7 jours bruitistes aux Buttes Chaumont

Préambule

par

La correspondance et le journal de Kafka disent combien sa vie et ses journées étaient strictement réglées, écartelées entre la prison familiale et le désir de solitude. L’exemple malheureux de Franz rappelle que nos vies de lecteurs, d’auditeurs et de regardeurs sont prises dans des structures (ou des rituels) qui les silhouettent. Faire le récit d’une semaine — en l’espèce une semaine d’écoute – implique de se confronter à ces structures.

Qui dit enquête, dit méthode et protocole. Dans le cadre d’un semainier critique, une enquête en sept jours tient de la pratique OuLiPienne. Par goût du jeu, de l’expérience, du bricolage, du field recording et en mémoire de Saint Alan Lomax, j’ai opté pour la démarche suivante. À l’aide d’un matériel d’enregistrement sommaire, j’irai, à heure fixe, pendant sept jours, effectuer une prise de son d’une heure dans un lieu donné ; à charge pour moi ensuite d’écouter ces prises de son et de comprendre non seulement ce qu’elles manifestent de l’espace mais aussi ce qu’elles lui font. L’horaire ? 18 heures, par commodité et pour être au milieu d’événements sonores de toutes sortes. Le lieu ? Le parc des Buttes-Chaumont et ses alentours. Je commencerai par enregistrer depuis le cœur du parc, c’est-à-dire son belvédère, avant de m’éloigner graduellement, jusqu’à me retrouver dans la rue, au bord du canal de l’Ourcq, jusque dans le métro. Ma semaine d’écoute doit ainsi se déployer comme se propagerait l’onde de choc d’un séisme, depuis son foyer jusque ses épicentres. Je voudrais écouter ce que les changements d’échelle et les déplacements du point d’écoute font à ma manière d’écouter l’espace. Un dernier point de méthode, non des moindres : je ne réécouterai les enregistrements que deux semaines après les prises de sons, de manière à ce que cette semaine d’écoute, ramenée à sept heures d’enregistrement, soit devenue une matière étrangère, opaque et distante. Je voudrais pouvoir ne plus identifier immédiatement les sons fixés sur la bande, ne plus savoir à quel visage, à quel accident, à quel objet ils se rapportent ; je voudrais en somme qu’ils soient vierges de ma propre mémoire.

Le versant de la démarche d’enregistrement sonore, c’est le récit des séances d’enregistrement et/ou la transcription de ce que j’écoute. Le micro écoute le réel à ma place et j’écoute ce qu’il rassemble en vue de l’écrire. Je ne fais, au fond, que pratiquer en prose l’arrangement tel que le décrit Peter Szendy dans Écoute : une histoire de nos oreilles. L’arrangement musical y est défini comme « une écoute signée », soit une pratique de singularisation et d’appropriation de l’écoute par l’écriture (musicale en l’espèce). Voilà qui devrait – ce n’est encore qu’une hypothèse de travail – me permettre de faire de l’écoute une activité critique.

Ici, en programmant l’amnésie de ce qui a été enregistré, il ne s’agit pas tant de s’approprier l’écoute que de poser les conditions d’une attention renouvelée au réel sonore. Les sons enregistrés sont désormais étrangers et distincts de l’expérience vécue, mais aussi isolés du réel lui-même dans une série de six heures d’enregistrement (et non sept comme je le prévoyais initialement). Ils sont vierges, sans nom ; ce sont des signes acoustiques privés de référence. Cette distance impose d’adhérer à la bande-son de manière millimétrée et phénoménologique pour pouvoir l’écrire car je n’ai plus, entre le son et moi, la béquille commode de l’identification. Dans les deux cas – adhésion au phénomène sonore ou appropriation par l’écriture – il s’agit d’ouvrir les conditions d’un rapport critique au champ du sonore.

Dans Silence, John Cage revient sur l’expérience fondatrice de la chambre sourde d’Harvard : le silence n’existe pas, « il y a toujours des sons », dit-il, seraient-ils la note haute de mon système nerveux ou la note basse de ma circulation sanguine. La conception occidentale du silence comme absence totale de sons est fallacieuse ; elle mène à une idée éthérée de la musique comme essentiellement distincte du son et du bruit. Cage nous enjoint à écouter les sons pour eux-mêmes, sans leur attacher de pensée ou de signification. Lorsque je réécoute mes six heures d’enregistrement et que je m’efforce de transcrire le phénomène sonore au plus proche de ce que j’entends, je suis le précepte de Cage. Et pourtant : dans In the Blink of an Ear, Seth Kim-Cohen montre comment cette conception du son « pour soi » le conduit aussi tout droit dans l’impasse d’un déni, qui écarte ses fonctions pragmatique, politique, idéologique, au profit d’une vita contemplativa sonore elle aussi largement illusoire. La position cagienne est d’autant plus problématique qu’il n’est jamais possible de faire obstacle aux béquilles grâce auxquelles nous écoutons les sons : souvenirs, concepts, chiffres, rapprochements plus ou moins maladroits et images s’accrochent aux sons au gré de leur passage, sans qu’on puisse contrôler ce mouvement.

Au fil de mes lectures, à mesure que je confronte les théories des uns et des autres, je comprends que cette enquête me permet de localiser les coordonnées théoriques déjà existantes d’un rapport critique au son. Elle me permet aussi d’en définir un. Une intuition me guidera tout au long de cette enquête : c’est que l’écoute critique doit mener à un redécoupage de l’espace sonore, et qu’un tel redécoupage a nécessairement une vertu politique. En somme, tout découpage alternatif de l’espace acoustique perçu implique une redéfinition – même minimale – des manières de vivre collectivement et a donc nécessairement une vertu politique. Au surplus, l’enquête doit constituer ce que Jérôme Orsoni appelle une « acouphènoménologie » : un ensemble de moyens mis en œuvre pour s’approprier notre environnement sonore et cesser de le considérer comme un espace parasité. Il s’agit en somme de retrouver un usage possible des sons et des bruits qui nous entourent et que nous ne voulons pas nécessairement entendre ni écouter.

J’ai donc consacré une semaine de mars, une heure chaque soir, dans les conditions climatiques les plus versatiles, à enregistrer l’environnement sonore, en parfait amateur curieux et bricoleur, déplaçant jour après jour mon point d’écoute et organisant deux événements sonores par goût du jeu et de l’expérience, pour observer la manière dont ils transforment l’environnement alentours.

Lorsque je réécoute mes enregistrements, deux semaines ont passé, où s’interposent quelques concerts, beaucoup de musique, quelques textes et une fête apocalyptique. Ce qui a été enregistré appartient à la mémoire et au passé.