Vacarme 19 / Vacarme 19

David Greenglass a menti.

La nouvelle fut annoncée sur France-Info à 9h08 et, bien que la chaine ait fait de la répétition son identité sonore, je n’eus pas l’occasion de l’entendre de nouveau jusqu’au moment, 9h34, où, las de faire semblant d’apprendre que d’autres faisaient semblant de n’être pas encore candidats aux élections (vous vous souvenez ? c’était cette époque-là), je décidai en me penchant un peu de changer de station : me disant que peut-être, si l’autoradio voulait vraiment me raconter une histoire, je tomberais sur Strange fruits et affronterais à mon tour l’Épreuve. Mais rien, juste du jazz ordinaire, de la musique d’embouteillages comme il en est d’ascenseurs, et ainsi de suite jusqu’au lycée où je travaille et où, punaisé, un carton tout de même consentit à me livrer une chute acceptable.

Mais je ferais mieux de reprendre les choses du début. David Greenglass est (était ? l’est-on encore, quand l’autre n’est plus ?) le beau-frère de Julius Rosenberg, le frère donc d’Ethel. Ethel et Julius sont dans les livres d’histoire, exécutés à Sing-Sing en 1953 pour avoir livré le secret de la bombe aux Soviétiques, par là précipité l’affrontement en Corée, etc., et parce qu’il faut bien que quelqu’un paie pour la peur. David, quatre-vingts ans aux fraises, était à la télévision tantôt dans l’émission Sixty minutes. Là, il revint sur ce qu’il avait soutenu devant le tribunal de l’époque, et expliqua n’avoir, en fait, jamais vu Ethel taper tous ces secrets à en-tête de Moscou sur sa machine à écrire. Ce témoignage pourtant déterminant (mortel) lui fut alors, dit-il, inspiré par une vieille rancœur envers Julius, avec qui il fit de mauvaises affaires ; sans doute aussi un peu par les pressions exercées par Ray Cohn, bientôt assistant du sénateur Joseph Mac Carthy, sur sa femme et sa fille. Le ressentiment et la menace participent toujours d’un certain genre de vérité : quelqu’un à perdre, quelque chose à venger.

David dit ne rien regretter, et bien dormir, c’est vieux. Depuis 1960, il vit aux environs de New York ; sous une identité d’emprunt, il a renoncé à Greenglass. Que les traîtres ne puissent durablement porter le nom d’un personnage de Salinger a quelque chose d’encourageant. La nouvelle me frappa : j’avais appris, quelques jours plus tôt, dans le livre d’un autre David (Margolick, chez 10/18), que le véritable auteur de la chanson Strange Fruits était Abel Meeropol, professeur blanc, juif, moins connu pour ses poèmes et chansons que pour avoir, après la chaise, recueilli les deux orphelins de Julius et Ethel. « Blood on the leaves and blood at the root » : la chanson, bien sûr, avait été écrite et proposée à Lady Day avant l’exécution des Rosenberg - quinze ans auparavant, et une guerre mondiale ; de sorte qu’entre l’élan vers les nègres lynchés ou vers les juifs électrocutés, on ne saura jamais assigner d’antériorité ni tracer de direction simple. Un devenir est toujours en tous sens, la preuve : pour l’éternité, Abel est devenu Billie Holiday, et Billie Strange Fruits. C’est un autre genre de vérité.

(Juste un mot sur le livre que j’ai cité - les livres ne sont pas nombreux, où quelqu’un se demande si un air de musique peut être à lui seul un Sujet politique. Parmi les belles choses que raconte l’historien de Strange fruits, il y a celle-ci : c’est une chanson qui fait peur. Aux diffuseurs, bien sûr ; l’éditeur de musique Rudi Rével écrivait en 1955 : « Vus tous les problèmes que connaissent actuellement les Français avec les populations non européennes en Indochine et en Afrique du Nord, je pense pas qu’il soit possible [d’enregistrer une version française]. » Mais la chanson surtout fait peur aux interprètes. Kate Bush, faute de l’inscrire à son répertoire, en a fait une sculpture ; Eartha Kitt l’a chantée une fois, mais ne recommencera pas ; Nina Simone trouvait que « c’est trop dur ». Une épreuve, donc ; une chanson si dure que le chanteur ne peut même pas se réfugier dans l’arrogante joie de dire son fait, par la musique, à un public trop confortablement installé. Certains hymnes se laissent reprendre, tous ensemble et en chœur ; d’autres tirent leur puissance de ce que chacun, solitairement, a peur de les chanter.)

Bref. Toujours est-il qu’au lycée, en salle des professeurs, m’attendait une grande feuille de Canson de couleur, calligraphiée au feutre. Elle disait, et c’est un troisième régime de vérité : « Compte-tenu des attentats du 11 septembre, vous comprendrez qu’il est plus important que jamais d’interdire aux élèves de fumer sur le seuil, durant les interclasses. »