaisons médicamenteuses. Les psychiatres, cancres des écoles de médecine, sont aussi ceux, par conséquent, qui gagnent le moins d’argent, parce que condamnés à écouter. Dès les années 1970, on cherche donc à remplacer le verbe, peu rentable, par la pharmacothérapie, une discipline prometteuse soutenue par les assurances-santé. Pourtant, ces nouvelles molécules, administrées brutalement et aux effets secondaires irréversibles, divisent encore l’opinion publique. Marcia Angell se souvient que c’est dans ce contexte que le film Vol au-dessus d’un nid de coucou est tourné. En 1977, la pression augmente pour que les psychiatres deviennent les prescripteurs qu’ils devraient être. En une décennie, les avancées sont tangibles : les maladies mentales sont devenues des maladies neurologiques dont l’origine serait à chercher dans un déséquilibre chimique du cerveau. La pharmacothérapie a de beaux jours devant elle : voici les psychiatres enfin rangés du côté des neurologues, figures emblématiques de la profession portées par l’avènement des neurosciences. Et de reléguer aux psychologues et aux éducateurs le travail de thérapie qu’ils désignent communément par le terme de talk therapy. Et de prescrire pour soulager des souffrances, pour revaloriser des salaires, pour rassurer la profession. Et d’atteindre en 2014, le résultat de 1 200 patients soignés par psychiatre, à raison de quinze minutes par rendez-vous. Exit le temps de la parole. Exit l’analyse de la psyché humaine.

Le diagnostic est posé après vingt-cinq minutes d’entretien. On en ressort avec un papier en main : 10 mg de Prozac par jour, ordonnance renouvelable.

Pourtant cette réforme ne peut s’élaborer et se construire sans le consentement d’une nation et de l’ensemble de ses institutions. Pour convaincre, un ouvrage est élaboré pour servir de référence : le DSM, Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders.

C’est en 1952 et 1968 que les premières éditions du DSM sont publiées. Peu connues dans le monde médical, elles sont exclusivement utilisées par les spécialistes. Au demeurant, elles rendent essentiellement compte des études freudiennes sur les maladies mentales ; cent-quatre-vingt-deux diagnostics y sont consignés. En 1980, sous l’impulsion de Robert Spitzer, professeur en psychiatrie à l’université de Columbia, la troisième édition en recense deux cent soixante-cinq. En 2000, dans la quatrième édition, on en compte trois cent soixante-cinq. Est-ce l’effet d’une formidable avancée de la recherche qui a réussi à pénétrer notre boîte crânienne et a révélé toutes les arcanes psychiques du fonctionnement du cerveau, ce mystérieux organe ?

En 1987, aux États-Unis, un individu sur 184 bénéficiait d’une prise en charge par la sécurité sociale pour handicap ; en 2007, c’est un individu sur 76.

Le DSM III, puis IV, puis V, nous dit Marcia Angell, est « la Bible des psychiatres et tout comme la Bible, il repose sur le principe de révélation » plus que sur celui de validité médicale. Elle affirme que le DSM ne cite aucune recherche médicale ou scientifique. Pourtant, le DSM fournit au plan national, et plus récemment international, un cadre sur lequel s’appuient les psychiatres pour élaborer un diagnostic, cherchant à unifier et uniformiser une pratique dite hétérogène. Si les médecins s’accordent sur les diagnostics, la cohérence fait alors office de validité. Or, comme le rappelle Marcia Angell, cohérence et validité sont deux éléments parfaitement distincts en médecine. Faute de validité, la psychiatrie américaine va donc s’attacher à lister des symptômes et quantifier pour chaque trouble le nombre de symptômes nécessaires pour établir le diagnostic. De cette manière, elle s’assure, que pour un même patient, le diagnostic reste identique, qu’il soit traité par le docteur X ou Y. L’exercice est simple : le patient répond à une série de questions et sa réponse est rapportée aux disorder ( traduits en français pas « troubles ») établis par le DSM, créant ainsi l’illusion que le médecin a « compris » son patient. De cette manière, on abaisse le seuil de diagnostic en le démultipliant — 365 — et on augmente le nombre de patients — 1200 — à soigner, à médicamenter. On élargit la définition du trouble et on parle maintenant de spectre du « désordre ». En 1987, aux États-Unis, un individu sur 184 bénéficiait d’une prise en charge par la sécurité sociale pour handicap lié à une maladie mentale ; en 2007, c’est un individu sur 76. Ne devrait-on pas y voir le signe d’une pandémie galopante ? Pour autant, personne ne semble s’en inquiéter. On se réjouit, au contraire, des formidables avancées en matière de dépistage des troubles mentaux. De cette manière aussi, le DSM V, manne financière pour l’American Psychiatry Association (APA), devient un best-seller vendu à plus d’un million d’exemplaires et distribué dans les cours de justice américaine, les écoles, les mutuelles et assurances et à chaque médecin qu’il soit psychiatre ou non. La boucle est bouclée lorsque l’on sait qu’un cinquième des fonds qui financent l’APA proviennent des laboratoires pharmaceutiques ! Et Marcia Angell d’ajouter : « sur les 170 contributeurs à la rédaction du DSM, 95 d’entre eux sont liés financièrement aux entreprises pharmaceutiques ».

