Vacarme 69 / Cahier

Sex on the move Genre, subjectivité et inclusion différentielle

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Les politiques migratoires et les frontières ne sont pas tendres avec les femmes et les homosexuel(le)s, on s’en doutait. Si les études féministes et queer ont permis par le passé de mieux analyser les formes d’exclusion produites par la norme hétérosexuelle et masculine, il s’agit désormais de saisir par le prisme de la question du genre les mutations de la citoyenneté qui se jouent avec les migrants : l’opposition inclusion/exclusion a perdu de son efficacité dès lors que la démultiplication de leurs situations et expériences produit un foisonnement de positions qui complexifie et redéfinit la question de la citoyenneté. Raisonner à partir de l’hypothèse d’« inclusion différentielle » des migrants permet alors de cerner les transformations politiques à l’œuvre.

Depuis longtemps contrôle des migrations et contrôle du corps des femmes vont de pair. Dès 1875 aux États-Unis, par exemple, la loi dite Page Act qui visait les travailleuses sexuelles asiatiques, restreignait l’immigration de l’ensemble des femmes chinoises, assimilée à de la prostitution forcée. À la fin des années 1970, les services anglais de l’immigration, se conformant au cliché selon lequel une femme d’Asie du Sud se devait d’arriver vierge au mariage, imposèrent aux fiancées indiennes de se soumettre à des « tests de virginité ».

De fait, les règles que les États édictent sur l’entrée et l’interdiction de leur territoire sont déterminées par des normes et des présupposés sur le genre et la sexualité. Les recherches féministes ont ainsi montré comment, dans plusieurs pays européens tout au long des années 1980, ces règles entretenaient la division sexuée du travail, en maintenant les femmes dans un statut de dépendance qui empêchait de nombreuses immigrées d’accéder à un travail salarié. Les programmes de regroupement familial reposaient sur l’hypothèse que l’homme, « soutien de famille », était un émigré économique, alors que la femme était à sa charge (Morokvasic, 1984 ; Bosniak, 20071). Les recherches LGBTQ ont également montré que ces schémas qui régissent les politiques migratoires perpétuent les présupposés normatifs sur le mariage, la reproduction biologique, et privilégient le modèle de la famille nucléaire hétérosexuelle, composée d’un mari, de sa femme et de leurs enfants (Manalansan, 2006).

La norme morale et sexuelle se niche au cœur de ces politiques de gestion de l’immigration. Pendant longtemps aux États-Unis, gays et lesbiennes pouvaient voir leur demande d’admission refusée du fait qu’ils/elles s’étaient déclaré(e)s homosexuel(le)s ou avaient été déclaré(e)s comme tel(e)s par d’autres. Depuis l’abrogation de cette loi en 1990, l’orientation sexuelle n’est plus à elle seule une raison valable pour exclure un candidat à l’immigration (Luibhéid, 2002). Cependant la sexualité féminine reste étroitement bornée par ce qui est considéré comme socialement « acceptable » pour une femme. L’émigration des femmes d’Europe de l’Est a pu nourrir ces dernières années une véritable inquiétude, qui tient précisément au caractère « incontrôlable » de la sexualité de ces femmes. Cette inquiétude est manifeste dans les campagnes de sensibilisation menées en Europe de l’Est, qui visent à dénoncer le trafic d’êtres humains, mais reviennent à assimiler ce qui peut n’être qu’une migration informelle de main-d’œuvre à de la prostitution forcée, pour lui opposer le havre de paix du foyer dénué de danger. Ainsi ces campagnes s’efforcent-elles de réglementer la sexualité des femmes en les cantonnant dans l’espace de la domesticité hétérosexuelle (Sharma, 2003 ; Nieuwenhuys and Pécoud, 2007).

Autrement dit, les politiques migratoires étatiques doivent être rapportées à la façon dont la nation se construit elle-même selon une conception donnée de la sexualité et du genre : l’appartenance à la nation et la citoyenneté reposent sur des modèles d’hétérosexualité et d’hétéromasculinité. Ces présupposés définissent certains corps comme désirables, alors que d’autres, en particulier ceux des minorités ethniques ou non-procréatrices (en d’autres termes les homosexuel(le)s), représentent une menace pour la survie de la nation (Alexander, 1994). En revanche, l’intégration des citoyens homosexuel(le)s peut aussi être un moyen de définir les contours de la nation. Ainsi, les États peuvent selon les circonstances historiques ou politiques ne pas réprimer l’homosexualité : dans les Etats-Unis de l’après 11 septembre, les gays et les lesbiennes ont pu être incorporé(e)s au sein de la nation en vertu d’une idéologie patriotique. Cette idéologie produit une rhétorique nationaliste du type « nous contre eux », qui fait des migrants une menace pour la sécurité nationale et peut amener des pratiques de « profilage racial », d’emprisonnement et d’expulsion (Puar, 2006). Aux Pays-Bas, par exemple, l’État prône une politique progressiste sur l’homosexualité mais s’en sert pour limiter l’admission dans le pays de certains groupes de migrants : on projette aux candidats à l’immigration les images de deux hommes s’embrassant en leur demandant si ces images les choquent ou sont au contraire un signe de liberté individuelle, et s’il sont prêts à vivre dans un pays qui encourage la libre expression des homosexuels. Ce test vise à renforcer la distinction entre d’une part le modernisme et la laïcité des Pays-Bas, définis en termes d’égalité entre les sexes et de droits des minorités sexuelles, et d’autre part les pays d’origine des migrants, qui seraient régis par des principes patriarcaux et homophobes [1]. Les nouvelles dynamiques d’exclusion, complexes, ne peuvent être comprises qu’en isolant ces distinctions liées à la sexualité et compliquées par les critères de race. Cela explique aussi que des solutions apparemment « libérales » peuvent avoir des conséquences répressives : durcissement des conditions d’entrée, de résidence et de travail, exclusion des migrants des droits sociaux (Walsum et al., 2007). Les politiques migratoires attestent encore du poids des relations patriarcales, mais révèlent surtout comment les normes de sexe et de genre déterminent l’entrée, le séjour et l’accès à la citoyenneté des migrants.

