7 jours bruitistes aux Buttes Chaumont

Sixième jour, au bord du canal de l’Ourcq : samedi

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La sixième journée est encore à l’initiative de cet ami. Notre discussion sur le chant des oiseaux nous a fait évoquer les textes de Max Neuhaus et ses installations sonores. Neuhaus a évoqué la fonction sociale, politique et communautaire du son.

Une vue de « Times Square » de Max Neuhaus

Dans un texte qui a fait date, Notes on Place and Moment, Neuhaus rappelle que la vie des sociétés pré-modernes était rythmée par des signaux sonores dont le rôle était déterminant. Celui qui habitait hors du rayon de portée de la cloche, par exemple, ne vivait pas au même rythme que le reste de la communauté et ne pouvait y participer. La cloche fabrique du politique qu’elle insuffle dans l’espace collectif. Bien qu’il ait conçu des sirènes directionnelles pour la police ou les pompiers, Neuhaus a peu exploré l’univers des signaux sonores ponctuels dans son travail d’artiste. Il a plutôt privilégié les longues sinusoïdes à peine audibles, comme dans son Times Square (Time Piece Beacon), Sound Figure ou Eybesfeld (Time Piece Graz).

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Dans la masse de déclarations passionnantes qu’a faites Neuhaus, deux m’intéressent particulièrement et concernent Times Square. Premièrement, Neuhaus dit que le son de Times Square est accordé à la tonalité générale du lieu et passe ainsi inaperçu. Brandon LaBelle, dans son livre Background Noise, a écrit que Neuhaus « accordait l’espace » comme on le ferait d’un piano. De fait, l’ensemble des sinusoïdes qui constituent Times Square découpent et refigurent les sons environnementaux du lieu. Venu de l’intérieur du champ d’écoute, le son de Times Square pratique une découpe spécifique dans l’espace et le reconfigure. Deuxièmement, Neuhaus affirme que l’écoute induit un changement d’échelle dans la perception du spectateur et l’espace sonore.

À mesure que vous vous concentrez, un glissement d’échelle a lieu. D’abord, vous n’entendez que le son faible de la chambre de résonance, mais il gagne en volume jusqu’à être très fort. Une fois que vous avez pénétré dans ce son, vous évoluez au sein d’une perception différente de l’espace en raison du changement d’échelle.

Découpage des sons eux-mêmes, transformation de l’échelle sonore et refiguration des limites de l’espace sonore : telles sont les vertus des installations de Max Neuhaus.

Une installation sonore de Max Neuhaus.

En écho à Max Neuhaus, avec mon ami, nous irons donc au bord du canal de l’Ourcq, où les pique-niques se multiplient (au printemps, c’est peut-être l’une des formes du « commun de la communauté »), avec un ordinateur et une enceinte portative. Comme pièce, nous avons choisi Earth Horns with Electronic Drone de Yoshi Wada, qui n’est pas si loin des sonorités du Times Square de Neuhaus.

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Une vue du dispositif de « Earth Horns with Electronic Drone » de Yoshi Wada

Quelques explications sont nécessaires. Le 24 février 1974, Yoshi Wada, artiste sonore lié à Fluxus, installe au Everson Museum of Art, dans la ville de Syracuse, New York, une série de cors fabriqués par ses soins, tous longs de trois à six mètres. Pour jouer ces cors, il convoque quatre de ses amis, à savoir Rhys Chatham, Barbara Stewart, Garrett List, Liz Phillips. Il se joint à eux. Les quatre cors jouent chacun une note différente, accordée à un drone électronique dont la fréquence est réglée selon les dimensions de l’espace du musée. Le son des cors provient du souffle des instrumentistes et utilise le sol comme une caisse de résonance rudimentaire.

Devant chaque cor et dans la salle, des micros bouclent et diffusent, en un feedback infini, le son de basse des cors et le transforment en un signal complexe fait d’harmoniques superposées les unes aux autres et qui dessinent tant bien que mal une sinusoïde dont les instrumentistes essaient, à leur tour, de suivre l’oscillation. Le 24 février 1974, la performance a duré deux heures et quarante-deux minutes. Le dispositif sonore de la pièce lui donne une structure hélicoïdale ; son mouvement entraîne les cinq instrumentistes, ainsi que le public, dans une spirale sonore sans fin, ni ascendante ni descendante, une sorte de stase tonale qui ne cesse pourtant d’évoluer en variations microtonales. La durée de la performance fait d’Earth Horns une pièce immersive, qui substitue un espace sonore singulier à l’espace ordinaire. Si le caractère englobant de la pièce de Wada fait entrer le public et les musiciens, grâce au son, dans une forme d’utopie politique qui prend la forme d’une bulle sonore assourdissante, à la fois durable (la pièce dure trois heures) et éphémère (la pièce dure seulement trois heures).

En utilisant Earth Horns, mon ami voudrait observer la réaction des gens alentours et vérifier si oui ou non, ces musiques-là (Max Neuhaus, Yoshi Wada) sont capables de changer quelque chose au commun de la communauté. Au bord du bassin de la Villette, dont les quais sont pleins, le son d’Earth Horns n’intrigue pas vraiment nos camarades. Comme Times Square, il passe inaperçu, sauf auprès des marcheurs. Lorsqu’ils s’approchent suffisamment près, ils semblent percevoir le son de basse de la pièce, sans comprendre de quoi il s’agit, et tournent la tête pour voir d’où vient le son, sans parvenir à le localiser. Earth Horns a quelque chose d’une bulle dont on entre ou sort sans vraiment savoir pourquoi ni comment. La pièce perturbe bien le régime d’intelligibilité ordinaire de l’espace courant : les marcheurs, en percevant le son, sont désorientés et intrigués, comme si le bourdonnement continu de la composition perturbait nos coordonnées mentales et notre usage balisé de l’espace commun. Dès lors qu’il y a désordre, dès lors que l’on perturbe le contrôle et l’usage réglé des espaces communs, quelque chose de politique apparaît. Dans les cors d’Earth Horns, dans leur pouvoir de désorientation qui est aussi une puissance de soustraction des individus aux processus qui gouvernent l’espace et ses usages, il faut entendre le grondement de la désobéissance.