Deus ex machina ?

Au-delà de la « révolution » opérée par la psychiatrie, c’est aussi la faiblesse d’un contre-pouvoir, celui de la presse médicale indépendante, qui inquiète Marcia Angell. Pour mémoire, en 1984, Arnold Relman, médecin, directeur jusqu’en 1991 de la NEJM, imposait aux auteurs d’informer le journal des liens qui les unissaient avec les laboratoires et industries pharmaceutiques. Persuadé que cette mesure ne suffisait pas à l’intégrité des papiers publiés dans la revue, il finit plus tard par interdire toute contribution à ceux qui auraient un quelconque lien financier avec le monde de la recherche médicale. Cette mesure radicale, mais salutaire, est mise en péril en 1999. Marcia Angell (alors rédactrice en chef) tenta d’imposer le maintien de la règle. En 2002, après son départ, la règle est supprimée. La prestigieuse revue se met au service, indirectement, de l’industrie pharmaceutique, et tout particulièrement du marché des psychotropes, l’un des plus rentables ces derniers temps. C’est le sujet de trois articles retentissants signés par Marcia Angell dans la New York Revue of Books dans lesquels elle condamne l’absence de recherche sérieuse et autonome sur les effets secondaires des psychotropes, sur leur usage combiné, sur leur efficacité. Que dire de leur prescription chez des enfants à partir de deux ans ? Que dire des multi-traitements dès la petite enfance ? Des cocktails anti-dépresseurs et stimulants chez l’enfant ? Que faire lorsqu’en 1999, 14,3 % des enfants suivis par des psychiatres recevaient un traitement combiné, 20,2 % en 2007 et 32,2 % d’entre eux lorsque le diagnostic de « désordre » a été établi ?

Une pratique précoce de l’évaluation d’autant plus efficace et redoutable, comme le rappelle le psychiatre-psychanaliste Georges Zimra, que l’enfant sous observation s’attachera à produire les symptômes que l’on cherche sous la formidable pression de l’adulte. Et puis, quel enfant n’a pas souvent du mal à soutenir son attention dans son travail, ne se conforme pas souvent aux consignes... ? Et cela tombe bien parce qu’on a tout ce qu’il faut pour le traiter, pour ordonner son désordre. Il sera heureux, il lui faudra être heureux. Et ainsi rentrer dans les cases, et s’adapter, et produire, et consommer et supporter son quotidien.

Chemia ex machina.


Références

John Oldham, Daniel Carlat, Richard Friedman and Andrew Nierenberg avec une réponse de Marcia Angell, « The Illusions of Psychiatry : An Exchange », The New York Review of Books, 18 août 2011. Jonathan S. Comer, Mark Olfson, Ramin Mojtabai, « National Trends in Child and Adolescent Psychotropic Polypharmacy in Office-Based Practice, 1996-2007 », Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, 2010, vol. 49, n° 10, p. 1001-1010. Gardiner Harris, « Talk Doesn’y Pay, So Psychiatry Turns Instead to Drug Therapy », The New York Times, 11 mars 2011. Abigail Zuger, « Profiles in Science : Arnold S. Relman and Marcia Angell. A Drumbeat on Profit Takers. », The New York Times, 19 mars 2012.

Post-scriptum

Cécile Casanova vit et enseigne à Seattle.