Certains corps sont désirables, alors que ceux des minorités ethniques ou non procréatrices représentent une menace pour la survie de la nation.

Les recherches classiques féministes et queer sur les migrations ont longtemps accordé une importance centrale à la notion de contrôle, et donc d’exclusion, comme cadre d’analyse des politiques étatiques à l’égard des migrants (définies comme refus de visa, expulsion ou exclusion des droits sociaux). Si l’importance de la sexualité et du genre pour comprendre les politiques migratoires atteste de la pertinence toujours actuelle du cadre analytique féministe classique centré sur le patriarcat ou l’égalité des salaires, repenser les migrations elles-mêmes selon cet axe reste une nécessité. En outre, les modifications contemporaines des frontières, des politiques sociales et de l’accès à la citoyenneté mettent à mal la validité d’un modèle explicatif fondé sur la seule exclusion.

Dans un premier temps nous réexaminerons donc la façon dont les recherches classiques féministes et queer ont pu faire avancer les analyses fondées sur l’exclusion, en considérant politiques migratoires et frontières comme un régime de régulation du genre et de la sexualité et comme un mécanisme d’exclusion. Puis nous verrons comment les profonds bouleversements contemporains des politiques migratoires, des frontières et des relations de travail justifient de remettre en cause ce cadre analytique de l’exclusion. La démarcation entre « dedans » et « dehors » tend à disparaître et les chercheurs parlent maintenant de « délocalisation » des frontières, de « diversification » du marché du travail et de « désarticulation » de la citoyenneté. Ces termes pointent les changements qui affectent la souveraineté des États, la rupture de la relation entre travailleur et citoyen et la transformation de la notion de citoyenneté, loin du modèle unifié qui la rattachait au territoire national. Je terminerai en examinant les cas particuliers du commerce du sexe et du droit d’asile analysés au travers des règles touchant au mariage homosexuel en Europe pour tenter de remplacer le cadre d’interprétation fondé sur l’exclusion par un modèle d’« inclusion différentielle [2] » qui met en avant la stratification et la prolifération des expériences individuelles. Mon intention n’est pas uniquement de dépasser les limites des recherches féministes et queer sur les migrations par le biais de l’inclusion (fût-elle « différentielle »), mais aussi de mettre l’accent sur l’acquisition plutôt que sur la privation des droits. Il s’agit d’élargir l’éventail interprétatif et la pertinence politique des recherches classiques (féministes et queer) dans le but de permettre une prise en compte plus nuancée des transformations des modes de gouvernement et de la subjectivité politique. J’aimerais aider à repenser, à partir de la sexualité et du genre, la façon dont les sujets migrants, par leurs positionnements différents, transforment les limites de la citoyenneté et cassent la logique du politique, encore ancrées dans des formes dichotomiques d’appartenance.

