Vacarme 68 / Cahier

Mascarade extraits

par

Ces textes sont extraits de « Mascarade », dernier volet d’un recueil intitulé Anabranche. Il s’agit d’une traduction en cours. Andrew Zawacki est l’auteur de plusieurs livres de poésie parus aux États-Unis. En France, les Éditions de l’Attente ont publié Georgia et Carnet Bartleby (traduits par Sika Fakambi). Par raison de brisants (traduit par Antoine Cazé) est paru aux éditions Grèges, qui publieront également Anabranche.

Textes traduits de l’anglais (États-Unis) par Sika Fakambi

1 Le retour était un mythe forgé pour inciter au départ — nous n’y croyions pas, aquiline et brindille, mais avancions malgré tout. Négociant le vif d’hiver et ce qui lui restait de carreau, éreintés par les câbles électriques et les granges abattues par la pluie, nous cantonnant dans ces endroits où le soleil venait réorganiser son assaut : nuages boursouflés et rassemblement d’oies, vocalisant leur exode, montagnes qui semblaient changer de position, ruptures sur ces routes que les équipes feignaient d’ignorer, avant de se résoudre ailleurs à limiter les dégâts. Il n’eût pas été faux d’invoquer la transparence ou le zéro, d’enjôler ces visions d’échafaudages fantômes dans le pin blanc, l’yeuse, l’arbre à thé, le bouleau. Le métabolisme de la raquette et de la boussole : rien n’aurait su le tenir à distance ou le pousser de l’avant, rien puisque déjà il avait été annoncé, et à lui nous appela si bien que nous vînmes.

2 Un éclair et soudain tout s’offrit, d’un coup prit relief : rosellas zigzaguant de la balustrade à la branche robuste, du câble de téléphone aux caravanes s’y raccordant, passereaux carillonneurs filant au travers d’une atmosphère de nuages orageux s’accumulant, inopportunes mais implacables averses pas loin derrière. C’étaient là les marges que nous nous étions promis de ne pas côtoyer, tandis que la moiteur affermissait ses intentions, ou de ne pas laisser déplacer par quelque scission nous divisant nous aussi : une voiture sans ses roues dans un coin de la cour, rouillant jusqu’à la nuit, le temps que vienne la nuit même, un alignement de bois d’œuvre là des mois durant sans chaleur ni césure. Campés entre deux modes d’indifférence et d’envol, nous maintenions la porte de cuisine entrebâillée, pour tout ce qui aurait pu encore en sortir, ou pour préserver un silence embrumant les fenêtres dans le sillage du déjà parti ; tandis que les portes-fenêtres du patio, à l’arrière de cette maison qui n’est plus une maison, trépidaient sous la force de bourrasques qui ne s’attribuaient ni ne dissimulaient, mais offraient, une senteur. Y eût-il eu là quelqu’un d’endormi que cette attaque n’eût point éveillé, le col relevé vers l’issue de lui-même, que nous l’eussions entendu appeler à grands cris la femme qu’il n’avait jamais aimée, déambulant de soleil en soleil au fil d’un vent clandestin.

3 Les quais avaient été démontés pour la saison, planche après planche, joint après boulon, et les gamins se feraient un peu d’argent de poche, au printemps venu, en les remettant en place. Le casino trois miles plus loin était placardé de bardeaux, fast-food et filles faciles en guise de remède contre le mal-être de plein été, puisqu’hiver signifiait arrêt de bus et travail, si tant est qu’il y en eût, et déjeuner dans un des gîtes du côté de l’église. Nous avons marché à l’endroit où les bateaux naguère se trouvaient amarrés, nulle trace de noms flottants sur cette eau cassante par ailleurs ne se dessinait : Poursuivre Une Conversation Avec Des Maisons, Celui-là Même Qu’ils Ne Reconnaissent Pas, Ce Que Nous Avons Vu Nous Le Laissons Derrière Nous Mais Ce Que Nous N’avons Ni Vu Ni Pris Nous L’emportons Avec Nous. En flanelle et veste de chasse fluorescente, des hommes foraient la glace mate de Chautauqua, thermos levées contre ce vent qui rongeait leur cigarette par le bout comme un os, sondant de leurs lignes hameçonnées les profondeurs en quête d’on ne sait quoi dessous. Des patineurs se penchaient comme si l’impesanteur avait le pouvoir d’effacer l’intaille, se propulsaient au-dessus des volutes que leur lame en gravant aussitôt pulvérisait en éclats d’éblouissement : décrochant du haut de ces lampes des lettres suspendues, depuis bien plus longtemps qu’on ne le savait.

4 Les casuarinas égrenaient le temps, ou plutôt ne l’égrenaient pas mais le dilapidaient, trahissant un midi déclinant en fondu lunaire, conférant au visible ces charges présumées venues d’un endroit moins visible. Écholalie, excepté que nul n’avait parlé, et néanmoins les feuilles se laissaient vaciller, si ce n’est persuader. Le vieil hôtel sur la plage, le vert de ses volets s’écaillant de n’avoir jamais été ouverts ou fermés par quiconque de vivant, garantissait la séparation entre des collines qui nourrissaient le secret espoir de rester et des vagues qui tendaient à regimber, se chamaillant avec le sable et les coquillages tout fichus, avec ces merdes que les catamarans recrachaient ou que les fêtards de parking balançaient en dépit des amendes. Arabesques et fioritures de fin de soirée et de charbon : nous entendions dans un indistinct brouhaha les verres qui cliquetaient sur le pont, les serveurs sinuant entre les tables, se ruant à terre pour une clope, un baiser, coup de fil et c’est là qu’on se retrouve plus tard, une fois les tabourets du bar renversés. Mais pour l’heure, les couvercles des bennes à ordures resteraient ouverts, la manche à eau déroulée, prélart relevé. La retenue était une clé dans une serrure et une bouteille à moitié vide, les palmiers en feux d’artifice figés.

5 Lampe à esprit, esprit de sel, tain par quoi le visage aspire à un horizon. Des mouettes s’entraînant au plié et plongé, un petit rien fourré dans les poubelles pour titiller leur attention, la barge fendait l’eau pourpre et la crête, et par-derrière remontait l’indécente glissière. Mettons qu’il y ait eu un pont pour se rendre sur l’île, un endroit où se poster quand les lumières du quai s’allumeraient doucement, où laisser tomber nos gobelets de polystyrène pour les regarder chavirer dans les vagues : alors nous aurions pu voir les pêcheurs s’affairer, planchéier leurs étals, ou les sirènes mugir en do mineur par-dessus le grand vent. En fait de quoi, dans la première histoire venue nous avons lu l’ouragan, ou peut-être l’avons-nous couché par écrit, afin que d’autres le croient. Les mortes-eaux poignaient et sursoyaient, se métamorphosaient en requiem pour in-quarto, in-octavo, encrier et plume, et les violons ressuscitant ce que des mimes sur la place peinaient à mettre en scène : que nous n’avions pas existé, ni n’existerions jamais plus. ■