24 novembre 2013
par Zoé Carle
Ce soir est projeté un film indépendant égyptien au Nile Towers : Rags and Tatters, d’Ahmad Abdallah. Le blog anglophone The Arabist – baromètre politique et culturel de l’intelligentsia et des expats – en a fait une critique élogieuse. On s’y précipite, content d’échapper à l’énième comédie égyptienne bruyante et désordonnée. Le film raconte le périple d’un Égyptien pendant la révolution, qui déambule dans les quartiers pauvres du Caire, le quartier des chiffonniers du Moqattam, la cité des Morts, cet immense bidonville installé dans les cimetières en lisière de la ville, très loin de la place Tahrir et de ses mythes. Un film pour Européens, juge mon ami Amr : « C’est bon t’as eu ton compte ? La cité des Morts, deux-trois soufis pour le folklore et la misère des chiffonniers ? Allez viens, je t’emmène boire une bière au Moqattam. L’air y est plus pur et la ville s’étale à nos pieds ». C’est un lieu de drague idéal pour une jeunesse cairote qui fuit le contrôle de la famille et de la société. Les voitures se rangent les unes à côté des autres, face aux lumières de la ville en contrebas. Les couples s’enlacent. Ici, pendant le ramadan, à l’heure de l’iftar, on peut entendre simultanément tous les muezzins entonner l’appel à la prière. La capitale bruisse de toutes ces voix nocturnes.
Un autre taxi me ramène vers le centre-ville. Je repense à cette phrase d’Amr : « C’est un film pour Européens ». Oui bien sûr, il y a un Caire pour Européens, c’est celui de Wast-el-Balad, celui dans lequel je vous ai promenés. Si on navigue de studios de peintre en ateliers de musique et en fêtes sur des roof-tops, on peut la trouver révolutionnaire, cette nouvelle Égypte. Que représente-t-elle en réalité ? Je ne sais pas. Mais je ne vais pas aller m’installer dans les bidonvilles de Dar-el-Salam pour échapper à cette bulle cosmopolite. Je suis interrompue par le chauffeur à qui je réponds depuis tout à l’heure par de mécaniques inch’allah, hamdulillah, mash’allah. « C’est une justice ça ? Dans ton pays c’est comme ça aussi ? » La radio parle des vingt-et-une jeunes femmes jugées à Alexandrie et qui encourent onze ans de prison pour avoir manifesté en faveur de Mohamed Morsi. Désolée et impuissante, je lui réponds par la négative. Le chauffeur s’emporte. Il a voté Morsi. Il ne comprend pas pourquoi l’armée ne l’a pas laissé au pouvoir et attendu les prochaines élections. Comme dans les pays démocratiques. Il me dit qu’il a été à Rabaa, qu’il a senti l’odeur des corps qui brûlent et vu les cadavres amoncelés dans la mosquée transformée en morgue. Le nombre de manifestants tués dans ces journées d’août diffère : 6000 selon les Frères, mais 600 selon le ministère de la Santé. Dans tous les cas un massacre, et de quoi alimenter longtemps un désir de vengeance. Je ne sais pas quoi dire. Il n’y a rien à dire. L’Égypte est fracturée depuis le 30 juin : ce jour-là, des millions d’Égyptiens sont descendus dans la rue pour réclamer le départ de Morsi. Depuis cet été 2013, il y a ceux qui désignent cet événement comme un extraordinaire soulèvement populaire, et les autres qui le dénoncent comme un coup d’État (advenu de facto le 3 juillet). Les familles sont divisées. Les villages aussi. Il est difficile de donner raison à l’un ou l’autre camp. On en vient à se demander si la belle entente de la révolution du 25 janvier 2011, qui a conduit au départ de Moubarak, a réellement existé. Et dans tout ça, on arrête à tour de bras ces militants libéraux qui ont longtemps été le visage de la révolution égyptienne pour nous. Le chauffeur s’arrête devant la maison. Je paye. Je descends. Il me bénit douze fois. Je le bénis en retour. C’est la magie de ces formules rituelles qui font le ciment de la conversation et me ravissent à nouveau sans cesse. Il démarre. Je reste à observer la silhouette obscure du mausolée de Saad Zaghloul qui se détache dans la nuit.