1. le cadre analytique de l’exclusion

Les recherches féministes et queer sur les migrations ont joué un rôle majeur en développant une analyse des flux migratoires remettant en cause la conception classique de l’immigration de main-d’œuvre comme dominée par les hommes. Elles ont montré le rôle actif, passé et présent, des femmes en tant que migrantes « primaires » et ont révélé l’impact normatif de l’hétérosexualité et de la famille nucléaire sur les lois sur l’immigration. Les visions des flux migratoires qui postulent que les hommes sont les acteurs « primaires » et les femmes « secondaires » tendent à rendre universel un modèle spécifique, celui de la main-d’œuvre étrangère en Europe lors de l’immigration de masse, des années 1950 jusqu’au milieu des années 1970. Ce modèle, théorisé par Bohning (Bohning 1984), s’organise autour de l’idée d’étapes distinctes où le processus migratoire est initié par de jeunes hommes célibataires, suivis par des hommes mariés plus âgés qui font venir plus tard leur femme et leurs enfants pour compléter les ressources familiales. Cette conceptualisation simpliste des processus migratoires repose sur le dualisme classique qui associe l’homme à l’activité, la production et la sphère publique, et l’identité féminine à la passivité, la reproduction et la sphère privée. Ce modèle hiérarchique binaire a lourdement contribué à faire des immigrées des dépendantes ne bénéficiant que de droits dérivés et sans accès à la citoyenneté. Aujourd’hui, certes, les lois sur l’immigration ont changé, si bien que dans l’Union européenne les femmes comme les hommes ont droit en principe au regroupement familial. Mais l’organisation du marché du travail fait que l’inégalité persiste. Les migrantes travaillent dans des secteurs économiques tels que les emplois domestiques et liés aux soins, où l’aspect précaire ou informel du travail, les bas salaires et les conditions de logement rendent le regroupement difficile. Le droit des ressortissantes de l’Union européenne à résider avec un mari non-ressortissant et à fonder une famille dans le pays de la femme reste par ailleurs le plus souvent contesté, ce qui n’est pas le cas pour les ressortissants masculins. L’émigration des jeunes femmes célibataires est soumise par ailleurs à des contraintes qui renforcent les normes de genre et de sexualité. Les frontières sont le lieu principal où règne le contrôle. Dans les années 1960, les gardes-frontières américains surveillant la frontière avec le Mexique refusaient de laisser entrer les lesbiennes, i.e. les femmes qu’ils jugeaient trop « masculines » dans leur attitude, leurs vêtements et leur allure (Luibhéid, 2002). Ce contrôle aux frontières recourt souvent à la violence. Les jeunes immigrées qui travaillent à la frontière mexicaine dans les maquiladoras, ces usines de sous-traitance qui assemblent des biens en exemption de droits pour l’exportation, subissent en permanence violences et harcèlements. Le mouvement social Ni Una Màs (Pas une de plus !) a attiré l’attention du grand public sur la mort de centaines d’entre elles qui avaient quitté de leur propre initiative leur village mexicain pour y travailler. Ces morts, que les autorités locales ont ignorées en les considérant comme celles de prostituées contre qui la violence serait implicitement justifiée, sont en relation étroite avec l’économie des maquiladoras, qui fonctionnent avec une main-d’œuvre « flexible » et embauchent en priorité des jeunes femmes isolées : non seulement éloignées de leur famille mais empêchées de s’organiser politiquement car exclues des syndicats traditionnels, tenus par des hommes hostiles à leur présence au prétexte qu’elles ont des emplois précaires et font baisser le niveau des salaires. La vulnérabilité de ces femmes dans les zones frontalières doit ainsi être mise en rapport avec trois facteurs : l’exploitation de la main-d’œuvre dans les zones d’industries d’exportation, la participation des femmes à la main-d’œuvre loin de la sphère domestique et leur rôle croissant en tant que migrantes indépendantes (Nash, 2006 ; Wright, 2006). Les violences sexuelles sont également fréquemment utilisées contre les migrantes qui traversent la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Des agents des patrouilles frontalières violent, enferment puis relâchent des femmes surprises à traverser illégalement la frontière. Même si on ne peut parler dans ce cas d’expulsion directe de migrantes hors des États-Unis, les sévices sexuels constituent néanmoins un acte d’exclusion dans la mesure où ils fonctionnent comme une technique reproduisant d’une part les normes et les hiérarchies de genre et de sexe, de l’autre les divisions de race et de classe. Le viol inscrit sur le corps des femmes la marque indélébile de la frontière. Celle-ci est à la fois une frontière externe qui confirme et perpétue la différence entre « nous » et « eux », « citoyens » et « étrangers », et une frontière interne qui relègue les migrantes sans papiers au bas de l’échelle de l’économie américaine. Le viol joue ainsi un rôle dans la redéfinition des frontières nationales et dans le maintien d’un ordre social fondé sur l’exclusion (Luibhéid, 2002, p. 130).

Les sujets migrants transforment les limites de la citoyenneté et cassent la logique du politique.

Quand elle s’effectue en dehors des cadres approuvés par l’État, l’émigration des femmes donne lieu par ailleurs à des mesures juridiques répressives [3], comme le montre la migration des professionnelles du sexe en Europe. Depuis les années 1990, un nombre croissant de femmes en provenance des États d’Europe de l’Est, membres ou non de l’Union européenne, ont émigré vers l’Union européenne. Elles travaillent dans les services domestiques et de loisirs, dans l’agriculture et dans l’industrie du sexe. L’émigration dans le cadre du commerce du sexe est souvent assimilée à de la prostitution forcée et qualifiée de « traite », terme qui cache en fait, en les définissant comme « victimes », les projets personnels d’émigration de ces femmes. La rhétorique de la traite, fondée sur la dichotomie criminels/victimes, décrit des organisations de type mafieux qui asserviraient les femmes par la force ou par la servitude pour dettes. Elle s’appuie sur le dualisme prostitution volontaire/prostitution forcée, et présente les immigrées comme des victimes de la traite. Ce faisant, la traite assimile la prostitution forcée à la prostitution des immigrées, « racialisant » ainsi les catégories de prostitution libre et de prostitution forcée. Elle simplifie également l’opposition entre les prostituées « occidentales », supposées capables de mener leur propre barque, et les immigrées, prétendument victimes passives et abusées. Les mesures publiques se donnent alors pour but la protection des « victimes » de la traite, mais elles ne protègent pas celles des travailleuses du sexe qui se trouvent dans des situations d’exploitation. Plusieurs États de l’Union européenne ont ainsi mis en place des mesures de protection des victimes à court ou à long terme, englobées dans le concept normatif de « victimisation » qui comprend l’émigration forcée, la prostitution sous contrainte et l’exploitation économique. En Italie, par exemple, on oblige les femmes à quitter la prostitution et à participer à des programmes de réinsertion sociale. Elles sortent alors de la catégorie de victimes reconnues comme telles, perdant toute protection juridique et pouvant être expulsées (Andrijasevic, 2003 ; Crowhurst, 2007). L’existence de règlements concernant la « traite », fondés sur la distinction entre genres et l’absence de protection légale pour les prostituées, ont amené les chercheurs à conclure que la réglementation du commerce du sexe mène à des géographies d’exclusion grâce auxquelles les États contrôlent la moralité sexuelle et définissent les règles établissant ce qui est acceptable ou non (Sayeed, 2006 ; Hubbard et al, 2008).

Les lois sur l’immigration doivent être examinées du point de vue du rôle qu’elles jouent dans le maintien de l’hétéropatriarcat.

Contrairement à l’image qu’on pourrait se faire du libéralisme et du progressisme des États « occidentaux » dans le domaine de la sexualité des femmes et de leur accès au marché du travail et à la citoyenneté, on constate donc, en observant les politiques de regroupement familial et les pratiques de recrutement de la main-d’œuvre, que les lois sur l’immigration renforcent la dépendance et la vulnérabilité des migrants vis-à-vis des relations hétéropatriarcales et des structures réglementaires en vigueur (Reddy, 2005). Au travers des lois sur l’immigration, les États imposent certaines conditions au mariage et à la reproduction sociale, définissant du même coup certains comportements comme « déviants » et limitant en conséquence l’accès au territoire national de ces sujets (Manalansan, 2006, p. 321). Le contrôle des frontières et les lois sur l’immigration doivent par conséquent être également examinés du point de vue du rôle qu’ils jouent dans le maintien de l’hétéropatriarcat et de l’hétérosexualité comme norme, et l’établissement des lignes de démarcation entre ce qui constitue ou non l’homosexualité. La déviance par rapport aux normes de genre et de sexe a pour résultat le plus courant l’interdiction d’entrée ou de séjour sur le territoire national (i.e. l’expulsion) et d’accès à la citoyenneté (i.e. l’illégalité). Les lois sur l’immigration et sur les frontières sont un instrument privilégié de contrôle des normes de sexe et de genre, dans la mesure où elles distinguent les sujets qui mettent en danger la nation et ceux qui valorisent la citoyenneté (Alexander, 1994).

2. transformations de la frontière

Je voudrais maintenant examiner les limites du paradigme de l’exclusion sur lequel s’appuient les recherches féministes et queer sur les migrations. Ce paradigme fonctionne à partir de ce que nous pourrions appeler des présupposés « classiques » sur les frontières, le travail et la souveraineté. Or, sous l’effet des mouvements migratoires, ces notions ont subi des transformations majeures. La notion « classique » de migration se fonde ainsi sur la notion de frontière envisagée comme limite, bornant un État. Elle suppose un marché du travail, considéré plus particulièrement ici sous l’angle de la division sexuée entre production et reproduction. Enfin, elle repose sur la notion de souveraineté au sens de souveraineté des États. Mais cette grille de lecture devient de plus en plus inadéquate, politiquement et théoriquement, car elle perpétue la distinction entre le dedans et le dehors, et établit une corrélation stricte entre un État et son territoire.

Depuis longtemps, les frontières font la une des journaux et sont au cœur des discours des politiques sur l’immigration. On insiste en général sur le franchissement « illégal » des frontières et la menace qu’il représente pour la sécurité des États et pour le bon fonctionnement des lois sur l’immigration et le marché du travail. Le rôle des frontières dans le contrôle de l’immigration irrégulière est sans cesse réaffirmé, à travers le « grand spectacle du contrôle militaire des frontières » (De Genova, 2002). Les frontières du sud et de l’est de l’Europe, la frontière États-Unis/Mexique, les eaux septentrionales de l’Australie sont désignées comme autant de lieux où, s’exerçant dans toute sa rigueur, le contrôle des frontières permettrait d’appréhender les migrants clandestins. Les recherches ont beau avoir montré que si la majorité des migrants sont clandestins ce n’est pas tant pour avoir franchi les frontières de manière illégale que pour avoir vu leur visa expirer ou avoir dépassé les limites de leur permis de séjour, on ne se débarrasse pas si facilement de l’idée que le contrôle militaire des frontières a des effets positifs. Mais ce type d’image fige abusivement l’emplacement des frontières d’un État dans ses bords extérieurs, lie organiquement le contrôle de l’immigration à ses marges territoriales, et pose comme principe que l’État, et lui seul, est responsable de ses frontières. Il simplifie et représente de façon trompeuse les mouvements migratoires en les cantonnant dans l’espace frontalier, imposant l’idée que les migrants s’amassent « en dehors », aux frontières externes des États.

Les processus récents de mondialisation, dus en particulier à l’élargissement de l’Union européenne, ont bouleversé en effet le tracé et les raisons d’être des barrières frontalières (Walters, 2002). Alors que les premières études portant sur la mondialisation avançaient l’hypothèse d’une érosion des frontières, des études plus récentes ont montré qu’une conséquence de la mondialisation est d’avoir rendu les frontières moins localisées, plus disséminées et connectées entre elles. Elles sont moins vues comme des structures linéaires qui borneraient un territoire politique et délimiteraient un État à l’intérieur de leurs contours, que comme des zones, des rubans, des nœuds et des filtres. Les chercheurs parlent aujourd’hui de « frontières virtuelles » (Freudenstein, 2001), et de zones « indéterminées » (Bigo, 2003) ou « technologiques » (Rigo, 2005), caractérisant ces changements comme « prolifération » des frontières et « délocalisation du contrôle » : celui qui s’effectuait jadis aux frontières s’exerce maintenant sous des formes diverses et dans des lieux multiples. Citons entre autres les accords de réadmission, le système des visas, les sanctions visant les transporteurs, l’externalisation internationale des centres de détention, la coopération avec des pays tiers dans les procédures d’expulsion. En dépit de l’image de l’« Europe forteresse », les frontières ne sont pas infranchissables et ne sont pas non plus une démarcation géographique figée. Ce sont des espaces poreux et discontinus qui s’étendent à la fois au-delà et à l’intérieur des frontières traditionnelles, nous permettant de mieux comprendre comment leur prolifération et leurs processus de redéfinition masquent la distinction entre le dehors et le dedans (Mezzadra et Neilson, 2008) et les transforment en zones d’innovation des technologies de gouvernance des États (Rumford, 2006).

La prolifération des frontières a également modifié la notion de souveraineté territoriale, qui reposait, en droit classique, sur le lien indissociable entre la souveraineté et la loi, rompu aujourd’hui sous l’effet de la délocalisation. Cette rupture engendre une « discontinuité » de l’espace juridique qui aboutit à différents espaces administratifs où la souveraineté des États est partagée avec d’autres agents, ce que les chercheurs appellent une « souveraineté partagée », (Rigo, 2007) ou un « chevauchement des souverainetés » (Ong, 2006). Aux frontières il est aujourd’hui question de gestion bien plus que de contrôle (Andrijasevic, R. et Walters, W. 2010), avec des champs d’application hétérogènes qui englobent personnels, coopération internationale, partenariat avec les transporteurs et l’industrie, sans compter les marchandises, les individus, les données ou la capacité d’audit interne. Loin de prétendre que le territoire n’a plus rien à voir avec la frontière, ou que l’État n’a pas son mot à dire sur les flux d’entrée et de sortie du territoire, il s’agit plutôt de reconnaître que la souveraineté des États se transforme à mesure que la gestion des migrations implique des acteurs non-étatiques ou des agents intervenant dans le cadre de réseaux contractuels privé-public.

La transformation des frontières a des répercussions majeures sur le marché du travail et la composition de la main d’œuvre, et vice-versa. La citoyenneté est liée au marché du travail puisqu’un emploi salarié à plein temps est souvent la principale condition pour bénéficier de droits sociaux. Pour décrire les transformations actuelles du travail productif, les chercheurs utilisent la notion de « précarité ». Selon eux, le capitalisme n’est plus à même d’exploiter la division travail productif/travail reproductif comme moyen de créer de la valeur (Marazzi, 2007 ; Papadopoulos et al, 2008). Le travail devient de plus en plus subjectif, affectif, dépendant des relations sociales et de la communication (Berlant, 2007). Les expressions « féminisation du travail » ou « devenir-femme de la production » (Precarias a la Deriva, 2004) montrent que ce modèle met au centre un type d’emplois dit « travail reproductif », auparavant dévalorisés et réservés aux femmes. Le dualisme production/reproduction n’a pas pour autant disparu, mais il ne peut plus être entendu comme une simple expression de la division sexuée du travail. Cette évolution provient de la transformation du marché du travail d’une part, et du processus de production d’autre part, phénomènes tous deux affectés par les migrations. De nouveaux types de citoyens émergent, et des travailleurs dotés d’une nouvelle forme de subjectivité deviennent indispensables. Les deux phénomènes sont distincts, mais ils se renforcent mutuellement, et se placer dans la perspective des frontières pour étudier travail et citoyenneté permet d’illustrer certaines de ces transformations.

Plutôt que de faire l’hypothèse que les contrôles aux frontières empêchent les migrants d’entrer sur le territoire des États et d’y trouver du travail, on préférera voir les frontières comme des mécanismes facilitant les expulsions (De Genova, 2002), créant ainsi les conditions qui permettent d’inclure les migrants dans la main-d’œuvre « illégale ». Cette analyse contredit les postulats de l’administration selon lesquels l’illégalité n’est pas consubstantielle au système de migrations, et peut être gérée grâce au contrôle des frontières et à la réglementation des conditions d’embauche. Les migrants économiques doivent, pour accéder au marché du travail, passer par des programmes qui font le « tri » entre différents types d’offres de travail et définissent un cadre légal pour les migrations. Le système de points sur lequel reposent certains systèmes d’immigration, et la notion de compétences (voir infra), en sont une illustration. Mais la légalité de l’admission n’implique, de fait, ni celle du séjour ni celle de l’emploi, et vice-versa (Anderson, 2007). L’admission dans un pays, avec les papiers requis et par les voies officielles, ne garantit ni la stabilité ni la permanence d’un statut légal : on peut en être déchu ou y être réintégré. Contre l’idée selon laquelle l’admission et l’autorisation de séjour seraient un premier pas dans un processus d’intégration aboutissant obligatoirement au statut de citoyen, le fait qu’un statut (permis de séjour ou de travail) soit temporaire montre bien que la réglementation de l’immigration ne fonctionne pas comme un simple mécanisme d’inclusion ou d’exclusion, mais produit plutôt de la différenciation et une stratification des statuts légaux et des subjectivités. Or le genre et la sexualité sont essentiels pour comprendre cette dynamique (voir infra). La migration n’est pas vécue de la même façon par les différents sujets et ne peut pas être simplement envisagée de façon abstraite. Il faut prendre en compte la façon dont les autorités abordent le genre et la sexualité, mais aussi, et c’est peut-être plus important encore, la façon dont ces questions sont mises en jeu dans le projet des hommes et des femmes qui émigrent ; ainsi que la façon dont masculinité et féminité (indépendamment du genre) interfèrent à la fois dans leurs projets et dans les contradictions engendrées par les régimes discursifs et les normes juridiques qui régissent leurs vies (Mai, 2011).

Maintenant que les frontières, l’emploi et la souveraineté ne recoupent plus l’espace de l’État-nation, il faut dépasser le modèle de la souveraineté étatique, prendre en considération les changements intervenus dans l’organisation territoriale et institutionnelle de l’État, et voir en quoi cela affecte les relations de travail et les travailleurs eux-mêmes. La souveraineté transnationale ne fonctionne pas sur un modèle inclusion/exclusion, puisqu’elle régule des flux plutôt que des populations. Elle s’efforce de diminuer le flux de migrants et de réguler son intensité en tenant compte de la crise et de la reconfiguration des marchés de l’emploi. Alors que les populations peuvent être exclues ou incluses différentiellement dans l’État-nation, les flux migratoires sont reliés « organiquement » au fonctionnement interne des marchés de l’emploi et sont des éléments clés du processus de production. En d’autres termes, la souveraineté transnationale fonctionne de concert avec une réorganisation transnationale de l’emploi que l’État-nation ne peut réguler qu’en partie.

3. un élargissement du cadre d’interprétation de la migration des femmes

Croiser les recherches féministes et queer sur les migrations et l’analyse des transformations abordées plus haut permet d’élargir le cadre d’interprétation de la migration des femmes aujourd’hui. Je commencerai par m’appuyer sur deux exemples, le travail sexuel et l’asile, envisagés d’abord du point de vue de l’exclusion, puis réinterprétés dans le cadre des transformations que nous venons d’évoquer. Ce changement de perspective ouvre de nouvelles possibilités d’interprétation, permet de théoriser la diversité des identités et de mettre en lumière la sexualité et le genre comme enjeux stratégiques autour desquels se matérialisent les changements de nature du travail, du contrôle et de la citoyenneté.

l’exploitation sexuelle

Étant donnée l’attention toute particulière dont fait l’objet l’exploitation sexuelle, on a souvent assimilé la migration des femmes pour raisons de commerce sexuel à la traite des personnes. Cependant les études analysant la traite sexuelle du point de vue des migrations ont remis en cause la corrélation supposée entre l’exploitation sexuelle et le crime organisé. Ces mêmes études ont fait valoir que ce focus sur la traite masquait la convergence entre les politiques anti-traite et les politiques anti-immigration. Bien plus, elles ont amené à critiquer les instruments tels que le protocole de Palerme (mis en place pour contrer la traite) qui facilitent la coopération entre États dans la lutte contre l’immigration irrégulière plutôt que d’offrir protection ou dédommagements aux victimes des crimes ou aux immigrants en situation d’exploitation économique (Gallagher, 2001 ; Chapkis, 2003). Je propose ici une lecture plus nuancée du lien anti-immigration/anti-traite sexuelle, essayant d’y voir plus qu’un simple instrument d’exclusion ou d’inclusion des migrants rangés dans les catégories d’« agents » ou de « victimes ».

La réglementation de l’immigration ne fonctionne pas comme un simple mécanisme d’inclusion ou d’exclusion, mais produit plutôt de la différenciation.

Je prendrai l’exemple d’une femme venant de Moldavie, tiré de mon travail de terrain en 2000-2001 auprès de femmes venant d’États hors Union européenne qui avaient émigré en Italie grâce à des réseaux de « traite » afin de trouver du travail dans le commerce du sexe. Elle avait décidé de passer par les services d’une agence pour organiser son voyage, et avait quitté la Moldavie avec un groupe de dix autres femmes. Après avoir traversé en train la Roumanie et la Hongrie, elle fut interceptée par la police des frontières alors qu’elle traversait la frontière autrichienne à pied. Identifiée comme « victime de la traite » (i.e. d’une émigration forcée à des fins d’exploitation du travail), elle fut « secourue » et renvoyée chez elle. En réalité, elle fut brièvement maintenue en prison à la frontière autrichienne, puis transférée dans une prison hongroise et relâchée lorsqu’elle eut rassemblé assez d’argent pour payer elle-même son voyage de retour en Roumanie : argent qui lui fut donné par un émigrant du Pakistan arrêté comme irrégulier à la frontière. De là, elle finit par rentrer en Moldavie, et chercha à revenir en Italie par un autre moyen, payant à nouveau une agence. Quelques mois plus tard elle repartait, voyageant là encore avec un groupe de femmes. Elle traversa la Roumanie, la Serbie, l’Albanie, et atteignit l’Italie par bateau quelques mois plus tard.

Comme on peut le voir, l’arrestation et la détention, loin de l’empêcher d’arriver en Italie, l’ont poussée à changer de parcours, et ont accru la durée de son voyage. Chaque passage de frontière lui a coûté de l’argent (qu’elle eut à payer en faisant commerce de son corps), la rendant plus vulnérable, augmentant le coût de ses voyages, et donnant à ceux qui les avaient organisés plus de contrôle sur ses déplacements et sur son travail (Andrijasevic, 2003). Contrôle des frontières, interdiction d’entrée, détention et expulsion ne fonctionnent pas exclusivement comme des mécanismes d’exclusion, car ils n’empêchent pas forcément les mouvements migratoires, pas plus qu’ils n’y mettent fin. Ils ne font que les ralentir en multipliant les obstacles que doivent contourner les migrants (Papadopoulos et al, 2008). La durée joue un rôle croissant dans la régulation des migrations et de l’accès à la citoyenneté, comme le montre le processus d’élargissement de l’Union européenne et les délais d’intégration (Avery, 2009). Intégrer l’Union européenne ne donne pas aux ressortissants du nouvel État les mêmes droits au travail qu’à ceux des pays fondateurs. Les ressortissants des nouveaux États-membres n’ont la liberté de chercher du travail n’importe où dans l’Union qu’au bout d’un délai de deux à sept ans. Ce type de citoyenneté « sélective » retarde temporairement la pleine participation des nouveaux citoyens au marché du travail et permet un régime flexible d’« inclusion différentielle » distinguant les États fondateurs, les nouveaux membres et les États tiers (Rigo, 2007). Dans ce paysage politique en pleine mutation, les politiques contre la traite confortent la hiérarchie sur laquelle repose l’accès au marché du travail et à la citoyenneté dans l’Union européenne. La catégorie de « victimes de la traite » s’appuie sur une temporalité identique. Définies comme « blanches » d’après le stéréotype de « blondes-aux-yeux-bleus », et présentées comme des victimes innocentes, les femmes d’Europe de l’Est ne se distinguent pas, racialement, des autres femmes « européennes ». C’est précisément leur statut de « victimes » qui les différencie des « Européennes », et les caractérise comme n’étant pas encore tout-à-fait « européennes ». La catégorie de « victime de la traite » masque les conflits créés par la mobilité des migrantes, et la tentative de l’Union européenne de réglementer la circulation des migrants comme moyen de gestion d’espaces qui ne sont plus délimités par ses frontières extérieures. C’est autour du corps des femmes, et en particulier de la sexualité des migrantes, qu’ont lieu les luttes pour la redéfinition de la citoyenneté qui accompagnent la formation de l’espace européen élargi (Andrijasevic, 2007).

le droit d’asile

Dans son essai (Lubhéid 2006) sur la réglementation de la sexualité et le contrôle des migrations, Eithne Luibhéid prend le cas d’une femme nigériane en Irlande dont la demande d’asile, au motif de persécution liée à son sexe, fut rejetée. Elle reçut ensuite un avis d’expulsion, fit appel de cette décision en alléguant qu’elle était tombée enceinte, mais perdit en appel car le juge estima qu’elle avait fourni de fausses informations, qu’elle avait manipulé le droit d’asile pour obtenir une carte de séjour, et qu’elle était une « fausse » réfugiée, i.e. une émigrée économique. Eithne Luibhéid fait remarquer à juste titre que la sexualité reproductive des femmes est devenue entre les mains de l’État un outil pour contrôler les migrations, ainsi qu’un instrument permettant à l’État de redessiner les limites entre citoyens et non-citoyens. Au moment de ces faits, ce qu’on appelait le « tourisme de nationalité » a enflammé les esprits — des femmes venaient en Irlande pour y donner naissance à leur enfant — et conduit à un référendum qui a mis fin au droit du sol. L’auteur illustre ainsi comment les peurs associées à la sexualité des migrantes ont permis de rendre plus strictes les lois sur l’immigration (Luibhéid, 2006, p. 75).

La distinction entre « vrais » et « faux » réfugiés ressemble à celle entre « mariage de convenance » et « véritable amour », qu’on met souvent en avant en ce qui concerne les unions homosexuelles. Ces dernières années, plusieurs États européens ont adopté des législations qui reconnaissent le mariage homosexuel et ont enregistré des partenariats entre ressortissant(e)s et non-ressortissant(e)s de l’Union européenne. Toutefois, les responsables des services d’immigration ont couramment pour pratique de « vérifier » l’existence d’un lien amoureux entre deux partenaires pour éviter les mariages dits « de convenance », dont le but premier serait de donner accès au droit d’entrée ou de séjour. Au Royaume-Uni, par exemple, dans le cas de couples qui cohabitent, la règle officielle est de s’appuyer sur le modèle du mariage hétérosexuel, où les partenaires doivent apporter des preuves de leur cohabitation (Simmons, 2004). Du coup, même dans les pays qui ont adopté des législations reconnaissant le mariage et des partenariats (du type PACS) entre personnes du même sexe, la citoyenneté « sexuelle » reste fondée sur le modèle normatif du mariage et doit être étiquetée comme « véritable » relation d’amour entre deux personnes.

L’accent mis sur les droits des femmes à demander l’asile, en élargissant la catégorie de « réfugié » pour y inclure la persécution liée au sexe, ainsi que le droit des homosexuel(le)s à contracter un mariage, en étendant aux homosexuel(le)s les mesures prévues pour les hétérosexuels, sont tous deux fondés sur la logique de l’identité de genre et/ou de sexe. Mais, si l’on oublie un instant la politique des droits et de l’identité, on remarquera que l’impératif économique et la logique de marché sont de plus en plus prégnants dans les politiques qui régissent les migrations et la citoyenneté. Les catégories de « vrai » et de « faux » mettent en lumière les liens qu’établit l’État entre le statut légal et le travail, tout comme sa volonté d’affirmer son autorité sur la migration de main-d’œuvre en classant les migrants en « légaux » et « illégaux ». Ce dualisme simplificateur empêche de voir que les limites entre « illégalité » et « légalité » sont floues, et que l’illégalité est devenue une caractéristique structurelle des flux migratoires contemporains. Il est intéressant de noter que, de plus en plus, les migrants choisissent de demeurer illégaux plutôt que de demander l’asile (ECRE, 2007). Ce cadre binaire nous empêche également de comprendre à quel point les politiques d’immigration se sont diversifiées pour ajuster les flux migratoires aux besoins réels ou imaginaires de main-d’œuvre immigrée. Ce sont les systèmes d’immigration « à points » qui en sont l’expression la plus évidente. Ils sont organisés autour de la notion de qualification, et exigent que les migrants, pour se porter candidats à un emploi donné, aient un certain niveau d’expérience, un âge donné, viennent de certains pays, voire qu’ils n’aient pas d’enfants et qu’ils aient tel ou tel statut marital. La priorité donnée aux qualifications, alors même qu’elles restent liées au statut social et, dans une large mesure, au genre, engendre la diversification du statut juridique des migrants et la stratification des subjectivités. Pour prendre le cas des mariages entre personnes de même sexe, les gays et lesbiennes qui possèdent des compétences recherchées peuvent obtenir un permis de travail, en contournant les politiques restrictives sur le regroupement familial.

Loin de moi l’idée d’applaudir aux réformes néolibérales mêlant l’organisation du marché du travail à celle de la vie sociale et politique. Il s’agit plutôt de souligner comment les migrations modifient la souveraineté dans la mesure où elles remettent en cause ce que Barry Hindess a appelé une vue « internalisée » de la citoyenneté. Une telle position fait de la citoyenneté « une question concernant un individu et l’État auquel cet individu appartient » (Hindess, 2002, p. 136). L’immigration met en lumière l’influence croissante du marché sur la citoyenneté, et montre la nécessité de comprendre la citoyenneté non pas comme étant du domaine exclusif de la souveraineté mais comme faisant partie des modes supranationaux de gouvernement. La sexualité et le genre, en particulier, sont des révélateurs des contradictions nées des transformations de l’organisation du travail et de la souveraineté étatique.

***

Il y a eu jusqu’ici peu de convergence entre les études féministes et queer sur les migrations et les travaux sur la transformation des frontières, de la souveraineté et de la citoyenneté. J’ai tenté de lier ces deux champs de recherche pour élargir le cadre théorique et la pertinence des travaux universitaires féministes et queer sur les migrations, qui restent tributaires des analyses centrées sur le contrôle et qui abordent la question des frontières et des lois sur les migrations en termes d’exclusion. Les présupposés sur lesquels repose ce modèle interprétatif fondé sur l’exclusion, que j’ai appelés les présupposés « classiques » sur les frontières, le marché du travail et la souveraineté, ont tous connu des transformations majeures dont on trouve la trace dans les concepts de « délocalisation des frontières », « multiplication du marché du travail », et « souveraineté partagée ». Ces termes marquent la rupture du lien entre l’État et son territoire, et du lien entre travailleur et citoyen sur lesquels sont fondés la logique du dedans et du dehors, la division genrée du travail et le modèle intégrateur de la citoyenneté.

L’émergence de ces « assemblages » complexes (Sassen, 2006) et le fossé qui se creuse de plus en plus entre l’État et la citoyenneté amènent une prolifération de situations individuelles qui n’entrent plus dans le cadre de la dichotomie inclusion/exclusion. Si des caractéristiques importantes de la citoyenneté ont changé, il nous faut alors considérer que la dimension subjective de la citoyenneté a elle aussi changé. Comme je l’ai montré à travers les exemples de la traite sexuelle, du droit d’asile et du mariage entre personnes du même sexe, l’importance des expériences subjectives des migrants vient du rôle qu’elles jouent pour redessiner les contours du politique. Les migrants « irréguliers », que Sassen appelle « non autorisés mais reconnus », contestent et redéfinissent les frontières de la citoyenneté en réclamant le droit à la mobilité, au séjour et à l’emploi (Sassen, 2006, p. 296). En réclamant ces droits, ils ne peuvent plus être considérés comme « autres » par rapport aux citoyens, mais doivent plutôt être vus comme des sujets politiques s’engageant dans des « actes de citoyenneté » (Isin, 2008).

En conclusion, j’ai souhaité démontrer que la stratification des expériences personnelles à travers des modes de régulation complexes indique bien la nécessité d’élargir l’analyse de la capacité d’agir au-delà du cadre oppression/résistance, afin de porter une plus grande attention aux positions multiples et potentiellement contradictoires qu’occupent les sujets migrants. Il faudra donc, dans les recherches à venir, problématiser une lecture de la capacité d’agir en termes d’opposition à des structures normatives, et essayer de comprendre ce qui fait que des individus identifient certaines situations personnelles et/ou leur résistent, et, au travers de ces expériences, se construisent une identité. L’investissement personnel et l’imagination jouent ici un rôle crucial. Si les chercheurs veulent comprendre les positions multiples qu’adoptent les sujets migrants, il faut théoriser le rôle de la projection imaginaire, du désir et de l’investissement inconscient dans l’attitude adoptée (Moore, 2007). Un cadre d’analyse organisé à partir du genre et de la sexualité est le plus à même d’offrir une interprétation nuancée des nouvelles expériences personnelles des migrants et des transformations politiques qu’elles entraînent.

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Post-scriptum

Rutvica Andrijasevic enseigne à l’université de Leicester. Elle est également l’une des fondatrices du réseau transnational européeen nextGENDERation et membre du collectif interdisciplinaire de la Feminist Review.

La traduction de l’anglais de cet article, initialement paru dans Subjectivity (vol. 29.1, déc. 2009) a reçu le soutien de la Région Île-de-France.

Notes

[1Étaient dispensés de cet examen les citoyens des États-Unis, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Canada, du Japon et de Suisse, www.msnbc.msn.com/id/11842116.

[2Ndlr : l’inclusion différentielle pointe que personne n’est complètement exclu d’un espace national mais il qu’il y a des manières différenciées d’être inclus, et donc des hiérarchies au sein des espaces. On peut se référer à l’entretien avec Sandro Mezzadra publié dans ce numéro.

[3Il est intéressant de noter que, lorsqu’elles sont imposées par l’État, certaines situations et solutions considérées comme déviantes sont autorisées, voire encouragées. Au plus fort de la construction de l’État-nation dans les colonies, l’embauche de prostituées était vitale pour maintenir l’ordre (hétéro)sexuel et social, pour contrôler la sexualité masculine et accroître la productivité. C’est ainsi qu’au milieu du XIXe siècle les administrateurs de l’un des plus importants établissements pénitentiaires des Iles Andaman (dans le golfe du Bengale) ont embauché des prostituées de la même origine que les prisonniers (hindous, sikhs et musulmans), et ont introduit des programmes de migration familiale pour empêcher la sexualité entre détenus, encourager les mariages hétérosexuels, et ainsi maintenir un niveau élevé de production d’huile de palme. À la même époque, le gouvernement des Indes a introduit un quota de femmes sur les bateaux transportant travailleurs et travailleuses sous contrat, dans l’idée que la présence accrue de femmes stabiliserait les relations entre les sexes et favoriserait la productivité économique des travailleurs mâles.